• Musset et sa muse, deuxième partie

    by  • 7 juin 2014 • Poème quotidien • 0 Comments

    Pierre Auguste Renoir Vue de Venise (Le Palais des Doges), 1881.

    Pierre Auguste Renoir
    Vue de Venise (Le Palais des Doges), 1881.

     

     

    Extrait de La Poésie française pour les Nuls, éditions First, 2005.

    Des nouvelles de la vie d’Alfred ? Frêle esquif en dérive, chargé de bamboche, de débauche et de ribotes, elle n’attend qu’un pilote qui surgit à ses côtés lors d’un dîner mondain, le 18 juin 1833. Ce pilote s’appelle George. George Sand ! Elle est née Aurore Dupin en 1804, elle a épousé le baron du Devant avant de prendre pour amant l’auteur dramatique Jules Sandeau. De ce Jules qu’elle abandonne en 1833, elle ne conserve que la première syllabe du nom pour se fabriquer un pseudonyme précédé du prénom George, sans « s ». Drôle de femme qui fume, porte le pantalon, couve ses amants comme une mère poule, écrit sans cesse, pour vivre.

    « Je suis amoureux de vous »

    D’abord couvé des yeux, Alfred éclot dans le cœur de George, l’enflamme. Le 26 juillet, il lui écrit : Mon cher George, j’ai quelque chose de bête et de ridicule à vous dire. Je vous l’écris sottement au lieu de vous l’avoir dit, je ne sais pourquoi, en rentrant de cette promenade. J’en serai désolé, ce soir. Vous allez me rire au nez, me prendre pour un faiseur de phrases dans tous mes rapports avec vous jusqu’ici. Vous me mettrez à la porte et vous croirez que je mens. Je suis amoureux de vous. Je le suis depuis le premier jour où j’ai été chez vous. Trois jours plus tard, ils deviennent amants

    Le cauchemar vénitien

    Musset pense avoir trouvé en elle la femme de sa vie. Il croit y déceler ce qu’il cherche depuis toujours : l’intelligence jointe à la fantaisie inspirée. Dès le début d’août, lors d’une promenade à Fontainebleau, George découvre Alfred le malade, l’halluciné, le presque fou, qui la terrifie. Au lieu de fuir, elle étend davantage ses ailes protectrices, et décide de partir en décembre avec lui pour Venise, la ville des grandes amours. De Lyon à Marseille, le couple s’accommode de la compagnie d’un Stendhal fatigant d’exubérance, avant d’arriver à Venise le 31 décembre 1833. Pendant que George guérit d’une dysenterie et tente d’écrire pour gagner quelque argent, Alfred fréquente les bouges, s’étourdit, en perd quasiment la tête.

    Le diable Alfred

    La fièvre typhoïde le terrasse et le maintient entre la vie et la mort pendant plusieurs semaines. George et le médecin vénitien Pietro Pagello se relaient à son chevet tout le jour, mais bientôt, font nuit commune…Le 29 mars 1834, Alfred, meurtri, quitte Venise, seul. George retrouve la paix et Paris trois mois plus tard avec le sage Pagello. Mais le diable Alfred surgit de nouveau. Pagello retourne en Italie. Jusqu’en février 1835, George et Alfred vivent l’exaltation et la torture d’une passion qui brûle ses derniers feux. 6 mars : tout est fini. George est partie, à Nohant, chez elle, les deux amants ne se reverront pas. Alfred ne demeure pas seul : il invite… sa muse, invisible, à sa table, lui prépare un couvert, installe deux flambeaux, et, dialoguant avec sa transparence, commence à écrire La Nuit de Mai, poème d’un lyrisme élégiaque, sentimental à l’excès pour certains, sincère et bouleversant pour d’autres, ………………… pour vous.

