• Mardi 21 août : « Oh Papy ! » dans le journal Le Parisien

    by  • 20 août 2012 • Actualités • 0 Comments

    Mardi 21 août, parution de la nouvelle « Oh Papy ! » signée JJJ dans le journal Le Parisien – Aujourd’hui en France, dans la série de l’été « Un écrivain, une nouvelle ».

     

     

     

    Oh, Papy !

    Je suis vieux. Et alors ? Oui, je suis vieux ! Je le sais. Pourquoi me l’ont-ils assené sur le nez, jeté au visage, avec leurs petites gerbes de mots aux épis cassants comme la jeunesse ? Cette image de moisson me vient à la bouche parce que je longe un champ de blé, tout seul, tranquille. Oui, je me suis sauvé, personne ne m’a vu partir, et maintenant, personne ne me voit plus, et j’en suis sûr, tout le monde me cherche. Papy ! Papy ! Pas dans la chambre ? Non ! Il n’est pas dans la salle de bain, jamais finie sa toilette… ? Non plus ! Il boude dans le jardin ? Pas plus…

    Ah oui ! J’ai disparu ! Bande de fielleux, vous, mes enfants, mes petits-enfants, je suis Papy qui écoute, Papy qui console, mais au pied de la voiture des vacances, en partance pour la mer, j’exaspère : « Tu nous énerves, viens nous aider ! » Vos silhouettes toujours plantées comme des barreaux dans mon horizon, vous vous pensez tendresse, vous êtes ma prison. Ah ! La grande évasion ! Le long des blés, j’ai faim. Je trottine, me retourne, j’arrête, j’écoute et repars. Ils ont sans doute lancé un appel à la radio, à la télé, avec ma photo ! Fuir, là-bas, fuir…

    Tiens, ça sent le pain ! Oh, c’est une famille en pique-nique, elle ressemble à la mienne, avec des petites touches d’hypocrisie partout sur la nappe : le vin éloigné du père, rouge et austère, par la main de la mère rondelette qui ne peut atteindre le beurre en otage près de la jeune fille aux confitures introuvables. « Maman, les confit… » « Il n’y en a plus ! ». Faux, je les vois, sous la veste du père, mais je ne dirai rien. Vaurien ! Vu mon grand âge, on s’étonne d’abord, puis on me plaint, puis on s’insurge contre les ingrats que je renie depuis quelques heures. On me demande où je compte aller. Ils n’ont pas vu la télé, ils le sauraient.

    Le père me parle, la mère s’affaire, et la jeune fille, j’en suis sûr, chaparde, depuis dix-huit printemps, sa part de velours au soleil de mai, les parfums de la saint Jean et les sèves d’avril. Elle est belle, et soudain, me regardant à me donner le vertige, elle fond en larmes. « C’est que, me dit le père, elle a perdu le sien, il traversait la route… » Son Papy ! Quelle douleur ! Finir ainsi.

    Un délice, leur jambon, et ce poisson cru en salade, à la façon polynésienne… Je me rappelle soudain ce voyage jusqu’à Bora-Bora, un supplice ! Dans l’avion, mes enfants, petits-enfants me regardant moqueurs, goguenards, connaissant le drame de ma vie : échaudé dans un bain accidentel, tout petit, je crains comme la peste et le choléra, l’eau froide, sans raison, je le sais, c’est bête ! Alors, pensez donc, me montrer sous les ailes l’océan glacé les faisait rire, rire… Ingrats, débiles, famille, je vous hais !

    Pique-nique terminé, le père glougloute un peu, puis s’assoupit. La mère s’adosse à un bouleau blanc comme un rêve, aux branches hautes peuplées de nids, elle sourit seule dès les premières lignes du roman qu’elle vient d’ouvrir : « Les Oiseaux se cachent pour mourir ».

    La jeune fille et moi, nous marchons doucement, en silence, vers la rivière. Tourneboulée par les images de son disparu en pleine route, elle veut mettre son corps en question dans le courant qui somnole. Vivre ? Oui, alors, je nage. Mourir pour le rejoindre ? Je réfléchis, je sombre ou resurgis. La vie, c’est cela : tenter de respirer, entre deux eaux.

    Maintenant, qu’on me laisse. La jeune fille vient d’enlever sa jupe flottante, nuage de lainage grège sur l’herbe. Quittez, quittez-moi, laissez-nous. Elle a lâché, me regardant d’autorité pour que je reste près d’elle, les deux agrafes qui libèrent en pleine lumière sa poitrine hardie, naïve encore, conquérante. Puis, a glissé le long de ses jambes, a glissé sans fin ce qui dévoile et dénoue tous les mystères du monde. Nue, oui, elle est nue près de moi. Un scandale ? Vous n’aviez qu’à partir, je vous avais prévenu ! Elle s’en va vers l’onde, revient, s’étend sur l’herbe. M’attire vers elle. Pose ma tête sur son sein.

    – Papy ! Papy, mon chat ! Te voilà ! Où étais-tu parti ? Mademoiselle, couvrez-vous ! Ah, le coquin, au moment où on mettait sa litière dans la voiture, il nous a échappé.

    – Oh, s’il vous plaît, dites, s’il vous plaît ! Est-ce que je peux le garder, ma petite chatte est morte l’an dernier, votre Papy, c’est elle, tout craché !

     

    Jean-Joseph Julaud

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