• « Le magasin de grammaire », nouvelle, décembre 1975

    by  • 3 septembre 2016 • Textes à lire • 0 Comments

    C’était un petit magasin de grammaire ainsi qu’on en voit peu de nos jours...

    C’était un petit magasin de grammaire ainsi qu’on en voit peu de nos jours…

    Du 10 au 28 juillet 2008, au Festival d’Avignon, sous le titre « Elle était une fois », la troupe des Maringouins a joué une adaptation scénique de la nouvelle « Le magasin de grammaire »

    LE MAGASIN DE GRAMMAIRE

    I

    C’était un petit magasin de grammaire ainsi qu’on en voit peu de nos jours. Il avait conservé tout le charme et le parfum noueux des vieilles salles de classe dont il avait été une sorte d’antichambre. Ses rares clients aimaient pouvoir y trouver encore tout ce qu’il fallait pour confectionner un beau texte, une belle lettre.

    Tout y était merveilleusement rangé : les virgules dans de petites boîtes ainsi que toutes sortes de points ; les verbes y étaient classés par groupes et du vocabulaire en tout genre était disposé sur des rayons à plusieurs niveaux de langage. On pouvait s’y procurer aussi du masculin et du féminin au détail, du pluriel et du singulier. Rien ne manquait dans cette petite quincaillerie de mots et la propriétaire, Madame Céodé, s’y plaisait derrière son comptoir à fabrique, entre deux clients exigeants, des propositions artisanales très recherchées dans lesquelles elle glissait une fonction compliquée avec le plaisir naïf d’un pâtissier qui dissimule la fève dans une galette des rois.

    De temps à autre, Madame Céodé s’accordait un moment qu’elle allait chercher dans l’arrière-boutique. Là, elle sortait loin des regards, sa boîte à secrets, cachée sous une pile d’années ternies, les siennes. Et depuis quelque temps, un vieux secret jauni sortait presque tout seul de cette boîte. Madame Céodé craignait même qu’un jour il vînt à son comptoir s’étaler devant un client qui, pour sourire à l’aise, disparaîtrait quelques secondes sous ses prudes paupières. C’était un secret souvenir qui allait avoir vingt ans. À cette époque, Madame Céodé était encore un pronom personnel qui rêvait de trouver un conte pour se couler à jamais dans son histoire. Des textes s’étaient présentés, mais elle les trouvait trop longs, trop courts ou mal tournés. Cela, c’était la première face du secret.

    En le retournant, elle pouvait voir encore les traces d’anciennes larmes tombées dans des poèmes infirmes qui les avaient mal contenues. Et elle se rappelait : c’était en ces jours de longue attente devant un miroir à printemps. Sur sa table en hêtre était ouvert un coffret rempli de lettres parfumées. À travers cet alphabet en couleurs elle essaya de former le mot poésie que lui renvoyait le miroir. Il lui fallut des heures pour comprendre qu’elle n’y parviendrait pas. Alors elle forma d’autres mots approchants qu’elle voulut écrire en vers. Mais tous résistèrent à ses tentatives. Trop longs, trop courts ou mal tournés, les vers se brisaient avant d’être terminés. Les lettres s’épuisaient, devenaient ternes, ainsi que la lumière dans le miroir à printemps. Et sa voix même n’y trouva pas d’écho. Quand elle referma son coffret, elle se rendit compte que les heures s’étaient rassemblées d’elles-mêmes en années qu’elle rangea dans les regrets du grenier et le miroir s’était éteint. C’était cela l’autre face du secret.

    Depuis ces jours, elle avait compris la vanité du conte et le danger de la poésie. Un présent lui avait offert son temps dans une phrase toute simple, elle y était entrée et devenue l’objet, Madame Céodé pour l’État Civil. C’est à cette époque qu’elle avait installé son magasin de grammaire, mue par le désir secret d’y découvrir un jour le mystère des mots, de les prendre à revers et de les forcer à la conduire à la poésie qu’elle n’avait pas oubliée malgré les doses de sagesse qu’elle prenait quotidiennement. Et c’est cette accoutumance à la sagesse qui avait réveillé le danger.

