• « Rencontre », extrait du recueil de nouvelles « La Nuit étoilée » paru en 1984

    by  • 1 janvier 2015 • Textes à lire • 2 Comments

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    RENCONTRE

    I

    Tu as l’air d’un vieux chemin tant de fois parcouru, plein de touffes d’herbe dure comme des talons à leur dernier pas. Et moi d’une vieille route bossue qui zigzague dans la détresse de ne mener nulle part, heurte son front, dans le soir qui se lève, à la liberté que tu berces sans cesse d’un bout à l’autre de tes limites comme l’éternel nouveau-né dont on espère en vain le sourire.

    Tu as l’air d’un chemin, parce qu’un chemin, contrairement à l’âme des hommes, commence et finit.

    Je suis la route et déroule mon fil gris dans l’immobile verdure qui décide dans ses huis clos matinaux l’humide naissance des arcs-en-ciel. Il me semble, mais je voudrais tant en être sûr, que parfois on me dit responsable de leurs couleurs, auteur de leurs courbes parfaites qui apprennent la douceur de l’instant. Au vrai, je viens de bien trop loin pour prétendre à leur paix et l’on n’a pas besoin de moi pour aller jusqu’à eux.

    Tu ne connais rien des arcs-en-ciel, tu ne connais rien des prairies et pourtant tu parles de liberté. Je crois qu’il est midi parce que le temps s’arrête au-dessus de nous, parfait dans sa lumière verticale où rayonne la croix de notre rencontre. De cela non plus, tu n’as rien dit. Tu n’as rien vu.

    Hier, il y a bien longtemps peut-être, j’ai longé ce qu’on a coutume d’appeler une rivière avec ces mots de surface qui ignorent la profondeur et le sens des choses. Une rivière, c’est ce que tu pourrais être si tu avais un regard. Elle allait très douce et large, lisse, complice du ciel et de ses berges, avec des courbes infinies, comme des gestes de tendresse. Et tous les rêves que j’avais pu faire étaient là, ceux que me demandaient les souffrances de ma sécheresse, mes côtes étroites et harassées, mes pentes pleines de peur, imprévisibles, l’interminable ennui des plaines et surtout mes bermes prisonnières, salies d’éclaboussures, séparées des prairies qu’elles tentent de rejoindre, à chaque carrefour.

    Tu ne comprendras pas que c’est d’abord la présence de l’eau que j’ai sentie car la nuit que tu ignores ne m’épargne pas. Ainsi je sais qu’à l’approche de longues nappes liquides existent des silences que jusqu’ici je nommais lacs sans pouvoir imaginer qu’un jour l’un d’eux serait à la paix ce que je suis au bruit. Cette nuit-là, mon impatience de l’aube était grande. On allait, tantôt loin, tantôt tout proche de moi, comme j’aurais tant voulu aller, réconcilié avec ma naissance que je cherche partout. Je savais qu’au petit jour je pourrais désormais épauler ma solitude, ne fût-ce qu’au souvenir limpide de celle qui avait désaltéré la mienne.

    L’espoir, tu ne dois pas savoir non plus ce qu’est l’espoir. C’est ce que tu serais si tu savais entendre. Il s’est levé en même temps que le soleil qui m’a dévoilé avec d’infinies précautions le silence de la nuit. Sombre d’abord, comme le front qui émerge du sommeil, elle, ma rivière, a commencé de se parer de couleurs par milliers, bien plus riche que la palette des peintres dont il faudra bien un jour avouer l’impuissance face à la vie qu’ils prétendent surprendre, puisque je sais, moi, que jamais la couleur ne fait halte, sinon dans la mort.

    Plus par détresse que par faiblesse, j’ai cru qu’elle se parait pour moi et j’ai couru vers elle, au grand jour, profitant de deux haies de genêts en fleur qui dévalaient vers sa rive. L’infime reflet d’or qu’ainsi je lui offrais l’a peut-être séduite, peut-être irritée ; je n’ose rien m’avouer qui pourrait abîmer ce qu’a bâti ma mémoire depuis cet instant, refuge en moi, pour elle et pour moi, où tu n’entreras jamais.

    Te dire combien de fois, par la suite, j’ai voulu l’approcher est superflu puisque tu ne sais rien de l’inutile. Peu à peu, j’ai compris que je n’étais rien pour elle, qu’il allait falloir pour la côtoyer enfin et longtemps, choisir une autre voie, modeste, discrète, et qui se laisse aller le long de lents clapotis, dentelle des sons. Ainsi, je me suis fait halage étroit avec pour souvenir dans mes ornières profondes, le pas de chevaux à péniches dont plus d’un mourut loin de sa stalle, couché dans le repli d’une haie crépusculaire où le voyageur encore fait halte, assailli d’incertitudes, de questionnements qu’apaise le mouvement tranquille de l’onde.

    Ma rivière était de celles qui savent le mieux apaiser. Pourquoi te le dire puisque tu es de ceux qui n’en auront jamais besoin ? J’ai tout appris d’elle, tout connu, jusqu’à cette nuit incompréhensible dont je me demande encore si je l’ai bien vécue ou si elle n’est qu’une de ces déchirures qu’installe dans la mémoire l’intensité du désir. Pour tout te dire, il me semble qu’un instant, la berge s’est arrêtée, me laissant la place. J’ai aussitôt senti contre mon front la vague lèvre humide dont je n’avais jamais compris les murmures. Et puis, j’ai avancé, avancé encore avant de m’endormir pour la première fois.

