• On a volé la Joconde !

    by  • 15 mai 2015 • Poème quotidien • 0 Comments

    Le Petit Parisien, 23 août 1911 : "On a volé la Joconde"

    Le Petit Parisien, 23 août 1911 : « On a volé la Joconde »

     

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    Guillaume Apollinaire, première partie. Extrait de La Poésie française pour les Nuls, éditions First, 2010.

    En attendant que vous décryptiez dans les pages qui suivent ce titre qui vous réserve une étonnante surprise, virgule, revenons sur une phrase de la lettre d’Arthur Rimbaud à Paul Demeny, écrite le 15 mai 1871, où il veut tout briser, tout changer, tout casser, l’enragé : « le poète est un voleur de feu ». Soit, Arthur, soit ! On a fait tout un foin de ce « voleur de feu » que doit devenir le poète selon le Carolopolitain (eh bien quoi ! c’est le nom des habitants de Charleville, cité natale de l’ « homme aux semelles de vent » selon Verlaine), mais – Arthur ne l’a pas précisé dans sa lettre – le poète peut-il devenir le voleur d’autre chose, un voleur de Joconde par exemple ? Tentons de répondre à cette question en compagnie de Wilhelm Albert Włodzimierz Apolinary de Wąż-Kostrowicki, en plus court : Guillaume Apollinaire.

    On a volé la Joconde !

    Demandez le Petit Parisien ! Demandez le Petit Parisien ! Cinq centimes, vous saurez tout sur le vol de la Joconde ! On a volé la Joconde ! Incroyable nouvelle en ce 23 août 1911 à la une du million d’exemplaires du Petit Parisien au sous-titre un brin vantard mais justifié : « Le plus fort tirage des journaux du monde entier ». Suivons un peu Louis Andrieux, son fondateur qui, son exemplaire sous le bras, fait un détour pour rentrer dans son foyer où l’attendent femme et enfants.

    Chut !…

    Ce détour conduit Louis Andrieux (chut !…) avenue Carnot à l’ombre de l’Arc de Triomphe. Il pousse la porte d’une pension de famille dont la fondatrice et directrice l’attend, comme chaque jour, en compagnie de son fils de quatorze ans. Evidemment, vous vous demandez qui est cet adolescent qu’embrasse sur le front Louis Andrieux… Vous le saurez bientôt, dès que vous entrerez dans la vie d’un autre poète, prénommé lui aussi Louis… Trêve de diversion ! Occupons-nous de la Joconde…

    Picasso, un voleur ?

    Demandez le Petit Par… Quoi ? La Joconde ? « Comment, depuis quand ? On ne sait pas… Il nous reste le cadre » voilà ce qu’on peut lire au début de l’article. Et ce n’est pas tout : de nombreux objets d’art exposés au Louvre – des statuettes hispaniques notamment –  ont précédé Mona Lisa sur le chemin de l’exil forcé, ou plus simplement de quelque appartement parisien où des amateurs éclairés les contemplent à loisir, ébahis et éblouis ! Picasso, justement, fait partie de ces contemplateurs qui confinent au contemplatif.  Picasso ? Un voleur ? Point du tout : Picasso a acheté deux statuettes à Géry-Piéret, un aventurier belge. Celui-ci en a vendu une troisième… à Paris-Journal qui suit de très près l’affaire et va publier dans les deux ans qui conduisent au repaire de La Joconde en Italie, une série d’articles à suspense, qui multiplient ses ventes, sans atteindre, cependant, celles du Petit Parisien…

    Le moulin-passoire

    Le Louvre, à cette époque est l’hybridation du moulin – on y entre sans contrôle – et de la passoire – on en extrait ou soustrait ce qu’on veut ; pas vu, pas pris… Lorsque Picasso apprend l’affaire, il court chez Guillaume Apollinaire, collaborateur régulier du Petit-Journal, auteur d’articles très informés sur l’absence de sécurité au Musée. Guillaume Apollinaire, journaliste, critique d’art, ami de Derain, Vlaminck, du Douanier Rousseau, de Dufy qui illustre cette année-là son Bestiaire, Apollinaire l’auteur d’un roman érotique paru en 1907, signé seulement G.A. : Les Onze mille verges, Apollinaire, le poète aux cent amours et cent ruptures, c’est lui qu’on soupçonne du vol de la Joconde !  Pourquoi ? Parce qu’il a servi d’intermédiaire lors de la vente des statuettes volées – Géry-Piéret a été son secrétaire.

