• Camaron, chapitre XXVIII : « Personne ne l’a vue tomber… »

    by  • 15 avril 2015 • Extraits, Textes à lire • 0 Comments

    Colibri ou oiseau-mouche

    Colibri ou oiseau-mouche

    Extrait du roman Camaron, publié en 2008 aux éditions du Cherche midi

    XXVIII

     

    Personne ne l’a vue tomber. Elle arrivait à Camarón sur son cheval revigoré par une halte dans les mares de Palo Verde. Elle l’avait laissé paître en contrebas, dans un pré un peu caché, et visité par un bras d’eau échappé de la grande mare. Un pré secret plein d’herbe drue. Et le cheval en était revenu pimpant, l’œil joyeux, presque rigolard, comme si, scientifique expérimenté, il sentait que cette façon d’être, ou plutôt de paraître, pouvait, par contagion, dissiper le nuage tenace qui rendait sombre sa cavalière.

    Au pas. Les pensées d’Ollin se sont remises en route, sages et raisonnables. Ses trois enfants, elle s’est dit qu’une heure ou deux encore dans la poussière brûlante, et elle allait pouvoir les retrouver, les serrer contre elle, respirer leur odeur de petits fauves apprivoisés, entendre leurs mots de cristal… À Soledad, elle avait pris des habits propres pour les changer. Tonatiuh, Miztli et Citlali. Qu’ils doivent être sales ! avait-elle pensé en souriant d’abord, puis en se laissant aller au rire le plus clair,  rire de mère sans contrainte, au contour attendri.

    Mon fils, mon soleil, je t’ai nommé ainsi, Tonatiuh. Tu étais le premier et tu prenais ta place à côté de mon nom : Ollin Tonatiuh, inséparables dans la pensée des mes pères. Le mouvement et le soleil levant. Ollin Tonatiuh, moi, ta mère, et toi, ma force. Avec toi dans ma vie, tout est devenu simple, et mon devoir précis : détruire pour toi la croûte menteuse de l’empire espagnol, élever de nouveau nos temples dans tout le pays, rebâtir Tenochtitlan, et t’y voir grandir. Contempler ton armée en marche, toi, chevalier aigle ou chevalier jaguar. Tu ramènes de chacune de tes campagnes des colonnes de prisonniers à la touffe de cheveux bien plantée, à l’air soumis, des prisonniers dignes du sacrifice qui les attend, qui graviront les cent quatorze degrés du grand temple la tête fière. Jamais, à ta suite, on ne trouve de ces captifs plaintifs, apeurés et lâches, qu’il faut presque porter jusqu’à la pierre de sacrifice. Et si un jour, Tonatiuh, trop entouré de Tlaxcaltèques ou de Cholulans jaloux de ta bravoure, tu reconnais en celui qui aura saisi ta mèche ton père chéri, j’irai jusqu’au palais du souverain de Tlaxcala, de Cholula, et j’exigerai le privilège de te voir gravir à côté de ton vainqueur, les marches jusqu’à leur autel. Je veux te voir te battre une dernière fois contre quatre chevaliers au sommet de la pyramide, dans cette mise en scène qu’on appelle le gladiatorio. La règle du jeu est ainsi fixée : on te donnera une fausse épée, et tes adversaires seront puissamment armés. Tu devras te montrer bien plus que vaillant pour honorer les tiens, ton peuple, et surtout ta mère, moi, Ollin, qui sangloterai de fierté ! Et si tu vaincs ces chevaliers dans le combat le plus inégal qu’on ait pu imaginer, tu auras la vie sauve. Alors, je veux, Toniatiuh, je veux que tu égales ce roi vainqueur au jeu du gladiatorio, ce roi à qui on dit « Voilà, tu peux rentrer chez toi ! Tu as gagné le droit de retrouver les tiens ». Et sais-tu ce qu’a fait ce roi, Tonatiuh ? Il est allé tout droit devant la pierre de sacrifice, et il a dit « Chez moi, c’est ici », et devant la foule recueillie, émue aux larmes, on l’a offert à la lumière… Miztli, ma fille, Mitzli, la lune souveraine, sœur du soleil, de Tonatiuh … Citlali, ma fille, l’étoile… Ah, tant de soldats, là-bas, autour de l’hacienda… Qu’arrive-t-il à Camarón ? Mon cheval, depuis tout à l’heure, tu t’es mis au galop, tu as senti que j’avais hâte… Tu dévies du chemin, mon cheval, tu veux éviter la route, les soldats allongés… Tant de blessés ? Des morts ?… Mais où vas-tu ? Vers des claquements de fusils qui partent des toits… Arrête, mon cheval, arrête-toi… Ces claquements… Oh… Qui me frappe ? Ce coup… La chaleur, la brûlure qui enfle dans ma poitrine…

