• Jacques Cœur et l’homme le plus riche du monde

    by  • 6 mai 2018 • Nouvelles • 0 Comments

     

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    Jacques Cœur et l’homme le plus riche du monde

     

    • C’est fini…
    • Ce sont vos os qui se recousent mal…
    • C’est fini. Mes os, voilà trois ans, j’ai subi les brodequins à Poitiers, les brodequins…
    • Je connais les brodequins, on serre les jambes entre des planches et puis, on serre encore avec des coins de fer et les os se cassent doucement… Voilà trois ans, moi, j’ai pu acheter ce petit champ, en face, y planter cinquante oliviers…
    • Et tu en as combien aujourd’hui ?
    • Trois cents, c’est toute ma vie. Mon ciel bleu, mes oliviers, l’été qui brûle, et fabrique de l’ombre douce où le temps s’arrête et se repose. Des figues dans la poche et un pot de vin frais… On vous a torturé à Poitiers… Pourquoi ?
    • Depuis combien de temps vis-tu ici, sur l’île de Chios ?
    • J’étais à Azincourt, le 25 octobre 1415. J’ai vu les nobles imbéciles, arrogants dans leurs armures, ils étaient des milliers, et ils ont attendu toute la nuit dans un champ labouré, dans la boue. Et le lendemain, ils ont attaqué, ils se sont lancés tous ensemble, dans un resserrement étroit, vers les Anglais qui les attendaient tout au bout, entre deux petites forêts, tous ensemble, de front. Comment peut-on être aussi stupide ? Entre les deux orées ! Leurs montures, leurs armures serrées les unes contre les autres, ils ne pouvaient plus avancer ni reculer ! Alors, de chaque côté, les Anglais sont sortis du bois avec des haches, ils sont passés sous les chevaux, tranquillement, leur coupant les jarrets, les pattes, leur perçant le ventre, et le chevalier s’abattait alors, et il a suffi aux coutiliers de glisser dans l’interstice de l’amure leur tranchant, et voilà… Moi, j’étais dans la piétaille, avec une simple lance… Et je me suis dit que je ne voulais pas vivre dans ce pays de buses et de brutes possédant châteaux, terres et manants. Je suis parti. La Bourgogne, le Dauphiné, les montagnes, puis Gênes… J’ai travaillé à la construction de galées. Puis je m’y suis embarqué, et je suis arrivé ici, à Chios. C’était en 1420…
    • Cette année-là, je prenais épouse. Elle habitait en face de la maison de mon père, le fourreur de tant de riches familles à Bourges et ailleurs. Ma femme, Macée de Léodepart… Dix ans plus tard, nous avions cinq enfants. Et c’est au plus fort de la torture, voilà trois ans, que j’ai appris qu’elle venait de mourir de chagrin.
    • Je n’ai pas eu de femmes, pas d’enfants… Allons, je peux vous le dire, vous le répéterez seulement en paradis où vous allez partir…
    • Et si je vais en enfer…
    • Vous le direz aussi ! mon amour, ici, c’est un homme… Il vit dans la maison là-bas, à deux cents pas… Nous avons connu tout le bonheur de la chair, sans les tourments de la descendance. La nature est bien faite qui offre ce recours à ceux dont la semence ne veut aller aux femmes.
    • J’en ai connu comme toi dans le pays que tu as quitté, la France, et certains, découverts, sont morts brûlés, pendus… Pour la bougrerie qu’on appelle l’épine du dos, on leur arrachait d’abord ce que tu devines, puis s’ils recommençaient, on leur coupait le reste avant de les mettre à mort.
    • Je le sais, je suis parti…
    • Au temps de mon mariage, j’étais l’un des douze changeurs de la ville de Bourges. Et c’est là, dès les premiers mouvements de monnaie, de valeurs, d’or, d’argent, que j’ai tout compris.
    • Au temps de votre mariage, et pendant que vous faisiez vos affaires et vos cinq enfants, je plantais mes vignes sous le soleil. De quoi produire ce vin blanc que je vous ai apporté, résiné, il guérit de tous les maux du corps et redonne visage à l’âme la plus décomposée…
    • Le feu qui consume mes entrailles porte l’incendie par tout mon sang. Tu es bien courageux d’être venu à moi, sans savoir si je suis pesteux ou cholérique.
    • Dans le pays de France, je serais les deux à la fois, et depuis longtemps abandonné à la torture. Alors, entre mes mains, ce vin, c’est un philtre de résurrection.
