Pauvre Théophile de Viau !
by jjj • 20 juin 2016 • Poème quotidien • 0 Comments
Extrait de « La Littérature française pour les Nuls », 2e édition, éditions First, 2014.
« Théophile de Viau, né en 1590 à Clairac, en Agenais, vous êtes condamné à mort pour crime de lèse-majesté divine. Vous serez conduit pieds nus, la corde au cou devant Notre-Dame de Paris, vous y ferez amende honorable en demandant le pardon public pour les fautes que vous avez commises, les poèmes indignes que vous avez écrits. Puis, sur la place de Grève, face à l’Hôtel de Ville, vous serez brûlé vif. Cette sentence sera exécutée ce jour, samedi 19 août 1623 ». Ce triste samedi d’août, tout se passe comme prévu, Théophile est brûlé en place de Grève, mais seulement en effigie… Il a eu chaud !
Minuscule ergastule…
Epargné en août, Théophile est arrêté en septembre 1623. On le jette dans l’ergastule – la geôle – de Ravaillac, l’assassin d’Henri IV ! Il va y croupir deux ans parmi les rats et la vermine. Son crime ? La provocation, la candeur, la liberté de ses mœurs, son franc parler, sa joie de vivre, ses débordements, ses excès de taverne, et cette façon qu’il a de brocarder les jésuites dans ses écrits, de révéler certaines de leurs faiblesses… Voilà pourquoi deux jésuites, les pères Voisin et Garasse, s’acharnent contre lui, et nourrissent le diabolique projet de l’envoyer aux flammes du bûcher qui sont celles de l’enfer !
L’étrange mâle d’Angoulême
Pourtant, Théophile aux mille dons n’a rien d’un criminel : son enfance est heureuse ; son adolescence quêteuse de liberté l’envoie sur les chemins d’un nomadisme où il grappille son savoir d’école à Nérac, à Bordeaux, à Saumur enfin. Puis voici que passent dans son paysage des comédiens ambulants qu’il décide de suivre. Pour eux, il écrit saynètes et poèmes de circonstance. Avec eux, il mène une vie d’errance et d’excès de toute sorte qui l’enchante puis le rudoie tant qu’il décide d’accompagner aux Pays-Bas son ami Guez de Balzac (écrivain, 1597 – 1654), celui qu’il nomme l’ « étrange mâle », connu à Angoulême, et qui va faire ses études à l’université de Leyde. Regardez-les qui s’en vont vers les brumes du nord : ne dirait-on pas la préfiguration des Verlaine et Rimbaud fuyant vers la Belgique ? Là-bas, les deux jeunes hommes se brouillent à la suite d’une étrange bagarre : Balzac aurait séduit une belle Hollandaise, Théophile ne l’aurait pas supporté…
Marie outrée
Dès qu’il arrive à Paris, dès qu’il est introduit à la cour, on parle de lui… Théophile a dit ceci, Théophile a osé raconter cela… Et ce jeu de mot licencieux est de qui ? De Théophile ! Sa façon hardie de braver l’interdit est encouragée par une aristocratie qui se réjouit discrètement de cette forme de résistance à une autorité royale sans cesse renforcée. Marie de Médicis, la reine, s’en offense, s’en offusque. Théophile est prié de quitter le royaume en 1619. Il part pour l’Angleterre, s’assagit, écrit au roi un ode qui le fait renter en grâce, et en France… Théophile le protestant se convertit même au catholicisme.
Théophile, grand poète de la France
Mais la rancœur des jésuites est impitoyable : en 1623 paraît le Parnasse satyrique, recueil où les pères Garasse et Voisin affirment reconnaître dans certains poèmes anonymes et obscènes la plume de Théophile. Voilà pourquoi son effigie est brûlée en place de Grève. Voilà pourquoi il croupit dans sa geôle à la Conciergerie. Il se défend magnifiquement contre des accusateurs bornés, réussit à être libéré en 1625. Mais les conditions de sa détention avaient eu raison de sa santé : malgré l’exil de Voisin décidé par le roi, malgré l’affection de ses amis qui lui offrent de doux séjours à l’île de Ré, dans le Berry, à Chantilly, malgré ces titres qu’ils lui donnent : « roi des esprits », « grand poète de la France », Théophile meurt le 24 septembre 1626, à trente-six ans – voilà 390 ans.
Une lettre et une ode
De Théophile deux poèmes : un extrait de la lettre à son frère qu’il écrit du fond de son ergastule et de son désespoir en 1624, il y rêve de retrouver la paix bucolique de son enfance. Et puis une ode étonnante de modernité dans son inspiration, parfaite dans sa forme, audace et maîtrise de Théophile !
Lettre à son frère : Je reverrai fleurir nos prés…
Je reverrai fleurir nos prés ;
Je leur verrai couper les herbes ;
Je verrai quelque temps après
Le paysan couché sur les gerbes ;
Et, comme ce climat divin
Nous est très libéral de vin,
Après avoir rempli la grange,
Je verrai du matin au soir,
Comme les flots de la vendange
Écumeront dans le pressoir…
Théophile de Viau – œuvres poétiques, 1624
Ode : Un corbeau devant moi…
Un Corbeau devant moi croasse,
Une ombre offusque mes regards,
Deux belettes et deux renards
Traversent l’endroit où je passe :
Les pieds faillent à mon cheval,
Mon laquais tombe du haut mal,
J’entends craqueter le tonnerre,
Un esprit se présente à moi,
J’ois Charon qui m’appelle à soi,
Je vois le centre de la terre.
Ce ruisseau remonte en sa source,
Un bœuf gravit sur un clocher,
Le sang coule de ce rocher,
Un aspic s’accouple d’une ourse,
Sur le haut d’une vieille tour
Un serpent déchire un vautour,
Le feu brûle dedans la glace,
Le Soleil est devenu noir,
Je vois la Lune qui va choir,
Cet arbre est sorti de sa place.
Théophile de Viau – œuvres poétiques, 1624