• Éloge du sommeil (mars 1983)

    by  • 22 novembre 2015 • Textes à lire • 0 Comments

    Lovis Corinth, Jeune femme endormie, musée d’Orsay

    Lovis Corinth, Jeune femme endormie, musée d’Orsay

     

    Dormir, c’est se laisser aller à la douceur de millions d’existences confondues, emmêlées, avec pour voyage ce qu’on appelle le rêve, des itinéraires que nous ne comprenons jamais parce que justement ils naissent des nôtres.

    Dormir, c’est gravir par degrés quelque montagne ouatée qu’on a choisie au hasard ou qui nous a désignés, montrés de la cime, la gravir seulement avec les lèvres qui ne peuvent plus aucun mot, seulement des souffles courts, les mêmes qu’aux fins de courtes courses de vitesse où l’on croit délicieusement, le cœur très frais, qu’on va mourir.

    Dormir, justement, c’est mourir. Mieux, c’est apprendre à mourir, Petit Poucet portant dans son bagage tout le bleu du ciel au bout d’un bâton pour aller vivre heureux dans quelque prairie où depuis cent siècles ont poussé des arbres et que, sans penser davantage, on nomme forêt.

    C’est ce voyage que l’on fait par sept lieues, enjambant des ruisseaux d’herbe sans souillure, la tête remplie de vertiges comme des murmures, ruisseaux-frontières des primevères où l’on tombe à genoux parce qu’on a choisi le printemps pour la plus triste des saisons.

    Tomber, n’en plus finir, la face dans le soleil, s’endormir au son des frondaisons, parmi les rumeurs sourdes qui franchissent les mousses où s’adosse la brise, et dialoguent deux vieux chênes avec un mur qui n’en finira pas de panser ses plaies.
    Enfin, c’est un château qui scintille, fenêtres allumées, portes fermées, inattaquable joyau, pendant que la basse-cour soupire, feutrée de plumes, dans la ferme carrée, toute proche, épuisée de petits bruits d’amour. Jusqu’à l’atroce brutal qui déchiquette les chairs, museau du fin renard, discret, qui ne réveille personne et qu’on appelle cauchemar.

    Rêver, ô rêver qu’on marche libre sur la grand-route, pour toujours, pour toujours.

     

    Jean-Joseph Julaud – 12 mars 1983

    Extrait du recueil de contes et nouvelles « Le Sang des choses », paru en 1983 aux éditions Corps 9

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