    • Tu ne me connais pas, pourquoi viens-tu à mon aide ?
    • Buvez…
    • Si tous les Français que j’ai aidés étaient là, comme toi, il y aurait foule sur l’île de Chios. Mais les doigts se replient sur le bienfait donné, et la main devient poing tendu, menaçant et prompt aux mauvais coups. Tu vois mes jambes torses et mal raccommodées à cause de la torture, ce n’est rien à côté des coups bas, des trahisons, des félonies que j’ai endurés. Et le premier des traîtres parmi les traîtres, c’est le roi de France Charles VII !
    • Votre maître ?
    • Il s’est dit mon ami, mon frère, je fus son confident, son intime… Au temps où il vint à Bourges, bourse tant vide qu’il ne déposait chez le cordonnier qu’une chaussure à la fois pour la rapetasser, au temps où les habitants de Tours, ayant pris en pitié la reine Marie d’Anjou lui offraient des pièces de lin pour qu’elle s’y taillât des habits, je prêtais, moi, en cachette, à cette famille royale où naissait un enfant chaque année, des centaine d’écus afin que la cour de France ait encore une allure. A Paris, la nouvelle vous dut arriver jusqu’ici, sa mère, Isabeau de Bavière se commit honteusement avec l’ennemi d’Azincourt, déclara bâtard son fils Charles VII et fit monter sur le trône de France le roi d’Angleterre Henri V en 1420 ! Il fallut que la bonne Lorraine Jeanne vienne le houspiller à Chinon où il se trouvait pour qu’il consente à reprendre son royaume à la tête d’une armée. Et la nouvelle a dû échouer à Chios aussi : il a abandonné aux Anglais presque chassés de France la bonne Jeanne qui l’a sauvé. Ils l’ont brûlée vive à Rouen en 1431. Lâche Charles VII ! Roi sans foi, homme sans parole, fuyant, et je m’y suis attaché pourtant, peut-être à cause de cette faiblesse en lui qui me donnait de la pitié.
    • Le roi de France…
    • Je te l’ai dit : dès mes premières semaines dans mon premier bureau de change, j’ai tout compris. Ce fut comme un vertige : entre les mondes de l’occident et ceux de l’Orient, plus qu’une frontière, un vide, pas un gouffre, non, un vide habitable, confortable, invisible, un vide où personne n’a jamais pensé se poser seul. Je veux parler d’un vide dans le monde du change. L’or, mon ami, l’or dans les mondes de l’Orient et dans ceux de l’Occident ne se compose pas de la même pensée, ne se distribue pas de la même façon. L’occident en est l’esclave, et l’orient le maître. Je me suis installé entre les deux, j’ai vendu à pris fort aux uns ce que je négociais sans peine au plus bas chez les autres. Comment réaliser plus encore, en quantités à peine imaginables ? Ce fut tellement simple… A Gênes, je me suis fait construire des galées qui ont sillonné la mer, transportant toutes sortes de marchandises, j’exportais dans les échelles du Levant, sur tout le pourtour de la Méditerranée, et vers l’intérieur de bien des pays, des vins, des étoffes, j’importais des tapis, des pierres précieuses, des soieries… Mais tout cela, mon ami, tout cela, malgré mes centaines de comptoirs dans les ports, malgré les milliers de mains et de bras servant mes affaires, malgré l’incroyable prospérité de mes commerces, tout cela n’était rien en regard des quantités de métaux précieux que je changeais. Et cela au nez et à la barbe des nobles de pouvoir, enlisés dans la boue de leurs prérogatives, dans leurs querelles de préséances, de succession, dans leurs petites guerres de duchés, leurs convoitises, leur servilité, leurs haines réciproques.
    • Point de cette race, ici !
    • Ceux qui ne m’ont pas vendu leurs domaines, leurs châteaux, ruinés, m’ont emprunté de l’argent, des milliers d’écus. Cela ne me coûtait guère, il m’en rentrait des millions à chaque transaction réussie. Je suis devenu le familier, l’intime de la maîtresse du roi, la belle, la coquette Agnès Sorel. On m’en a dit l’amant, c’est faux, je n’ai aimé qu’une seule femme, Macée…
    • Vous croira-t-on ?
