• Jacques Delille, fruit de la passion

    by  • 14 décembre 2014 • Poème quotidien • 1 Comment

    Jardin...

    Jardin…

    Extrait de la Poésie française pour les Nuls, éditions First, 2010.

    Il a décrit la nature comme personne, il l’a transformée en métaphores qui ont illuminé son époque, on l’a admiré, adulé, puis enterré, oublié, exhumé pour le juger, sans ménagements… Voici Jacques Delille, le néo-classique-pré-romantique.

    Le plus grand poète de France

    Mercredi 5 mai 1813 à Paris. Il fait presque nuit. Un immense cortège funèbre, marchant au flambeau, passe lentement devant vous. Vous interpellez discrètement l’un de ceux qui le composent : Que se passe-t-il ? Pourquoi ces obsèques grandioses ? On vous regarde avec des larmes et des reproches : Comment vous l’ignorez ? Nous conduisons à sa dernière demeure au cimetière du Père-Lachaise le plus grand poète que la terre de France ait jamais porté ! Le plus grand poète, vraiment ? Allons, ne dites pas que vous ignorez l’existence de Jacques Delille, du traducteur de Virgile, du chantre de la nature, de l’auteur des Jardins ou l’art d’embellir les paysages, du génie de la poésie ? Si ? Alors, laissez-moi vous le présenter !

    Un soir dans le jardin d’Aigueperse

    On raconte qu’un soir de septembre 1737, dans un jardin d’Aigueperse au nord de Clermont-Ferrand, en Limagne, la plus belle jeune fille de la ville, Marie-Hyéronyme Bérard de Chazelles, se laissa aller dans les bras de celui qu’elle aimait tant qu’en juin suivant elle donna le jour à un petit Jacques bientôt reconnu par un avocat de Clermont, Antoine Montanier. Jacques devenu Delille grâce à une terre que lui donne sa mère, fait de brillantes études. En 1770, il devient célèbre en publiant une traduction jugée extraordinaire des Géorgiques de Virgile. Sa gloire s’étend bientôt sur toute l’Europe. Frédéric II de Prusse salue dans ces Géorgiques traduites « l’ouvrage le plus original du siècle ».

    Tout est merveilleux

    Voltaire admire Delille. Il le fait entrer à l’Académie française en 1774. Au Collège de France, la chaire de poésie latine lui est confiée. En 1782, il publie Jardins, ou l’art d’embellir les paysages, œuvre traduite en plusieurs langues, longtemps rééditée. Pourquoi donc tant de gloire et d’admiration pour Jacques Delille ? C’est tout simple : que ce soit dans ses traductions d’auteurs latins ou dans ses créations où se déploient les Jardins, la nature s’inscrit dans une écriture classique impeccable, tout y est merveilleux, rehaussé d’une surenchère de métaphores qui provoquent au fil de la lecture, selon qu’on est public acquis ou critique sévère, de délicieuses petites ivresses de l’esprit, ou leur contraire, entre l’écœurement et la colère.

    C’est un abbé sec, compassé…

    Marie-Joseph Chénier fait partie de ces critiques qui ont tiré à boulets rouges sur « l’abbé Delille » – abbé car il était titulaire des bénéfices d’une abbaye -, lui reprochant la froideur de ses vers : « Non, ce n’est plus l’abbé Virgile / C’est un abbé sec, compassé, pincé, passé, cassé, glacé… » Quelle violence, M.J. Chénier ! Votre colère sans doute s’alimente au refus qu’opposa Delille à la demande de Robespierre qui le pressait d’écrire un hymne à l’être suprême, Delille émigré jusqu’en 1802, dont vous saluez le retour ainsi : N’outragez plus feu Robespierre. / Ce grand pontife aux indévots / Rendit quelques mauvais offices ;  / Il eût été votre héros / S’il eût donné des bénéfices. / Virgile en de riants vallons, / A célébré l’agriculture / Vous, l’abbé, c’est dans les salons / Que vous observiez la nature…» Méchant, taquin,  M.J. Chénier ?