    Après avoir vraiment essayé de rallumer le miroir à printemps, elle avait fait venir un nécessaire de prosodie qu’à cause des paupières, elle avait caché sous son comptoir. Et aussi souvent qu’elle le pouvait, elle en sortait alexandrins, césures, octosyllabes purs, les moules à sonnets, les moules à menus quatrains et des rimes bien faites, des parfums de matin, distillés pour poètes. Et inlassablement, elle essayait des mots mais jamais encore la lumière n’en était sortie, jamais ils ne lui avaient renvoyé son image et lorsque, fatiguée de ces cadres austères, elle rangeait son nécessaire, c’étaient des vers brisés qu’il contenait, comme l’autre face du secret. Même le vers sans pied, dit « vers libre », qui venait de sortir et qu’elle avait fait rentrer en quantité, l’avait laissée aveugle comme une forêt sans arbre.

    Désespérée, elle avait fait venir plusieurs représentants en sentiments. Le premier était un représentant en joie qui, sur un présentoir de velours lui proposa une gamme complète qui allait de la satisfaction ordinaire à l’exultation et il se proposa de lui montrer chaque déclic les provoquant. Elle dut lui donner des claques pour le raisonner, au moment où arrivait le représentant en peine. Il chercha longtemps où s’asseoir en faisant le tour du magasin, évitant soigneusement la cage aux mots frivoles. Puis il vint s’asseoir enfin et déposa sa lourde fatigue à côté de lui. Il aligna sur le comptoir ce qu’il appela des « vocables pour la tristesse ». Il soupesait ses mots en les déposant mais Madame Céodé qui n’aimait pas la tristesse en choisit un seul, l’  « oubli » pour soulager la peine de cet homme et persuadée qu’il lui servirait un jour.

    C’était un échec, les sentiments eux aussi lui refusaient la poésie. À partir de ce moment, elle sentit quelque chose de lourd qui ressemblait au bagage de l’homme de peine et qui lui écrasait l’âme. Cela dura, dura. Le matin, elle oubliait d’accrocher le soleil dans son magasin ; le soir, elle perdait de plus en plus souvent le sommeil qu’elle avait mis de côté, et dans la journée, elle voyait la vie en douleurs. Cela dura jusqu’au soir où, son sommeil errant quelque part sans qu’elle pût le rattraper, elle décida de pénétrer dans le magasin pour y faire un inventaire. Elle commença par un casier sans fond où avaient été déposés ses jours à l’ouverture du magasin. Elle en compta quelques-uns et déjà épuisée, se dirait qu’ils ne serviraient plus à rien ni à personne. Elle décida alors d’y mettre fin et arrêta là son inventaire.

    Lorsqu’elle se réveilla longtemps plus tard dans un lit blanc d’hôpital, elle fut heureuse d’avoir retrouvé le sommeil. Son époux présent, devenu un passé composé qui avait une petite place d’auxiliaire aux faits divers, n’avait rien compris à cette histoire d’inventaire de poésie. Il lui parla du futur qu’elle portait en elle et qui deviendrait vagissant au printemps. Il lui dit combien il espérait ce participe présent pour lequel il avait donné à leur phrase une tournure active. Il était venu avec beaucoup de raisons d’espérer, et elle espéra. Elle espéra jusqu’au printemps où elle donna le jour à son image au bout de ses deux bras tendus dans le soleil.

    Quand elle put retourner au magasin, rien n’avait changé, tous ses mots étaient là, intacts. L’enfant du printemps ne tarda pas à jouer avec eux et elle s’en amusa. Il les apprivoisait syllabe par syllabe et souvent les déguisait, ce qui faisait faire aux clientes des provisions de rires attendris. En ces jours-là, Madame Céodé fut heureuse. Elle était persuadée d’avoir trouvé la poésie dans cette image d’elle-même qui était déjà bien trop grande pour cadrer dans le miroir de jadis.

