• Camarón, chapitre XVI

    by  • 1 octobre 2015 • Textes à lire • 0 Comments

    Tempête-à-lOuest-03

    XVI

     

     

    Petite paille sèche en équilibre sur l’arête d’une pierre… Aucun souffle dans la torpeur solitaire des terres désolées. Mais la petite paille tremble. Tout autour, rien d’autre que des touffes d’herbes grillées, de petits bataillons de cactus avec leurs bras tendus à angle droit vers le ciel, des agaves sauvages, des lataniers… Sous la course lente et descendante du soleil de cinq heures, la mata, ensommeillée depuis mille ans, porte vers l’inconnu les rêves qui la parcourent, les cauchemars qui la lacèrent.

    Loin, à la jonction des terres et de l’horizon, s’élèvent, minuscules mais obstinées, des spirales de poussière si ténues, si serrées qu’on les prendrait pour l’hésitation d’une flamme près de s’éteindre. Mais non. La flamme s’effile, s’élargit, sa base étend son emprise. C’est maintenant comme un triangle où l’ocre le dispute aux gris subtils. Tout cela se poursuit et se dissout à la fois dans l’azur le plus dur.

    Entre ciel et terre, à l’extrême portée du regard, la glissade patiente et paresseuse des urubus à tête rouge, la dérive batelée des aigles rameurs de ciel, le battement nerveux des ailes de caracaras semblent tirer vers le visible la machine à poussière qui fait trembler la terre.

    Petite paille… Elle penche, et tourne, et tombe. Le fil de la pierre se dégage et luit dans l’air torride. À l’horizon, c’est comme l’incendie. Est-ce, sous la terre, un cœur qui bat, qui cogne et pousse dans l’oubli, à flots, le sang du temps ? Et mille cœurs semblables sont-ils liés au même pacte pour que la terre gronde alors que s’approchent les torches de l’apocalypse ?

    Grêle de chocs dantesques, roulement des tambours qui ouvrent les enfers, la terre n’est plus que rafales de coups qu’on dirait martelés contre la peau d’un géant, tendue sur les abîmes. Orage dément  sans nuages et sans pluie, voilà que des éclats de lumière surgissent des torches de poussière. Bientôt s’élève et s’amplifie un cliquetis de lames crachant des éclairs. Et tout cela s’inscrit dans le suint des cuirs, les bouillants d’écume, les brûlants de sueur, les vivants et les morts.

    Ah ! Dieu d’Europe et dieux d’ici, Yahvé ou Jéhovah ou Uitzilopochtli, voyez là votre image, et tout ce qui s’ensuit.

    La horde est déchaînée et porte son galop jusqu’à la déchirure. Tout s’approche et grossit et s’empare du ciel, c’est comme un cataclysme, tout n’est plus que poussière. Les voici. Bande d’éclopés, de ratés magnifiques…

    Voici qu’on les distingue, les têtes de la soldatesque ! C’est une onde qui bout d’abord sur le corps des chevaux battus de court, le cou saisi aux antipodes de la caracole, et la bride abattue sur  l’impossible, la torrentielle allure ; ils approchent, ils sont là, les sabots claquent sur les pierres. Sur celle de la petite paille, soudain, une étincelle …

    Voici, sur sa monture fauve, le Grec et sa brassière en loques, et ses poignards qui brinqueballent, son épée ébréchée ; voici le Piémontais, massif et chevelu, affalé sur sa selle ; voici le matelot à la tête de mort, et le napolitain voleur ; et voici l’Espagnol édenté, ruiné de La Havane, qui rit aux urubus, le corps tordu sur sa grande rosse ; voici le Hollandais qui crie, le chercheur d’or et ses « youhou » comme un décor sonore dans la débâcle tellurique ; voici le Suisse déguenillé, le Suisse aux cent meurtres qui ont déformé sa lippe, l’ont figée dans le rictus hideux de l’instant où l’on tue ; voici l’Américain du Nord, ficelé dans un tissu rouge et blanc, taché de sang ; et le Monténégrin, vorace, aux mâchoires de bête, plus larges que celles de son cheval ; voici l’enfant de Valachie, celui de Moldavie et son visage d’ange entre ses deux fusils ; et voici le chasseur sanglé dans un vieux cuir noir de poudre…

    Vite, avant qu’ils disparaissent, fouaillons, afin d’atteindre leur cœur, quelques mots foreurs de mystères. C’est vif un mot, bien plus que la lumière, et nous voici, d’un seul coup, arpenteurs des territoires intimes du Grec et du Valaque, du Piémontais et du Napolitain, de l’édenté ruiné et du Suisse en guenilles…

    Ce petit mot qui brille en chacun d’eux pendant qu’ils trépident au galop endiablé de leur troupe de fous, n’est-ce pas le parent, le voisin, le cousin même du rêve ? C’est tout menu, si simple, si enfantin, leur rêve ! Cavalcadant dans la mata, de nulle part vers nulle part, ils se voient, s’imaginent dans ce boulet de poussière qui force le destin. Ils en sont fiers comme des bambins. Et ils se disent qu’un jour peut-être, pour eux tout seuls, dans un récit lu par quelque demoiselle parfumée sous le soleil de mai, ils passeront, éblouissants et terribles, conquérants, invincibles. Un chapitre pour eux seuls, qui traverse l’histoire comme ils le font, comme une déraison, comme une folie. Et la demoiselle au regard clair sous les cerisiers de mai fermera les yeux, s’imaginant à leurs côtés, éperdue de passion pour le plus balafré, pour le plus intrépide, pour l’ancien flibustier des Caraïbes, aux épaules dorées, puissantes…

    Grec, Espagnols, Piémontais, Suisses, Américains, Valaques, Moldaves… Il faut toujours se méfier des rêves : parfois, ils se réalisent ! Voilà qui est fait.

    Il en manque un à cet appel du hasard dans les solitudes de la mata au sud de Soledad. Il s’était arrêté tout à l’heure afin de fixer une sangle avant que la troupe déboule dans le paysage. Lui, qui passe au petit trot, en retard, barbe blanche et sombrero, longue pelisse noir et rouge, pantalon enfoncé dans les bottes de cuir jaune, lui, nettoyeur de villages, ogre en éveil du soir au matin, c’est Dupin.

    Assassins.

     

    « Camarón » – Jean-Joseph Julaud, éditions Le Cherche midi, 2008

     

     

     

     

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