    • Non… À la belle Agnès, voilà dix ans, le roi a pu offrir un des premiers diamants taillés, près de trente mille écus, qui n’ont pas fait grand trou dans mes caisses. Trois ans plus tôt, il m’avait affermé les mines dans le Lyonnais, le Beaujolais, des mines de cuivre, d’argent… Imagine mon ami, dans mes galées, la liberté que j’eus de déclarer tout métal transporté provenant de mes mines… Me voici plus riche encore ! Grand argentier du roi, toujours aux places d’honneur, chargé de missions de confiance en Languedoc, à Gênes, auprès du pape dont je me fais un ami. Charles VII me fait un jour cette confidence : il voudrait reprendre la Normandie aux Anglais : je lui prête la somme de deux cent mille écus. En ce temps-là, je possédais Tours et la Touraine, la région de Montpellier et du Languedoc, le pays du Roannais, les mines du Forez, et tant de châteaux, mais tout cela en mon cœur n’avait pas le poids de ma grand’maison de Bourges, mon nid, mon repos, le palais de ma famille, l’écrin pour Macée, l’univers de mes enfants…
    • Que s’est-il passé, voyageur mon ami, que vous est-il arrivé, quel sort…
    • En 1444, je réussis à composer sans nobles le conseil du roi ! Pas un seul de ces parasites méprisants ne figurait plus atour de la table des décisions d’argent, l’argent qu’ils avaient l’habitude de se partager entre eux, et nous faisions, sans eux, du bon travail. Ces nobles, ces enrichis par la faveur du roi n’ont pour eux que la fortune, le pouvoir ne leur donne pas l’esprit.
    • La fatuité…
    • L’argent héréditaire masque les tares et la bêtise, on y ajoute un vernis de bonnes manières et le peuple se fait berner. J’ai grimpé dans la hiérarchie, ami des rois, du pape, et je n’ai vu en eux que des hommes à deux bras, deux jambes, un nez et deux yeux, rien qui les distingue d’un humble valet, mais j’ai appris des plus grands nantis à reconnaître sous leur mine supérieure, leur lippe froide et méprisante, le vide de l’âme, l’animalité brute avec ce mimétisme de l’humain qui sonne comme fausse monnaie et révèle sous la lumière crue de l’ironie dominatrice, la plus extrême vulgarité.
    • Quel sort funeste…?
    • Tous les grands aristocrates étaient mes débiteurs, les Chabanne, les La Trémoille, les Maignelais…, tous me devaient des fortunes. Tous tournaient autour du faible monarque, le harcelant pour qu’il décide ma déchéance. C’est tellement aisé pour un monarque de droit divin. Il faudra bien qu’un jour…
    • Une révolution…
    • Et ce pauvre Charles VII, en plein conseil, le 31 juillet 1451, à Saint-Jean d’Angély, au château de Taillebourg, m’a accusé de crime de lèse-majesté. Je vous passe les étapes de mes misères. On m’a tout pris, on s’est tout partagé comme des chiens autour de la bête abattue. Pas même des chiens, des hyènes ! Et pourtant, j’allais doter le pays de France d’une marine royale qui pouvait sauver le royaume de toute attaque anglaise… Le sort de ce pays sera malheureux et ce sera la faute des rois, les sots de Dieu.
    • Et qui pour vous aider ?
    • Le pape m’a accueilli, j’ai monté une expédition pour aller jusqu’à Chios, d’île en île afin de rassurer ceux qui craignent l’invasion des Ottomans. Huit jours ont passé depuis que mon dernier ami, mon dernier fidèle, Guillaume Gimart, a été atteint en pleine poitrine par une flèche turque lors d’un accrochage naval. Guillaume disparu, mon corps m’a trahi, la fièvre est montée à ma tête, s’est répandue en moi, mon sang bout… Si j’entre dans le délire de l’agonie et que tu demeures près de moi, si, tenant ma main, tu sens mon cœur qui s’en va sur un petit pas diminuant jusqu’au silence, je voudrais que tes doigts de vérité ferment mes yeux terrestres et m’ouvrent à la lumière céleste,
    • Vous fermer les yeux, je n’en suis pas digne, moi, le pauvre exilé sur l’île Chios…
    • Tes étés de soleil et d’azur, mon ami, tes printemps de fleurs précoces et tes hivers pour la lenteur bienheureuse de la pensée… Ton vin frais et ton fromage, tes olives et ton pur amour, c’est moi qui ne fus pas digne de la simplicité des choses. Tu es l’homme le plus riche du monde…

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