« La pomme est mûre, je répète… »
by jjj • 2 février 2017 • Textes à lire • 0 Comments
Texte publié dans le recueil « La Paradis en toutes lettres », éditions La Maison bleue (hors commerce), paru en novembre 2016
« La pomme est mûre, je répète… »
- Bonjour, je m’appelle Adam. J’ai peu de temps à vous accorder parce qu’il vient de se produire ici quelque chose d’épouvantable !
- Ne vous inquiétez pas, je ne fais que passer, je n’abuserai pas de votre temps.
- Vous êtes un ange !
- Oui, je fais partie de la cohorte de Michel, premier bataillon, premier escadron.
- L’élite !
- Oui, Adam, l’élite… Nous sommes sept, et nous apprenons à jouer de la trompette.
- De la trompette ?
- Oui, on nous a dit que ça pourrait servir, au cas où…
- Au cas où quoi ?
- Je ne sais pas, on nous le révélera bientôt…
- ἀποκάλυψις ?
- Quelque chose comme ça, oui. Mais, dites-moi, Adam, vous m’avez affirmé qu’il s’était passé quelque chose d’épouvantable ici ?
- Oui…
- Eh bien, je me demande si ça n’a pas un rapport avec ce que je viens de vivre et de voir, moi, à l’aube encore toute chaude du début du monde.
- Et qu’avez-vous vécu et vu, mon ange ?
- J’ai vu une grande agitation dès l’aurore, parmi les bestioles et bestiaux quasiment tout neufs qui peuplent la terre depuis le cinquième ou le sixième jour, je ne sais plus ; j’ai vu sur leur tête comme un vieillissement soudain, j’ai vu leur air farouche ; j’ai vu dans les eaux les poissons qui y grouillent devenir laids et malodorants. Et je me suis dit que ce n’était pas bon.
- Effectivement, ça ne sent pas bon, tout ça…
- Et enfin, pendant que je commençais à souffler dans ma trompette pour la prochaine répète, j’ai vu Michel surgir, surexcité, les yeux incandescents, il courait dans tous les sens, il a pris sous chaque bras une douzaine de lances et il a disparu au triple galop…
- Vous avez une idée de ce qui a, de la sorte, agité votre מיכאל ?
- Ecoutez, Adam, ce n’est vraiment pas le moment de jouer les prétentieux, on sait que vous possédez toutes les langues, mais pour nous, ce מיכאל, ça reste de l’hébreu !
- Ne vous fâchez pas, mon ange, tout à l’heure, quand vous saurez tout, vous me plaindrez… Alors, pourquoi Michel a-t-il soudain foncé dehors ce matin ?
- Eh bien, il paraît que les dragons sont devenus fous !
- C’est bien ce que je pensais, c’est ma faute, c’est notre faute…
- Il en a terrassé un, deux, trois, en dix minutes. En une heure, il en avait vingt-quatre d’embrochés ! Il est revenu chercher des lances… Et il m’a dit, avant de repartir comme une flèche : « Les serpents n’arrêtent pas de rire, ils ne sifflent plus, ils rient, et en plus, ils m’ont mordu au talon ! »
- C’est bien ça, c’est notre faute…
- Quelle faute ?
- Hier soir, c’est arrivé hier soir…
- Vous pleurez, Adam
- Oui, c’est la première fois que je pleure, je viens de me faire rouspéter par אֱלֹקִים !
- Par Michel ?
- Mais non, voyons, mon ange, vous voyez bien que ce ne sont pas les mêmes caractères, et que vous ne lisez pas dans le bon sens. Il va falloir vous y mettre, à l’hébreu, si vous voulez monter en grade…
- Je sais, je me suis inscrit en hébreu hier matin, avec options grec et latin, j’ai commencé hier soir, je sais déjà écrire mon nom : גבריאל. Ça plus la trompette, je n’ai plus une minute à moi.
- Ah ! Gabriel, vous vous appelez Gabriel ! Vous avez de la chance, j’ai lu dans l’un des grands livres que vous allez faire une rencontre extraordinaire…
- Ah bon ?
- Oui, mais ce n’est pas pour demain… Sachez quand même qu’elle est magnifique : un doux visage très humble, d’une soumission poétique, romantique, elle vous dira oui à tout. Elle porte une robe blanche et une ceinture dorée…
- J’en suis ravi ! Si vous me disiez maintenant ce qui s’est passé d’épouvantable pour vous, on papote, on papote, mais il y en a qui s’impatientent…
- Oui… Donc, je vous explique : depuis je ne sais pas combien de temps, je vis avec ma femme ici, dans le paradis. Tout va bien, les animaux sont gentils, on discute avec eux, c’est agréable. Avant-hier encore, je parlais avec des veaux, ils sont heureux, béatement heureux, ils viennent d’élire leur roi, le roi des veaux, et ils sont tout contents ! Ils bêlent très fort, d’une même voix, comme lors des grands soirs de réjouissances…
- Ils bêlent ?
- Oui, ils bêlent comme des moutons, mais leur roi les persuade qu’ils meuglent, et ils le croient ! Ce sont des veaux ! N’est-ce pas merveilleux ?
- Et vous n’êtes pas tentés, parfois… je veux dire une côtelette, un rôti de veau… Non ?