    À l’école, l’enfant devint un plus-que-parfait, toujours inscrit au tableau d’excellence. Et pendant tout ce temps, Madame Céodé ne compta pas les années qui s’accumulèrent encore. Elle ne le fit que le soir de désespoir où, à la place de l’enfant, rentra un homme qui demanda sa liberté. Et il fallut la lui donner, ce qui fit un grand vide dans le magasin. Longtemps, Madame Céodé attendit celui qui avait emporté ses espoirs pour aller vivre dans une lointaine géographie où il était devenu en quelques temps, un conditionnel passé utopique, sans avenir et sans argent.

    Puis elle n’attendit plus. C’est à partir de ce moment qu’elle se consola en confectionnant des propositions artisanales très recherchées entre deux clients exigeants et qu’elle ouvrit de plus en plus souvent sa boîte à secrets ; jusqu’à ce qui dut être le dernier soir.

    II

    Ce soir-là, le magasin de grammaire ferma plus tôt qu’à l’accoutumée. Madame Céodé, son cabas rempli de vocabulaire digeste regagna sa phrase tranquille où sommeillait déjà celui qui était devenu un Imparfait. C’était maintenant un gros indicatif qui travaillait dans un atelier de description. Chaque soir, il en rentrait si fatigué que Madame Céodé pouvait à peine lui parler. Comme d’habitude, elle se prit à rêver au temps où son mari était ce présent plein de futur, impératif parfois, mais cela lui avait plu, en ces jours où elle lui avait offert son passé simple pour qu’ils conjuguent leurs destinées.

    Ce soir-là donc, Madame Céodé fit réchauffer sa nostalgie, un peu trop cependant car elle avait goût de tristesse. Elle s’accorda quelques larmes avant de dévorer trois faits divers enveloppés dans un papier journal. Puis elle rejoignit son imparfait qui, entre deux soupirs, lui demanda :

    « Que faisais-tu ? »

    Elle ne répondit pas et sombra dans un sommeil où tintinnabulèrent bientôt des virgules volantes dans un texte rose et bleu, son rêve de chaque nuit.

    À ce moment précis, dans le magasin silencieux, au-dessus d’un rayon de lune, il y eut un tout petit bruit feutré dans la boîte aux pronoms personnels : Je venait de se réveiller en sursaut. Il fit quelques mouvements lents et douloureux, Je se sentait malade, mal à l’aise dans sa conjugaison fautive, Je était un autre. Le malaise ne se dissipa que lorsque je vis qu’Elle ne dormait pas.

    Elle était là, toute seule, penchée au bord de l’ombre sans fond contre laquelle la lune ne pouvait rien. Les autres pronoms, entassés dans un anonymat somnambule, dormaient, ou du moins faisaient semblant. Je m’approchai d’elle, elle se retourna. Je savais que cette nuit encore, elle était tourmentée par tous ces noms qu’elle avait connus et qui l’avaient abandonnée. Elle était un mystère, un mystère superbe à la démarche ailée et ce soir, au bord de l’ombre, j’aurais voulu être un nom, un grand nom brillant comme ceux du grand écrin que je voyais de ma boîte, ou ceux du petit écrin juste au-dessous, et je me serais offert à elle.

    Hélas, je n’avais que mes deux lettres maigres et disproportionnées. Je servais toute la journée des noms propres arrogants qui m’utilisaient sans cesse. Et le soir, dans ma boîte, je ne parvenais pas à trouver le sommeil parmi tous les noms communs qui me traversaient la tête.

    Elle était silencieuse, presque grave. J’étais tout près d’elle, la touchant presque et pourtant, je la sentais lointaine, inaccessible. Dans la journée, ce n’était pas pareil, nos relations de travail facilitaient l’échange. Ce soir, j’étais désarmé, presque désemparé, si près d’Elle. Je ne savais comment faire pour lui parler et d’ailleurs, je n’avais pas les mots qu’il fallait. Je décidai alors un geste et lui tendis une lettre que j’avais dans la main, c’était la deuxième de l’alphabet. Elle la mit dans la sienne alors Elle devint Belle. Belle était heureuse et c’était à cause de moi. Elle regarda ma lettre, émue jusqu’aux larmes, et je sentis qu’elle voulait m’aimer.

