• Camarón…

    by  • 18 janvier 2016 • Romans, Textes à lire • 0 Comments

    Figuier

    Figuier

    Camarón, début du chapitre XV

    Extrait du roman « Camarón », publié en 2008 aux éditions du cherche midi

     

     

    –          « La femme donc voyant que le fruit de l’arbre était bon à manger, et qu’il était agréable à la vue, et que cet arbre était désirable pour donner de la science, en prit du fruit, et en mangea, et elle en donna aussi à son mari qui était avec elle, et il en mangea. Et les yeux de tous deux furent ouverts ; ils connurent qu’ils étaient nus, et ils cousirent ensemble des feuilles de figuier, et s’en firent des ceintures »… Vous voyez, colonel Angel Lucido Cambas, j’ai raison ! Les feuilles qu’utilisent Adam et Eve pour cacher leur nudité, ce sont des feuilles de figuier, et non des feuilles de vigne !

    –          Votre bible, colonel Milan, d’où vient-elle ? Les traductions, parfois…

    –          « Sainte Bible qui contient Le Vieux et Le Nouveau Testament, revue sur les originaux, par David Martin, ministre du Saint Evangile à Utrecht » Et c’est édité à New York, par Société Biblique Américaine. La présente édition date de 1856, elle a sept ans…

    –          Des feuilles de figuier… Pourtant, je vous assure, colonel Milan, qu’à Florence, lorsque j’ai visité la chapelle Santa Maria del Carmine, la fresque de Masaccio montre un Adam et une Eve dont la nudité est masquée par une feuille de vigne !

    –          Oui, colonel Angel Lucido Cambas, mais vous n’êtes pas sans savoir, mais plutôt, apparemment, vous n’êtes pas sans ignorer que la fresque, peinte en 1425, par Masaccio, fut jugée « répugnante » par le dévot Cosme III de Médicis, en 1680 ! Et savez-vous ce qu’il a ordonné ?

    –          Peindre des feuilles de vigne ?…

    –          De vigne… oui, et non de figuier !

    –          Pourquoi ?

    –          Ah ! Colonel, la dévotion n’a jamais été mère de culture… Peut-être qu’un jour on parviendra à effacer de la fresque ces feuilles répugnantes…

    –          C’est étrange, colonel, cet énorme figuier qui nous donne son ombre ce matin, tout près de votre tente à trois mâts… Eh bien, d’après la mesure de son tronc, je pense que la graine qui lui a donné naissance a éclos dans cette terre vers la fin du XVIIème siècle, disons 1680, l’année même où Cosme III de Médicis faisait installer son erreur sur les fresques de Masaccio…

    –          Etonnant, en effet…

    –          Oui… Étrange, colonel…

    Une sorte de gêne venait de sourdre, d’on ne savait où. Souvent, il en est ainsi de ces conversations oiseuses, passées au vernis de la culture contemplative, et qui s’acheminent tout doucement dans l’impasse. Quel rapport pouvait-il exister en effet entre une graine de figuier qui germe au nord de Veracruz au XVIIème siècle et la bigoterie de Cosme III de Médicis ?

    Le colonel Angel Lucido Cambas tripotait nerveusement la feuille de figuier qui avait servi de point de départ à cette conversation désormais enlisée. Il lui en voulait. Il commença à la déchirer, méticuleusement, se revoyant dans la chapelle Santa Maria del Carmine, entre ceux qu’il considérait alors comme son père et sa mère, un couple de la haute bourgeoisie française qui l’avaient accueilli à Paris et assuraient son éducation. « Qu’y a-t-il sous les feuilles ? » s’entendait-il encore demander à ses parents adoptifs. « Sous les feuilles de vigne ? » Finalement, ce matin-là, tout ce silence embarrassé au pied du figuier bordant un vaste espace délimité par un muret blanc et constituant le quartier général du colonel Milan, c’était leur faute…

    Cambas avait laissé cette gêne l’envahir car elle en couvrait une autre, insupportable : il allait lui falloir combattre des Français puisque le convoi aux dix millions en or était attendu à Soledad, et de Soledad allait partir vers le Chiquihuite. C’est entre ces villages que l’attaque était prévue. Qui donc étaient les passagers des deux diligences en tête et en fin de convoi, qu’il était prévu de massacrer d’abord ? Dans l’une, auprès d’un architecte et d’un ingénieur des Mines, était signalée la présence d’un couple de Français arrivant de Paris, pour affaires. Et si c’était… « Si c’était mon père et ma mère adoptifs… » pensa Cambas. Puis, à voix haute, il ajouta :

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    Jean-Joseph Julaud – Extrait du roman « Camarón », publié en 2008 aux éditions du cherche midi

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