- Non ! Ah non ! Ici, on est végan, c’est dans le cahier des charges : « אֱלֹקִים dit : ‘’Je vous donne toutes les herbes portant semence qui sont sur toute la surface de la terre, et tous les arbres portant des fruits qui ont semence : ce sera votre nourriture’’ ». On a respecté scrupuleusement ce «Genèse, I – 29 », et pourtant, ce matin à l’aube, on s’est fait laver la tête, mais bien !… Enfin, il faut peut-être raconter ce qui s’est passé hier soir… Regardez, là-bas…
- Le pommier ?
- Oui…
- Eh bien ?
- Eh bien hier soir, ma femme, qui taillait une bavette avec un petit serpent qu’elle portait en sautoir, m’appelle « Adam, Adam ! » « Oui, Eve ? » « Mon petit reptile vient de me dire un truc à l’oreille, viens, je vais te le répéter parce qu’il ne faudrait pas que אֱלֹקִים l’entende… » « Oui, que t’a-t-il dit ? » « La pomme est mûre, je répète, la pomme est mûre » « Oui, bon, alors, on le voit bien qu’elle est mûre, c’est tout ? » « Non, le message comporte une deuxième partie : ‘’Si tu manges la pomme, אֱלֹקִים tu dégommes !’’ Je répète ? » « Non, ce n’est pas la peine, allez, on goûte ». Je n’y ai pas cru un instant à cette histoire de ‘’Si tu manges la pomme, אֱלֹקִים tu dégommes !’’, pas une seconde !
- Et vous n’avez pas pensé aux pépins…
- Trop tard, le trognon est resté coincé dans ma gorge quand j’ai compris la bourde énorme qu’on venait de faire. Tenez, touchez là, vous la sentez cette proéminence laryngée, sur ma trachée ? Eh bien c’est ce fichu trognon… Et j’ai bien l’impression que toute ma descendance…
- Forcément ! Adam, et ADN, ça commence pareil…
- L’erreur majeure, la faute originelle ! אֱלֹקִים nous avait interdit, mais alors in-ter-dit de toucher à ce fichu pommier. Quand il a vu, ce matin, qu’on avait désobéi, il nous a cherchés partout. On se cachait, parce que dans « Genèse, 3-7 », il est écrit : « Ils connurent qu’ils étaient nus ; ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes » C’est ce qu’on a fait, on en a même fabriqué plusieurs pour pouvoir en changer. C’est notre premier travail, nos premières économies en quelque sorte… Voulez-vous les voir ?
- Ils sont dans cette caisse ?
- Oui, c’est la caisse des pagnes, ils y sont en sécurité ! Pour en terminer, אֱלֹקִים s’est mis dans une colère indescriptible, il donnait des coups de pieds dans toutes les herbes portant semence, et tous les arbres portant des fruits qui ont semence, conformément aux écritures. Et il nous a mis à la porte ! On a tout perdu !
- Pauvre, pauvre Adam !
- Tout perdu ! par exemple, on voulait voyager, on s’asseyait dans un fauteuil et hop quinze heures après, on était au bout du monde ! C’est fini ! On voulait se parler à dix mille kilomètres de distance, אֱלֹקִים nous avait bricolé une petite boîte avec un écran, et hop, on se voyait et s’entendait à dix mille kilomètres de distance ! Eh bien, c’est fini aussi, il nous a tout confisqué ce matin ! Et pour la santé, pareil, tout était gratuit ! Par exemple, j’ai eu un problème de nombril, oui, quand je suis né, je n’en avais pas. Pas de problème a dit אֱלֹקִים! J’ai bénéficié des meilleurs soins possibles et maintenant, je peux passer mon temps à me regarder le nombril, comme tout le monde ! Et pour…
- Oui, pour ?…
- Euh… pour ce qui est de…
- Oui, Adam ?
- Tac-tac… Enfin, vous voyez…
- L’acte de reproduction qui fait que l’homme, dans la femme, par la voie…
- Oui, bon, tout le monde a compris. Eh bien, juste après nous être fait rouspéter, on a voulu voir si ça marchait encore…
- Et alors ?
- Ça marche, mais ça dure très peu de temps, alors qu’avant c’était tout le temps, mais alors tout le temps, sans arrêt !
- Vous voulez dire un état d’orgasme permanent ?
- Oui, jour et nuit, à chaque seconde ! Vous imaginez !
- Un peu, oui ! Et maintenant ?
- Maintenant, c’est peanuts ! Quand je vous dis qu’on a tout perdu… אֱלֹקִים nous a donné notre nouveau programme : suer, bosser, suer, bosser, souffrir, mourir, et voilà !
- Je comprends maintenant pourquoi les serpents rigolent et mordent au talon, ils vous savent faibles, l’esprit du mal triomphe ! Ils sont sûrs que vous êtes capables de croire n’importe quoi, pourvu que ce soit bien dit ! Ils ne s’en priveront pas ! Ouh là là… l’humanité qui vient, ça ne va pas être triste ! Mon cher Adam, bonne chance à vous, mes hommages à Eve. Je vous quitte. J’ai trompette !
Jean-Joseph Julaud, juin 2016