    Le terreau des romantiques

    Pourtant Delille est adulé par son époque que passionne tout ce qui se rapporte à l’agriculture. En ce XVIIIe siècle où le fer se contente encore de demeurer un minerai discret, le labour est l’avenir de l’homme et l’on s’exalte parfois jusqu’au ridicule devant une nature dont on ignore volontairement les griffes et les trahisons. En contrepoint à la mode du philosophisme des salons, de sa rationalité sans fantaisie, cette poésie benoîte et béate, confite dans ses contemplations, promène le carrosse doré de ses perfections techniques dans l’esprit de ceux qui se forment à l’art des vers, et s’appellent Lamartine, Vigny, Hugo, et même, plus tard Claudel, et tant d’autres. Delille, à la charnière entre le classicisme des Anciens jugé caduc et une modernité qui a du mal à s’en passer, offre de celle-ci des sources d’inspiration accessibles, immédiates, et de celui-là l’impeccable uniforme du langage qui avance au pas, comme une armée en campagne, la tête pleine de rêves sur ses pieds légers.

    La petite flamme

    Est-ce donc tout cela qui conduit Delille au Père-Lachaise par cette nuit de mai 1813 ? Oui, n’est-ce point assez ? Au moins ce cortège aux flambeaux laissera dans la mémoire des siècles une petite flamme, et, la ranimant, quelque curieux des époques prétendues stériles en poésie, découvrira que jamais n’a cessé la création poétique, et que Delille, si ignoré des temps à venir a servi à sa façon le romantisme naissant, et même certains courants de la modernité. Voici pour vous, de Jacques Delille, le début de Les Jardins ou l’art d’embellir les paysages, en alexandrins parfaits, sur des rimes plates (autant que l’inspiration ? A vous de juger…)

     

    Plaisir de lire

     

    Les Jardins – Chant premier

    Le doux printemps revient, et ranime à la fois

    Les oiseaux, les zéphirs, et les fleurs, et ma voix.

    Pour quel sujet nouveau dois-je monter ma lyre ?

    Ah ! lorsque d’un long deuil la terre enfin respire,

    Dans les champs, dans les bois, sur les monts d’alentour,

    Quand tout rit de bonheur, d’espérance et d’amour,

    Qu’un autre ouvre aux grands noms les fastes de la gloire ;

    Sur un char foudroyant qu’il place la victoire ;

    Que la coupe d’Atrée ensanglante ses mains :

    Flore a souri ; ma voix va chanter les jardins.

    Je dirai comment l’art, dans de frais paysages,

    Dirige l’eau, les fleurs, les gazons, les ombrages.

     

     

     

    Pour embellir les champs simples dans leurs attraits,

    Gardez-vous d’insulter la nature à grands frais.

    Ce noble emploi demande un artiste qui pense,

    Prodigue de génie, et non pas de dépense.

    Moins pompeux qu’élégant, moins décoré que beau,

    Un jardin, à mes yeux, est un vaste tableau.

    Soyez peintre. Les champs, leurs nuances sans nombre,

    Les jets de la lumière, et les masses de l’ombre,

    Les heures, les saisons, variant tour à tour

    Le cercle de l’année et le cercle du jour,

    Et des prés émaillés les riches broderies,

    Et des riants coteaux les vertes draperies,

    Les arbres, les rochers, et les eaux, et les fleurs,

    Ce sont là vos pinceaux, vos toiles, vos couleurs ;

    La nature est à vous ; et votre main féconde

    Dispose, pour créer, des éléments du monde.

     

    Mais avant de planter, avant que du terrain

    Votre bêche imprudente ait entamé le sein,

    Pour donner aux jardins une forme plus pure,

    Observez, connaissez, imitez la nature.

    N’avez-vous pas souvent, aux lieux infréquentés,

    Rencontré tout-à-coup ces aspects enchantés

    Qui suspendent vos pas, dont l’image chérie

    Vous jette en une douce et longue rêverie ?

    Saisissez, s’il se peut, leurs traits les plus frappants,

    Et des champs apprenez l’art de parer les champs.

     

    Jacques Delille – Jardins, 1782

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    One Response to Jacques Delille, fruit de la passion

    1. safia ghanem
      16 mars 2014 at 15 h 53 min

      superbe

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