    Les quatre Nuits

    Quatre Nuits, celle de Mai, de Décembre, d’Août et d’Octobre, autant de cycles de vie. Voici, de La Nuit de Mai, le passage le plus connu qui commence magnifiquement sur les « chants désespérés » et se poursuit de façon peu ragoûtante, pour les lecteurs sensibles, par l’image fameuse du pélican nourrissant ses petits de son sang jusqu’à en mourir – fausse légende puisque les ornithologues de notre temps nous ont appris que le pélican n’est pas si bête : il emmagasine des poissons sanglants dans la poche de son bec où ses petits vont les chercher. Musset y voit la symbolisation du poète… On retrouve dans ce poème la même variété dans la disposition des rimes que celle observée dans Rolla (plates, croisées, embrassées).

     

    Les Plus désespérés…

    Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,

    Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.

    Lorsque le pélican, lassé d’un long voyage,

    Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,

    Ses petits affamés courent sur le rivage

    En le voyant au loin s’abattre sur les eaux.

    Déjà, croyant saisir et partager leur proie,

    Ils courent à leur père avec des cris de joie

    En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux.

    Lui, gagnant à pas lents une roche élevée,

    De son aile pendante abritant sa couvée,

    Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.

    Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;

    En vain il a des mers fouillé la profondeur ;

    L’Océan était vide et la plage déserte ;

    Pour toute nourriture il apporte son cœur.

    Sombre et silencieux, étendu sur la pierre

    Partageant à ses fils ses entrailles de père,

    Dans son amour sublime il berce sa douleur,

    Et, regardant couler sa sanglante mamelle,

    Sur son festin de mort il s’affaisse et chancelle,

    Ivre de volupté, de tendresse et d’horreur.

    Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,

    Fatigué de mourir dans un trop long supplice,

    Il craint que ses enfants ne le laissent vivant ;

    Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,

    Et, se frappant le cœur avec un cri sauvage,

    Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,

    Que les oiseaux des mers désertent le rivage,

    Et que le voyageur attardé sur la plage,

    Sentant passer la mort, se recommande à Dieu.

     

    Alfred de Musset – Poésies nouvelles, La Nuit de Mai, 1850

     

    Le mal que peut faire une femme…

    Après La Nuit de Mai, Musset remet le couvert, et les flambeaux, pour dialoguer avec sa muse ; il écrit La Nuit de décembre où apparaît son double, vêtu de noir, étrange trace de ses visions hallucinées ; puis vient en 1836, La Nuit d’Août :

    (…) Hélas ! toujours un homme, hélas ! toujours des larmes !

    Toujours les pieds poudreux et la sueur au front !

    Toujours d’affreux combats et de sanglantes armes ;

    Le cœur a beau mentir, la blessure est au fond.(…)

     

    En 1837, la table est toujours là, toujours prête pour les désespoirs d’Alfred et de sa muse à qui il confie, entre autres, que le travail l’a fait survivre. Il écrit La Nuit d’Octobre qui clôt le cycle des Nuits :

     

    (…) Jours de travail ! seuls jours où j’ai vécu !

    Ô trois fois chère solitude !

    Dieu soit loué, j’y suis donc revenu,

    À ce vieux cabinet d’étude !

    Pauvre réduit, murs tant de fois déserts,

    Fauteuils poudreux, lampe fidèle,

    Ô mon palais, mon petit univers,

    Et toi, Muse, ô jeune immortelle,

    Dieu soit loué, nous allons donc chanter !

    Oui, je veux vous ouvrir mon âme,

    Vous saurez tout, et je vais vous conter

    Le mal que peut faire une femme (…)

     

    Souvenir

    En 1841, Musset se souvient de sa passion amoureuse, de George, d’autres figures peut-être que le passé transforme en étapes de bonheur pur ; il fait son « Lac » comme Lamartine, s’exerce aux regrets dans le chant le plus pur de la lyre romantique ; son « Souvenir » berce une mélancolie douce et raffinée, même si on peut n’y voir que l’exercice de style d’un poète qui, à son tour, tombe dans le lac…

    J’espérais bien pleurer, mais je croyais souffrir

    En osant te revoir, place à jamais sacrée,

    Ô la plus chère tombe et la plus ignorée

    Où dorme un souvenir !