    Fou de joie, je ne fis qu’un bond jusqu’à la boîte à vocabulaire sylvestre. J’y choisis une grande forêt de hêtres à laquelle j’ajoutai quelques arbres encore, des frênes et des merisiers ; je pris aussi une clairière intime avec de grandes fougères, j’enroulai un long sentier que je plaçai à l’entrée de la forêt. Tout était prêt.

    Lorsque je voulus déposer ce cadeau à ses pieds, elle avait disparu. Affolé, je cherchai partout, je fouillai le magasin de fond en comble, je pénétrai dans toutes les boîtes de masculin pour en ressortir bredouille ; je vérifiai si tous les noms brillants étaient dans leurs écrins. Je parcourus tous les rayons pendant de longues minutes qui me parurent des siècles. Exténué, je m’arrêtai et levai les yeux au ciel. Soudain je l’aperçus, elle était là, toujours belle. Lentement, elle avançait sur le rayon de lune.

    J’allai la rejoindre là-haut. Essoufflé, je lui offris mon présent. Elle ne sembla pas surprise de son contenu puis elle me regarda avec surprise. J’avais oublié quelque chose de très important, mais je ne savais pas quoi. Après avoir disparu une nouvelle fois, elle revint avec mon oubli dans les mains. C’était un beau jour plein d’heures délicieuses. Je l’examinai longuement. Il commençait par un rendez-vous matinal à l’entrée d’un sentier forestier. De chaque côté du sentier coulait la lumière qui tombait drue des branches. Il était interdit d’échanger des regards car des arbres aveugles qui traversaient le sentier auraient pu s’en emparer. Il se déroulait lentement à mesure que nous avancions, suivant fidèlement une courbe régulière, de sorte que nous ne savions pas vraiment où nous allions et que, nous retournant, les arbres que nous venions de voir avaient déjà disparu. Pendant un moment, je fus persuadé que ce n’était pas nous qui avancions mais que nous assistions à la débâcle des arbres qui fuyaient anarchiquement. Ils fuyaient et nous étions immobiles, malgré nos pas répétés, malgré notre marche résolue.

    Tout à coup, la clairière arriva, entourée d’arbres serrés qui nous laissèrent à peine passer. C’était une petite clairière verte qui semblait filtrer la lumière depuis des siècles tant ses rayons étaient discrets et doux. Les indispensables seuls traversaient les fenêtres de feuillage et venaient papillonner sur les fougères. Je m’aperçus au bout de quelques pas que ces rayons étaient réfléchis par un miroir dans lequel nous apparûmes bientôt.

     

    C’est elle que je vis d’abord et je la confondis immédiatement avec le printemps, une brise tiède et des fleurs de pommiers ondulaient dans ses cheveux. Je me rendis compte ensuite que, si j’apparaissais dans le miroir, c’est que j’étais derrière car pour moi, il avait la transparence d’une vitre et bientôt, je ne sus plus de quel côté j’étais. En se regardant, elle me regardait et longtemps, nous restâmes ainsi. Les fleurs de pommiers laissaient tomber des pétales sur l’eau du miroir que la brise commençait à rider. Chacun d’eux figurait étonnamment une lettre différente et colorée et qui s’empressait aveuglément jusqu’à ce que le verre se brisât d’abord sur son front, puis dans ses yeux. Au mouvement de ses lèvres, je vis qu’elle parlait, je crus qu’elle m’appelait mais je n’entendais pas. Désespérément, elle rassemblait les pétales tombés pour recréer les fleurs en m’appelant encore. Et puis tout s’éteignit.

