• Contre les inégalités d’humeur

    by  • 15 février 2015 • Extraits • 0 Comments

    Le baiser - Robert Doisneau (1912 - 1994)

    Le baiser de l’Hôtel de ville – Robert Doisneau (1912 – 1994)

    Extrait de « ÇA NE VA PAS ? »… Manuel de poésiethérapie, paru en 2001 aux éditions du cherche midi

     

    Contre les inégalités d’humeur

     

     

    Rien de plus mystérieux que l’humeur des gens. Elle varie souvent d’un jour à l’autre. Parfois même, dans la journée, elle tourne comme le vent, la brise devient bise et mord le passant.

    En vérité, l’état de l’humeur n’est qu’un demi-mystère. En effet, chacun sait combien l’éveil, chaque matin, est important. Ne dit-on pas d’ailleurs de quelqu’un qui a l’humeur maussade : «Il s’est levé (ou, plus souvent, elle s’est levée) du pied gauche ! ». Euphémisme ! Le pied n’est pas coupable. C’est en amont qu’il faut chercher les causes.

    On peut même remonter jusqu’à l’endormissement. « Longtemps, je me suis couché de bonne heure… », cet incipit exemplaire inaugure à la fois « A la recherche du temps perdu », et une très belle plongée dans les labyrinthes morphiques. Marcel Proust y avoue combien le baiser de sa mère était important pour qu’il trouvât la paix au seuil de la nuit.

    Il eût aimé qu’elle le baisât plusieurs fois, mais elle s’y refusait, non qu’elle fût économe de douceur, mais elle craignait que cela contrariât son mari qui lui aussi avait envie de baisers.

    On le constate, le baiser et ses tendresses sont essentiels non seulement pour inaugurer le sommeil, mais pour en sortir gai et content. L’humeur est ainsi régulée en son optimum, pour la journée.

    Quotidiennement, on doit donc relâcher ses buccinateurs et ses risorius, durcir et tendre son orbiculaire, afin de baiser comme il faut son partenaire, le matin, bien sûr, mais aussi le soir – Proust en démontre la nécessité, lui qui, frustré que sa mère ne redoublât ou ne trissât point, fut toute sa vie mi-figue, mi-raisin.

    Mais qu’est-ce que baiser ?

     

     

    « Baiser. Le mot est doux.

    Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l’ose ;

    S’il la brûle déjà, que sera-ce la chose ?

    Ne vous en faites pas un épouvantement :

    N’avez-vous pas tantôt, presque insensiblement,

    Quitté le badinage et passé sans alarmes

    Du sourire au soupir, et du soupir aux larmes !

    Glissez encore un peu, d’insensible façon :

    Des larmes au baiser, il n’y a qu’un frisson ! »

     

    Sous le balcon de Roxane, dans l’obscurité, c’est le branle-bas ! Cyrano, le laid au grand nez, fait monter aux oreilles de la jeune fille les niaiseries de circonstance, afin que Christian de Neuvillette, jeune, beau et bête, aille cueillir sur les lèvres de l’aimée, ce qu’il espère.

    Celle-ci, après avoir entendu une première définition du terme, s’exclame :

     

    « Taisez-vous ! »

     

    Il faut savoir qu’en une telle situation, ce « Taisez-vous ! » dans la bouche d’une femme est l’équivalent de l’expression « Vas-y ! ». Ce que comprend fort bien Cyrano qui poursuit :

     

    « Un baiser, mais à tout prendre qu’est-ce ?

    Un serment fait d’un peu plus près, une promesse

    Plus précise, un aveu qui veut se confirmer,

    Un point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer ;

    C’est un secret qui prend la bouche pour oreille,

    Un instant d’infini qui fait un bruit d’abeille,

    Une communion ayant un goût de fleur,

    Une façon d’un peu se respirer le cœur,

    Et d’un peu se goûter, au bord des lèvres, l’âme ! »

     

    Roxane :

     

    « Taisez-vous ! »

     

    Cyrano :

     

    Un baiser c’est si noble, madame… »

     

    Et ça continue, jusqu’à ce que, finalement, Christian de Neuvillette, grimpe au balcon et s’occupe, avec Roxane, de l’i du verbe aimer.

    Évidemment, Roxane est ravie, et se montre d’une parfaite bonne humeur jusqu’à la fin de la pièce.

    Voilà qui démontre que, bien baisée, une femme, telle que Roxane, répand autour d’elle une gaieté communicative. Mal baisée, au contraire – c’est-à-dire victime de la déficience du muscle orbiculaire de son partenaire -, elle promènera sur ses semblables un regard méchant, aura pour chacun une parole désagréable, se plaindra sans cesse de malaises divers, souvent imaginaires.

    Ce profil très commun étant en augmentation, il est temps de proposer contre ces inégalités de l’humeur un traitement sous la forme d’un poème thérapeutique qui nous vient du XVIème siècle, et dont l’efficacité n’est plus à prouver

    Son auteur, Louise Labé y donne des indications précises sur l’action elle-même, et révèle combien de fois elle doit être pratiquée.

    Ainsi, dans le premier vers, on dénombre quatre itérations : « Baise m’encor » signifie qu’une première opération s’est déroulée, et qu’on est déjà à la deuxième. « Rebaise-moi » évoque la troisième fois ; et « baise », en fin de vers, la quatrième. Quatre fois ! Etant donné qu’aucune indication du moment de la journée n’est fournie, on peut en déduire que la recette est applicable le matin et le soir, et même l’après-midi.

     

     

    Baise m’encor…

     

     

    Baise m’encor, rebaise moy et baise :

    Donne m’en un de tes plus savoureus,

    Donne m’en un de tes plus amoureus :

    Je t’en rendrai quatre plus chaus que braise.

     

    Las, te plein tu ? ça que ce mal j’apaise,

    En t’en donnant dix autres doucereus.

    Ainsi meslans nos baisers tant heureus

    Jouissons nous l’un de l’autre à notre aise.

     

    Lors double vie à chacun en suivra.

    Chacun en soy et son ami vivra.

    Permets m’Amour penser quelque folie :

     

    Tousjours suis mal, vivant discrettement,

    Et ne me puis donner contentement,

    Si hors de moy ne fay quelque saillie.

     

    Louise Labé

     

    Notre conseil : Si vous estimez que, même sans le traitement proposé, vous faites preuve d’une égale bonne humeur au quotidien, effectuez auprès de votre entourage une discrète enquête sur vous-même. Vous aurez sans doute des surprises, voire des propositions…

     

     

    Jean-Joseph Julaud – Extrait de « ÇA NE VA PAS ? »… Manuel de poésiethérapie, paru en 2001 aux éditions du cherche midi

     

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