• Contre le daltonisme

    by  • 4 juillet 2015 • Textes à lire • 0 Comments

    ripe orange with leaves on white background

     

     

    Extrait de « Ça ne va pas ? Manuel de poésiethérapie », paru aux éditions du Cherche midi en janvier 2012.

     

    Attention ! Le feu est orange. Vous arrivez à une vitesse qui vous permet de vous arrêter tranquillement. Mais soudain, dans votre cerveau limbique de reptilien, une idée serpente, vive comme l’éclair : « Ca va passer ! »

    C’est comme une morsure, délicieuse, on ne sait où dans le corps, plutôt près du cœur « Ca va passer ! » Vous foncez ! Mais le pandore de service vous arrête un peu plus loin :

    – Vous êtes daltonien ?

    Et là, vous commencez à douter. Si vous êtes passé, c’est que quelque part en vous, ce feu était vert, bien vert. Il y a un doute.

    – Vous êtes sûr, Monsieur l’agent, que…

    Il se met dans une colère dont vous ne parvenez pas à identifier la couleur. Vous voulez alors lui faire des yeux noirs, vous vous trompez et lui lancez un regard rose comme la vie. Il se radoucit :

    – Vous m’avez fait une peur, tout à l’heure, dit-il,  une peur… C’est de quelle couleur déjà, la peur ?

    – La peur ? Vous voyez, vous aussi, vous souffrez de dyschromatopsie !

    – Vous croyez ? Mais alors, le feu ?…

    – Je vous assure, Monsieur l’agent, pour moi, tout à l’heure, et tout au fond de moi, il était vert, le feu…

    – Vert, le feu ? Pourtant, dans mon pavillon de banlieue, le soir de Noël, nous stationnons, ma femme, mes enfants et moi-même, devant un feu de chêne, bien rouge…

    – Qui vous dit que ce n’est pas du bois vert ?

    – Alors vous pensez… Il faut que je me repose, que dès la fin de la semaine, je me mette au rouge.

    – Vous voulez dire « au vert », parce qu’ « au rouge »…

    – Oui, j’y suis depuis longtemps, ça me tourne la tête… Mais, comment faire maintenant ? Comment vais-je être sûr du monde et de ses tons, et comment vais-je voir la peur et la colère, l’arbitre et ses cartons, la robe des grands crus, les couleurs du ballon…

    – Il nous faudrait un test, quelque chose de sûr. Montez dans ma voiture. Je viens de m’acheter ce soir, tout Paul Eluard. Cherchons si par hasard…

    Vous feuilletez ensemble et soudain vous tombez sur ce poème qui fait tant se pâmer les professeurs de faculté, intitulé on ne sait trop pourquoi « Premièrement », et qui commence par « La terre est bleue comme une orange ».

    Vous commentez ce vers, longtemps, plus longtemps encore. Et ça n’en finit pas. Comme l’ont fait avant vous les docteurs à bonnet.

    La nuit s’avance, vous en êtes à la dixième ligne : « Les guêpes fleurissent vert » et vous vous dites que désormais vous en êtes certains, Eluard était daltonien : l’indice le plus sûr, outre cet invraisemblable fleurissement de guêpes vertes, c’est la confusion de l’orange et du bleu !

    – L’orange, foi de pandore, c’est entre le rouge et le vert ! Comme la colère est noire, la peur bleue, la robe blanche pour l’amour, et le feu rouge, bien rouge ! Il était rouge ! Je suis guéri, miracle, je suis guéri ! Ah, mon gaillard, vous êtes pris !

    Et, juste au moment où « l’aube se passe autour du cou un collier de fenêtres », l’agent, hors de votre voiture s’élance, et vous dresse une contredanse.

    Que vous importe, vous êtes heureux. Avec un seul Eluard, vous guérissez deux yeux !

     

    Voici ce poème détecteur de dyschromatopsie. Il permet aussi de dévoiler le daltonisme intellectuel : ne voir que par Eluard relève donc d’une sorte d’infirmité.

     

     

    Premièrement

     

     

    La terre est bleue comme une orange

    Jamais une erreur les mots ne mentent pas

    Ils ne vous donnent plus à chanter

    Au tour des baisers de s ‘entendre

    Les fous et les amours

    Elle sa bouche d’alliance

    Tous les secrets tous les sourires

    Et quels vêtements d’indulgence

    A la croire toute nue

    Les guêpes fleurissent vert

    L’aube se passe autour du cou

    Un collier de fenêtres

    Des ailes couvrent les feuilles

    Tu as toutes les joies solaires

    Tout le soleil sur la terre

    Sur les chemins de ta beauté.

     

    Paul Eluard

     

     

    Notre conseil : Si vous êtes le pandore verbalisateur, n’insistez pas, nous étions là, le feu était bien vert quand est passé Monsieur.

     

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