• Marécage (1984)

    by  • 1 octobre 2015 • Actualités • 0 Comments

    Marecage

    Marécage

     

    Il ne me revient pas à la mémoire ce que je faisais sur cette route dont je revois pourtant la pâleur lisse, laiteuse, sous un soleil hivernal, invisible d’un bout à l’autre du ciel. Je me rappelle seulement un paysage, une sorte de radieux marécage, immense, uniforme et lumineux, contourné par un tronçon d’orbe asphalté que gravissaient lentement et sans bruit de vagues chevaux attelés chacun à une haute charrette où se tenait debout, les rênes dans les mains, un être au sourire triste.

    J’allais moi aussi sur cette route, lentement, prenant mille précautions afin de ne point heurter les attelages que je croisais car j’étais le seul à descendre vers l’horizon étrangement bas et proche. Progressivement, j’ai senti que j’avançais dans une charrette semblable aux autres, à la différence que mon cheval, entre les longs brancards, avait quelque chose d’humain, qui le rendait à la fois pensif et vulnérable.

    Et je descendais la route, fasciné par le marécage dont la surface livide imposait au ciel même sa froideur de miroir inoccupé. Une vieille haie de barbelés distendus nous séparait de cette eau impénétrable, et des piquets de bois noirci sombraient sur sa lisière comme des mâts de navires vaincus pas l’indifférence des vents.

    Le premier attelage que j’avais croisé s’était écarté sur ma droite car je considérais la partie gauche de la route comme réservée à mon destin, imposée à ma vie et par là même exposée aux yeux des autres que j’aurais tant voulu rejoindre dans leur montée vers je ne sais quel ailleurs inconnu et heureux, si loin derrière moi. C’est pourquoi, insensiblement, je me rapprochais d’eux, au risque de les accrocher, et je notais sur le visage de ceux dont je frôlais la charrette une peur instinctive, comme s’ils craignaient qu’interrompre leur voyage, ne fût-ce qu’une seconde, aurait un caractère définitif.

    Et pourtant, malgré mon désir de leur éviter toute douleur, j’étais emporté vers eux. Devenue déclive, la route était comme l’épaule de ces forçats des moissons qui jettent d’un mouvement bref leur énorme sac de grain sur les planches poussiéreuses d’un grenier étouffant.

    C’est alors que j’arrivais au niveau du dernier attelage, alors que, soulagé, j’allais peut-être connaître le secret du marécage, que tout a basculé. Mon cheval, comme un aveugle, est allé heurter l’ultime charrette du convoi où un être pâle et désespéré me criait de lui laisser le passage. Puis, obstinément, il a continué de pousser l’attelage qui a versé, sans bruit et s’est enfoncé lentement, jusqu’aux moyeux, dans l’eau immobile de l’immense miroir froid. Je ne pouvais apporter aucune aide et déjà me retrouvais seul sur la route, sans pouvoir me retourner, emporté, sauvé par cette force même qui venait de détruire, et que je savais trop bien n’être pas animale.

    Maintenant, il va être impossible de restituer ce qui s’est passé, ce que j’ai ressenti, car il faudrait aux mots à la fois la profondeur qui les crée, et la perspective de l’infini. Mais ils ne sont rien de tout cela et, aujourd’hui, je suis pauvre avec mes outils qui se juxtaposent et glissent en surface sans aller plus loin que ma voix, que mes doigts. Cependant, que ceux qui ont parfois perçu derrière les mots une sorte d’immense écho sans autre imite que celle de l’éternité, une dimension insoupçonnée où se déploie l’inconcevable alliance de l’horreur et de la jouissance dans l’insupportable absence du temps, que ceux-là écoutent avec moi ce que j’ai entendu après avoir passé le dernier attelage, paroles que je rapporte fidèlement, impuissant à recréer l’inexprimable détresse de la voix qui les portait. Derrière moi encore elle crie :

    « Mon cheval est mort, mon cheval est mort… mon cheval est mort… »

    Cela venait du marécage, du ciel, de tout le paysage qui n’avait rien de ce que l’on peut voir les yeux ouverts. Maintenant, j’ai la terrible certitude qu’en moi, quelque part, il y a un être vaincu, enlisé dans un miroir glacé, auquel ne restent que ces mots dérisoires :

    « Mon cheval est mort… »

    Et j’ai trop peur qu’un jour, son cri sera si fort qu’il faudra bien que j’aille le sauver.

     

    Dimanche 8 avril 1984. 9h30 – 10h30

     

    Jean-Joseph Julaud. Extrait de « La Nuit Etoilée », recueil de nouvelles publié en septembre 1984, aux éditions Corps 9.

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