• Couleur

    by  • 25 novembre 2016 • Le JJJ du jour • 0 Comments

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    Article écrit pour la revue médicale du groupe Edimark

     

    Couleur

    « La mer est en bleu entre deux rochers bruns.

    Je l’aurais aimée en orange

    Ou même en arc-en-ciel comme les embruns

    Étrange »

     

    1. Georges Pompidou, président de la République, maintient ferme la barre du vaisseau France qu’il gouverne, une France bousculée, chahutée par le premier choc pétrolier, point encore consciente que les trente années qu’elle vient de vivre seront appelées « glorieuses » par l’économiste Jean Fourastié – et que les trente années qui suivent seront baptisées « piteuses » par l’énarque et normalien Nicolas Baverez, expert en sciences sociales – et en épithètes. Autour de Pompidou, passionné d’art, esthète aux goût sûrs, gravitent toutes sortes de créateurs parmi lesquels un poète et chanteur : Guy Béart. C’est lui qui, en cette année 1973, formule en chanson ce vœu et ce refrain que reprend la France entière, pendant des semaines, des mois : « Je voudrais changer les couleurs du temps. La mer est en bleu… », avec des couplets qui ensoleillent chaque instant :

     

    « J’ai brossé les rues et les bancs

    Paré les villes de rubans

    Peint la Tour Eiffel rose chair

    Marié le métro à la mer »

     

    « Couleurs, vous êtes des larmes, couleurs, vous êtes des pleurs » nous avait-il fredonné, grave, prophétique, cinq ans plus tôt. Il auscultait le cœur du mot. Peut-être savait-il qu’on y trouve la très ancienne racine indo-européenne « kel », et que ce « kel » signifie couvrir, cacher. « Kel » a donné « cellule », la « cellula », la chambre en latin, devenue vers 400, la loge où l’on met à l’ombre, où l’on cache le prisonnier.

     

    « Kel » a produit aussi le mot « celle » qui désigne une chapelle, un petit monastère où l’on se met à l’écart du monde. Ainsi sont nés ces noms de villages ou de villes portant sans le savoir aujourd’hui, la marque du spirituel : La Celle-Saint-Cloud, Selles-sur-Cher…

     

    Le plus étonnant est à venir : la racine « kel » est au cœur du mot « couleur ». Pourquoi ? Parce que la couleur recouvre, cache l’objet, la chose, mobile ou immobile dans la lumière du jour – la nuit, on le sait et on le dit, tous les chats sont gris ; et par nuit noire, bien malin qui pourrait affirmer que telle fleur, telle étoffe, telle chevelure, deviendra au matin « brune, blonde ou rousse » comme dans un tercet de Verlaine.

     

    Le plus inattendu, le voici : en ces jours où l’afflux de personnes déracinées, malmenées, menacées dans leur chair par la guerre affluent vers des pays d’accueil, on parle de réfugiés, mais aussi de clandestins. Ce mot « clandestin » porte en son début et sous forme abrégée la racine « kel ». Le « kelandestin », c’est celui qui se cache, celui que l’on cache comme se cachaient les résistants, les clandestins de la Seconde Guerre Mondiale.

     

    « Couleur », « clandestin », étrange parenté, étonnant cousinage de deux termes qui sillonnent l’actualité dont on espère qu’elle ne s’infléchira pas vers le descendant grec de « kel » : l’apocalypse – de « apo » – préfixe négatif – et kaluptein – cacher, envelopper, l’apocalypse dévoilant la fin des Temps dans le Nouveau Testament, mais ayant acquis aujourd’hui le sens de catastrophe comparable à la fin du monde.

     

    Guy Béart s’en est allé en septembre 2015. Dans certaines mémoires, sa chanson valse encore, mais s’achemine doucement vers le statut de clandestine. Ses couleurs s’effacent, se cachent dans l’amnésie collective, à moins que… À moins que, par la magie des technologies du jour, on remette dans les têtes qui s’attristent de tout, la mélodie que fredonnait même Pompidou (lala lalala lalala lala…), couleur de grand soir, de jours meilleurs, apocalypse du bonheur :

     

    « Je voudrais changer les couleurs du temps,

    Changer les couleurs du monde

    Les mots que j’entends seront éclatants

    Et nous danserons une ronde

    Une ronde brune, rouge et safran

    Et blonde ».

     

    Jean-Joseph Julaud

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