     

    Plongé dans la nuit, j’étais aveugle comme une forêt dépeuplée, comme un arbre errant. J’essayai vainement de retrouver son regard en tâtonnant dans la clairière obscure. Il me fallut bientôt accepter la solitude, elle était partie. Le temps passa, juste assez pour que se forge en moi son souvenir qui me blesserait à chaque mouvement de l’âme. C’est ce qui arriva d’ailleurs à chaque pas que je faisais sur le chemin du retour en me heurtant aux troncs rigides et invisibles. Tout meurtri d’elle, j’arrivai à l’orée. Ce ne fut plus la nuit, ce n’était pas le jour non plus. La lumière arrivait de partout sans qu’on pût connaître sa source. Il faisait si bon que j’allais partir seul me promener le long des siècles qui s’étendaient à perte de vue. Mais je continuai d’attendre, je savais qu’elle arrivait.

     

     

     

    III

    Au petit matin, il y avait un bel attroupement devant le magasin de grammaire. Le gros indicatif frappait violemment contre le rideau de fer, appelant désespérément son objet, trépignant ridiculement devant la porte masquée. Lorsqu’on sut pourquoi il avait tant de peine, on envoya chercher un serrurier et le rideau se leva enfin devant ce qui était devenu une foule. Pour un peu, on eût attendu des applaudissements, comme pour une première, cependant le spectacle ne s’y prêtait guère. Sur le comptoir, Madame Céodé semblait dormir comme un enfant des petites classes, assis dans sa fatigue. Mais en approchant prudemment, on s’aperçut qu’elle avait les yeux grands ouverts, des yeux d’un vert profond, d’un vert forêt, rare en ces jours, comme aujourd’hui. Elle fixait un rayon, mais on ne pouvait dire lequel. Sa main gauche avait dû errer longtemps au-dessus de la boîte aux pronoms personnels car elle semblait chercher encore.

    Sa main droite était posée au bas d’une page, comme une signature et des gens entrés sans qu’on les vît commencèrent à lire à voix basse les lignes qui y tremblaient. Ce fut comme une prière, et la foule répéta :

    « J’ai tant marché dans la forêt des êtres,

    La nuit qui vient finit mon dernier jour »

    « La nuit qui vient finit mon dernier jour… »

    « Ce soir encore, il est venu me voir,

    Une lettre à la main, il m’a déclarée belle »

    « Une lettre à la main, il m’a déclarée belle… »

    « M’a offert un sentier et puis une clairière »

    « M’a offert un sentier et puis une clairière… »

    « Je suis si fatiguée,

    Ô mon Dieu, pardonnez-moi mes rêves insensés

    Mais je suis bien trop vieille pour me les refuser »

    La foule se tut, recueillie et ne répéta rien, cachée sous ses prudes paupières, à cause des pieds en trop. Puis on reprit…

    « Mon âme veut voler derrière le miroir

    Et puis dans la clairière où il a disparu »

    « Et puis dans la clairière où il a disparu… »

    « Je marche en me heurtant aux troncs d’arbres aveugles

    Qui ont pris mon regard

    Je passerai l’orée, là, je sais qu’il m’attend »

    « Là, je sais qu’il m’attend… »

    Le silence à nouveau s’installa, le texte était fini. Et bientôt, on sentit qu’étrangement, ce silence était une présence, une présence immense qui habitait tous les mots muets du magasin, tous les rayons, tous les niveaux. On les recouvrit de draps blancs puis on ferma les paupières de Madame Céodé, on baissa le rideau du magasin. La foule s’était dispersée. L’imparfait immobile marmonnait et pleurait sans qu’on l’entendît. On avait allongé Madame Céodé sur son comptoir, selon le vœu qu’elle avait souvent formulé : « Vous me veillerez parmi mes mots ». On avait enlacé dans ses mains jointes sa dernière proposition, ses lèvres ressemblaient au trait tiré sous un long texte. Dans le silence jauni de la flamme, elle était belle comme la paix.