     

    Que redoutiez-vous donc de cette solitude,

    Et pourquoi, mes amis, me preniez-vous la main,

    Alors qu’une si douce et si vieille habitude

    Me montrait ce chemin ?

     

    Les voilà, ces coteaux, ces bruyères fleuries,

    Et ces pas argentins sur le sable muet,

    Ces sentiers amoureux, remplis de causeries,

    Où son bras m’enlaçait.

     

    Les voilà, ces sapins à la sombre verdure,

    Cette gorge profonde aux nonchalants détours,

    Ces sauvages amis, dont l’antique murmure

    A bercé mes beaux jours.

     

    Les voilà, ces buissons où toute ma jeunesse,

    Comme un essaim d’oiseaux, chante au bruit de mes pas.

    Lieux charmants, beau désert où passa ma maîtresse,

    Ne m’attendiez-vous pas ?

     

    Ah ! laissez-les couler, elles me sont bien chères,

    Ces larmes que soulève un cœur encor blessé !

    Ne les essuyez pas, laissez sur mes paupières

    Ce voile du passé ! (…)

     

    Alfred de Musset – Poésies nouvelles, Souvenir, 1850

     

     

    Les malheurs d’Alfred

    En 1837, dans son roman, La Confession d’un enfant du siècle, Musset raconte les rêves et les illusions d’une jeunesse en mal d’aventure et de gloire – Napoléon en a fait des déçus en partant sur l’île de Sainte-Hélène ! Les personnages de Musset s’appellent Octave, un jeune homme amoureux de Brigitte qui finira dans les bras de Smith. Avez-vous deviné qui est Octave ? Oui, bonne réponse ! Et qui est Brigitte ? Vous êtes très fort(e) ! Et enfin, Smith ? Allons, Smith, mais voyons, c’est Pagello…

    Je suis venu trop tard…

    Crises nerveuses, alcool à toute heure, maladie des poumons, amours sans magie, sans espoir, liaisons de perdition, projets qui vivotent… Musset qui a produit l’essentiel de son œuvre avant trente ans trouve le courage de vivre quand même, aidé par le bon Hugo qui ne marchande pas, lui, son admiration pour le génie d’Alfred. Il le fait élire à l’Académie française en 1852. Ses pièces de théâtre commencent à être jouées, à être appréciées, admirées – en 1847, sa pièce Un Caprice jouée à la Comédie française remporte un triomphe. Il est trop tard. Peut-être a-t-il toujours été trop tard pour Musset. Ou trop tôt. Sous sa plume, Rolla confie : « Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux ». La mort, elle, le saisit à l’aube du 2 mai 1857. Trente personnes suivent le corbillard emportant Alfred de Musset au cimetière du Père-Lachaise. Il y repose sous un saule, comme il le souhaita dans l’ouverture et l’envoi de son élégie Lucie, évocation émue de son premier amour.

    Élégie

    L’argile verte du Père Lachaise interdisant la croissance des racines de saule, celui que vous verrez ombrageant la tombe de Musset est petit, chétif, et on doit le remplacer tous les quatre ans… Bien sûr, ce détail manque de romantisme, et même de poésie, mais il n’est pas impossible que Musset le provocateur s’en fût délecté… Remarquez la disposition rimique de cette ouverture : ababba

    Mes chers amis, quand je mourrai,

    Plantez un saule au cimetière.

    J’aime son feuillage éploré ;

    La pâleur m’en est douce et chère,

    Et son ombre sera légère

    À la terre où je dormirai.

     

    Alfred de Musset – Poésies nouvelles, Elégie, 1850

     

    Ce qu’ils en ont dit

    Il faut admirer le génie de Musset, parce que ses défauts ne sont que ceux de son époque. – Jules Renard (1864 – 1910)

    Quatorze fois exécrable. Arthur Rimbaud (1854 – 1891)

     

    Jean-Joseph Julaud – La Poésie française pour les Nuls – Editions First – 2005.

     

    Canaletto (1697 - 1768) : Vue du Palais ducale à Venise.

    Canaletto (1697 – 1768) : Vue du Palais ducale à Venise.

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