    On a retrouvé La Joconde…

    Que faire ? Le peintre et le poète pensent à jeter les œuvres d’art dans la Seine ! Mais ils se ravisent, et les portent… au Paris-Journal. Le scandale est énorme : la police perquisitionne chez Apollinaire ! Il est alors incarcéré à la prison de la Santé, le 7 septembre 1911. Géry-Piéret l’innocente. Une pétition circule afin que le poète soit libéré, ce qui est fait le 12 septembre. Les statuettes retrouvent leur place au Louvre. Et la Joconde ? Le voleur s’appelle Vincenzo Perugia, c’est un ouvrier vitrier italien qui a travaillé au Louvre, et que Mona Lisa a séduit au point qu’il a envisagé avec elle une vie meilleure… L’enlèvement réussi, il a déposé sa belle non pas dans son lit mais dessous, enveloppée et cachée dans une valise. Reparti en Italie en 1913, il tente de transformer Mona Lisa en lires le 10 décembre. L’antiquaire sollicité révèle l’affaire. Le Petit-Journal le relaie et peut titrer, en même temps que Le Petit Parisien  « On a retrouvé La Joconde » !

    Ruinée au jeu

    Cet épisode marque profondément Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky, né le 26 août 1880 à Rome, d’une mère issue de l’aristocratie polonaise et (probablement) d’un noble italien. Avant cette aventure de 1911, la vie de Guillaume Apollinaire (il signe ainsi à partir de mars 1902) est une suite de péripéties où l’étrange le dispute au pathétique. Étrange la conduite de Madame de Kostrowitzky, laissant ses deux garçons sans ressources près de Spa en Belgique où elle a tout perdu au jeu ; elle leur demande de quitter l’hôtel où ils séjournent sans payer et de la rejoindre à Paris ! Pathétiques les amours de Guillaume qui tente de séduire une Maria à dix-neuf ans, une Linda, à vingt ans, une Annie à vingt et un ans, une Yvonne à vingt-trois ans, et puis enfin, Marie Laurencin, à vingt-sept ans, en 1907.

    Ni temps passé…

    Le Douanier Rousseau peint le portrait de Marie et Guillaume en 1908. Les deux amants se sépareront en 1912. Marie, du « Pont Mirabeau » : « Ni temps passé ni les amours reviennent / Sous le Pont Mirabeau coule la seine… », c’est Marie Laurencin (1883 – 1956), peintre et décoratrice qui demandera à être enterrée tenant dans sa main une lettre d’amour de Guillaume…

     

     

    Le Pont Mirabeau

    Sous le pont Mirabeau coule la Seine

    Et nos amours

    Faut-il qu’il m’en souvienne

    La joie venait toujours après la peine

     

    Vienne la nuit sonne l’heure

    Les jours s’en vont je demeure

     

    Les mains dans les mains restons face à face

    Tandis que sous

    Le pont de nos bras passe

    Des éternels regards l’onde si lasse

     

    Vienne la nuit sonne l’heure

    Les jours s’en vont je demeure

     

    L’amour s’en va comme cette eau courante

    L’amour s’en va

    Comme la vie est lente

    Et comme l’Espérance est violente

     

    Vienne la nuit sonne l’heure

    Les jours s’en vont je demeure

     

    Passent les jours et passent les semaines

    Ni temps passé

    Ni les amours reviennent

    Sous le pont Mirabeau coule la Seine

     

    Vienne la nuit sonne l’heure

    Les jours s’en vont je demeure

     

    Guillaume Apollinaire – Alcools, 1913

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