    Malgré la peine qui avait gagné tout le quartier, il fallut affronter la réalité. L’imparfait était bien incapable de gérer ce qui serait maintenant un magasin de souvenirs. En quelques heures déjà, les mots avaient perdu beaucoup de leur relief, ils étaient devenus ternes et il fallait agir vite pour les sauver. Un groupe de clientes, les plus fidèles, celles qui avaient partagé quelques secrets de l’arrière-boutique, décida alors de trier les plus précieux, et de les conserver pour ne les ressortir que lorsqu’elles parleraient de leur amie, plus tard. Elles composèrent un ensemble assorti d’un lot des meilleures qualités et de deux lots de défauts. Le tout fut emporté de nuit dans un lieu sûr.

     

    Le reste, varié et considérable, fut mis à la disposition de la foule des obsèques trois jours plus tard et tout fut utilisé. Chacun y allait de son mot fade, de sa réflexion insipide, de tant de mots banals qu’il y en eut tout juste assez. Un long cortège conduisit Madame Céodé dans la petite clairière d’une forêt aux arbres de marbre et de granit, à l’orée de la ville. En tête, on reconnut, sous des haillons propres, le conditionnel passé tristement basané. Et cet ancien plus-que-parfait répétait faiblement, comme une incantation : « Si j’avais su, si j’avais su… ». Tout près de lui, l’imparfait titubait sous son chapeau comme un vieux subjonctif égaré. On vit aussi un homme lent vêtu de gris perlé comme une pluie vieillie. On le savait représentant en retraite et tout en lui indiquait qu’il cherchait l’oubli, car il fermait les yeux pour appeler la nuit. Ses lèvres formaient des mots silencieux que des larmes comme des gouttes d’eau lentement rejoignaient. Les vitrines ainsi que des miroirs, reflétaient sa silhouette penchée qui s’amenuisait.

     

    À l’orée, le cortège s’arrêta sur un gravier blanc-flocons. Et bizarrement, à ce moment, chacun se regarda. Il y avait dans l’air une longue attente pesante qui se prolongea en impression de départ. Alors, le vent dont on n’avait pas soupçonné la présence, se leva, échevelé, traversa la foule et vint tourbillonner au-dessus des couronnes dont il arracha les virgules qui s’envolèrent dans son sillage. La foule médusée n’avait plus un mot pour exprimer sa surprise. La ponctuation, folle de liberté, tintinnabula dans l’air bleu, longtemps, longtemps.

    « J’ai tant marché dans la forêt des êtres. » C’est ce vers fatigué qui imprégnait les âmes sur le chemin du retour et chacun secrètement était heureux de lui fournir, en marchant, les deux pieds qui lui manquaient pour être un alexandrin. Chacun portait en lui ce simple adieu de Madame Céodé-poète qui devait être loin maintenant.

    Loin. C’est toujours ce qu’on disait en ces occasions. Madame Céodé, en fait, était tout près. On le sut sans le dire, par un fait anodin, et qui fit réfléchir même les plus badins. À la suite du vent, deux gros nuages arrivèrent et s’installèrent au-dessus de la foule grise d’où avait disparu l’homme lent que personne, d’ailleurs, ne cherchait. Presque immédiatement, il en tomba des points, des milliers de points peut-être des milliards. Et en y regardant de près, on constata que c’étaient des points de suspension qui se succédaient sans discontinuer, comme autant d’histoires, de vies inachevées. Et l’on sourit en regardant sur la terre comme au ciel, et dans l’air criblé, ces infinis points suspensifs.

    Car chacun savait que Madame Céodé avait toujours confondu, tout confondu, la lumière et le soleil, le vert et la forêt, les vers et la poésie, le présent et le futur, le temps et les années, le printemps et le passé, le vent et le voyage, le pain et la tristesse.

    Les points de suspension continuaient de tomber et l’on souriait encore ; car ce n’était un secret pour personne, Madame Céodé les avait toujours confondus avec la pluie…

     

    Jean-Joseph Julaud – 15 décembre 1975 – Nouvelle parue dans le recueil publié en 1983 : Le Sang des choses, éditions Corps 9

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