    –       C’est une balle ?…

    Personne ne l’a vue tomber. Personne ne l’a entendue s’étonner, n’a remarqué son visage devenu vide tout à coup, immense, béant, comme au bord d’un abîme. Elle a répété…

    –       Une balle ?…

    Elle a glissé tout doucement de la selle, Ollin. Elle n’a plus rien dit. Ses pieds sont sortis des éperons. Ses mains ont lâché les rênes de la vie. Son corps gracile a glissé de la selle, s’est replié en touchant la terre, puis il s’est allongé, sans volonté, aveugle, vaincu. Ses cheveux soulevés par le vent du nord ont formé comme une flamme. Tout s’est éteint. Plus rien !

    Pauvre cheval pensif, la tête baissée, les rênes pendantes, il attend… Depuis des années, il la connaît, Ollin ! Il sait que jamais elle ne dort ainsi en fin d’après-midi, sur le bord des routes ! Il faut qu’il lui soit arrivé un malheur dans le cœur… Il s’approche, pose sa grosse bouche sur ses joues. Ollin, il ne faut pas dormir sous le soleil ! Alors, il trouve une solution, le cheval expert en humains, il avance, recule, s’arrête au moment où son ombre couvre le corps d’Ollin. Avec un peu de vent du nord, elle ne va pas souffrir pour atteindre la nuit.

    De Camarón, un cheval noir surgit. Son cavalier tire violemment ses rênes, surpris, et le cheval hennit, se cabre… Là-bas… Sebastian Galerza qui arrive du Chiquihuite se retourne. Il voit les tireurs sur les murs de l’hacienda. Il comprend tout, la balle perdue… Il éperonne son cheval qui s’enlève, comme ailé. Inutile de te presser, cheval de Galerza, elle est à l’ombre que je lui donne, elle dort.

    Jamais, des yeux de Sebastian Galerza, on n’a vu couler de larmes. Ou du moins pas avant ce jeudi 30 avril 1863, à six trente heures de l’après-midi.

    –       Ollin, les enfants t’attendent… Je leur ai promis… Ollin, il faut… Il faut les habiller de propre… Je les ai laissés dans la boulangerie, je savais que tu viendrais… Ils sont tous les trois sur le seuil, ils mangent du bon pain et ne quittent pas des yeux la route où je leur ai dit de te guetter … Ollin, ne meurs pas, Ollin, ils vont…

    Des larmes, mais aussi des pleurs, des sanglots, Galerza… Mais qu’est-ce que c’est que cet avare pitoyable qui découvre sur le bord d’une route à six heures trente de l’après midi, le jeudi 30 avril 1863, à une portée de fusil, hélas, de l’hacienda de Camarón, que la richesse, ce n’est pas l’or ? Tu l’aimais donc à ce point là, et tu ne le savais pas ?

    Ce que tu ignores aussi, c’est qu’en ce moment précis, sur la route, derrière toi, une foule s’est rassemblée, et qu’elle s’avance, lente, tout en majesté. On entend des sonnailles, des conques et des tambours. Elle t’entoure, et tu ne la vois pas. Tu as beau serrer contre ta poitrine la poitrine en sang d’Ollin, elle te quitte, elle s’en va. Elle se lève, éblouie.

    Il est venu la chercher, il est là, il descend de sa litière. Ses serviteurs déroulent sous ses pieds de précieux tapis… Il s’avance et lui tend le bras : Montezuma ! Montezuma Yocoyotzin ! Et, près de lui, Cuauhtemoc, le dernier empereur de Tenochtitlan Mexico, celui qui se rendit le 13 août 1521 à Cortès qui l’assassina.

    Et puis voici Tlacaelel, le grand architecte des âmes, Ahuitzotl, Tizoc, Axayacatl, souverains conquérants… Ollin est belle dans la parure qu’ils lui ont apportée ! Elle s’en revêt, mais s’aperçoit qu’elle est faite de lumière, seulement de lumière. Alors elle exulte, Ollin, elle sait qu’elle va dès le matin accompagner la course du soleil, rire et danser dans la fête sans trêve. Et dans quatre ans, lorsqu’un colibri s’attardera dans ta maison, lorsqu’il cherchera le regard de tes enfants, Galerza, il faudra que tu leur dises que c’est l’âme d’Ollin. Elle ne vous quittera pas.

    Allons, Galerza, debout ! Jette aux ronces ton or et tes soutanes. Celle qui est partie vit maintenant en toi !

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