    C’était hier, il y a longtemps peut-être. Au petit matin, sans que je sache pourquoi, j’avais quitté le lit de ma rivière et j’étais déjà loin. Ample et large, je contournais un bois plein de brumes. C’est pourquoi je te disais mon doute tout à l’heure, les brumes et le rêve ont parfois tant de ressemblances qu’il faut attendre midi pour regagner la raison.

    Tu ne connais rien des rivières et pourtant tu demeures en silence. Je crois qu’il est midi parce que le temps repart et m’invite à l’adieu. Il faut qu’aujourd’hui je trouve un pont, un pont de pierre avec de larges arches qui rejoignent à la fois le bleu de l’eau et celui du ciel, celui de ma rivière.

    Un jour, je sais que j’atteindrai un gué oublié, invisible d’une berge à l’autre, avec pour souvenir encore le pas de lents chevaux, mais conquérants ceux-là, et je vivrai de leurs espoirs pour toujours.

    Tu comprends, me dis-tu, pourquoi je cherche un gué, tu comprends ma rivière, tu parles pour la première fois comme pour me retenir alors que je m’en vais, plus sûr de mon chagrin que de tes limites qui s’effacent enfin.

    L’amour, tu ne sais rien de l’amour. C’est ce que tu seras quand je t’aurai quittée.

    II

    Comment peut-il partir ainsi, quitter tout ce que nous avons été, que nous avons bâti ? Je croyais le connaître et ne connaissais rien. J’avais pris jusqu’ici son silence quotidien pour le terrain privilégié de notre entente. Il ne parlait pas, je l’avais toujours connu ainsi depuis notre rencontre ; au vrai, il ne parlait plus. Tous ces matins où je taisais des phrases anodines montant à mes lèvres pour que vienne sur son front, dans le silence, la tranquille lumière qui faisait mon bonheur, tous ces matins où je croyais gagner encore un degré vers son âme si lointaine n’ont donc été que les distances ajoutées qui font que nous nous sommes perdus.

    J’ai pourtant respecté tout ce qu’il avait construit autour de lui, ces remparts qu’il m’aurait été si doux de franchir tellement je sentais d’attentes derrière eux. Il vivait d’attentes, je le savais et c’est pourquoi je n’ai rien forcé. Je l’ai laissé aller, libre, bien plus que moi-même puisque j’avais décidé des limites à la mesure de ses retours emplis de déception, des limites rassurantes où il se réfugiait avec ce que j’ai toujours pris pour la plus belle des tendresse qu’on me pût donner, mais qui n’était que la traîne d’amours immenses venant encore de traverser des déserts où elles s’étaient épuisées. C’est du moins ce que je pense maintenant qu’il est parti et que je commence d’apprendre, dans l’absence, ce que j’aurais dû être.

    Plus que sa présence dont je ne me déshabitue pas, son souffle me manque parce qu’il me donnait la vie, m’environnait d’une respiration neuve à chaque soulèvement de poitrine où si souvent j’ai laissé ma main se perdre, folle, jusqu’aux battements de son cœur identique à celui d’un oiseau captif entre deux paumes, et qu’on lâche d’un regard vers son chant suspendu aux portées imaginaires d’un ciel où l’on voudrait s’étendre.

    Avec lui, j’avais oublié le temps puisqu’il m’était coutumier de prendre son visage entre mes mains pour y retrouver toujours la même minute effleurant mes lèvres de sa perfection d’éternité, instant volé, caché dans les lisières matinales et qui refuse l’ordre de fuite donné par quelque cadran froid aux aiguilles de lumière morte. J’avais oublié les autres qui emplissent de fadeur les jours qu’ils traversent comme leurs propres portefaix, avec des fronts lourds d’ombres, des mains pleines de refus et des pas qui hésitent parce que rien ne les guide comme nous guidaient les nôtres, l’un vers l’autre. Oublié les nuages qui grisaillent jusqu’aux mots qu’il faudrait taire, mais aimé la pluie.

    Je l’attends et il pleut sur la prière de mes mains jointes sur son image que mes paupières fermées, crispées, retiennent comme un sanglot interdit, sur son nom qui s ‘échappe, sans cri, de mes lèvres entrouvertes. Je l’attends, craintive comme un chemin de terre qu’on chasse du village et qui va hésitant vers l’oubli, redoute l’herbe sauvage qui l’efface pour l’emmener dans la tristesse déserte d’une prairie dont il ne trouvera jamais la sortie. De hautes haies s’élèvent en moi et masquent la route qui fuit avec lui (…).

    Jean-Joseph Julaud, 18 juin 1983.

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    2 Responses to « Rencontre », extrait du recueil de nouvelles « La Nuit étoilée » paru en 1984

    1. Philippe
      26 décembre 2014 at 10 h 54 min

      Ce texte est magnifique….
      Emotion très intense lors de la lecture.

      • jjj
        26 décembre 2014 at 12 h 10 min

        Merci pour ce partage de pages écrites voilà… enfin, c’était en 1983 – le dire ainsi tempère l’implacable arithmétique qui a failli me pousser à écrire trente et un ans.

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