• Camarón, chapitre VIII

    by  • 11 avril 2014 • Extraits • 0 Comments

    Veracruz

    Veracruz

    VIII

    Après la conversation des colonels, au terme de laquelle Dupin avait fait son entrée sans qu’il soit possible de connaître la raison de sa visite dont on sait maintenant qu’elle concernait une information capitale à propos d’une bande de guérilleros ayant participé à l’attaque de La Loma, non celle de Dominguez, mais une autre signalée à Jamapa, information provoquant dès le lendemain le départ au grand galop du colonel à barbe blanche et de sa troupe pour attaquer des lanceros qui s’enfuirent sans demander leur reste, laissant frustrés les attaquants et leurs chevaux, bave aux lèvres, naseaux fumants, le régiment étranger se mit en route.

    Colonel, commandants, chefs de bataillons, capitaines, lieutenants, sous-lieutenants, majors, adjudants, sergents, caporaux et soldats, mules, chevaux, tout cela transpirant, ahanant, soufflant, brûlants de fièvres, hommes scarifiés de moustiques, suintant de pus sur leurs plaies rouges, les doigts de pieds colonisés de niguas, insectes presque invisibles, qui se logent sous les ongles, s’y creusent un nid, y pondent leurs œufs sous la forme d’une boule blanche dont l’éclosion donne naissance à d’autres niguas qui, à leur tour fondent leur colonie, de sorte qu’un beau jour, dans la chaussure où la chaussette, la petite masse molle oubliée se révèle un orteil perdu, une phalange morte, niguas que de petits Indiens se proposent d’enlever avec une longue aiguille, ôtant la boule blanche grosse comme un pois, frottant la plaie ensuite avec de la cendre de tabac, mules attaquées par d’énormes chauves-souris leur suçant le sang, des vampires, pendues à leur cou, à leur flanc, la plaie faite qui continue de couler, de suppurer, pauvres mules dévorées de vermine, aussitôt chargées se précipitant dans les flaques des chemins, s’y roulant sur le dos, pattes en l’air, ballots écrasés, trempés, et tout près, hommes d’un seul coup abattus, couchés, la tête en enclume martelée de battements, écrasée par le fer rouge du sang, le corps devenu jaune, vomito épanoui, cueilli vidé, parcheminé, recroquevillé, tout sec, par la mort affairée galopant en tous sens, du sergent au curé, du major au lieutenant, de la mule au caporal, du cheval à l’adjudant, rantanplan tralalère, le régiment étranger s’en allait gaiement.

    Il avait fallu charger les chariots de toutes sortes de ballots, principalement des tentes de toile blanches qui, dressées, formaient un cône à deux places, surmonté d’un dôme minuscule, et munies d’une sorte de marquise qui, par beau temps, augmentait la fournaise, et par temps de pluie, canalisait l’eau vers l’intérieur. Sacs, cantines, armes, vêtements, tout cela encombrait le maigre espace de sorte qu’il ne restait de place que pour un seul dormeur allongé sur un matelas trempé ou puant la chaleur du moisi, pendant que l’autre, debout dans la nuit, s’occupait à chasser sous ses ongles, sur sa peau, le nigua et le moustique.

    Le lundi 6 avril 1863, le régiment étranger arriva en vue de Soledad. Depuis deux jours, sa nourriture se composait de lapins et de palombitas, des tourterelles, tirés au fusil, sans souci des serpents de toutes longueurs, de toutes couleurs qui se faufilaient entre les pieds, crotales lâchant parfois leur venin dans un mollet, poison filant au cœur avec une telle vitesse que le mordu mourait pas encore abattu.

    Chemin de sable où le pied s’enfonçait, ornières à casser les chevilles, terre dure, côtelée, herbes sèches aux piquants acérés se plantant dans les chairs, barrancas, ces cassures de la terre, ces ravins aux pentes raides à franchir en démontant les roues de chariots, leurs ridelles, leurs plateaux, descendant tout cela jusqu’au fond avec cordes qui cassent, jambes écrasées, chevaux et mulets éventrés, le tout à grimper sur l’autre bord avec les mêmes dangers, les roues à remonter, le plateau, les ridelles, les ballots à charger, chaleur de Lucifer, pas un point d’eau en cours de route. Soledad enfin.

    Après tant de petits soucis qui n’avaient jamais entamé le moral du troupier, rantanplan tralalère, le premier spectacle qui s’offrit au régiment étranger fut celui d’un enterrement. Les hommes venaient à peine de s’installer pour le repos dans la mescaleria ou bien à l’ombre des ahuehuete,  assis autour de  tables où était servi le jus fermenté de l’agave ou maguey, le pulque, qu’un curieux convoi mortuaire se présenta à la porte de l’église. Trois hommes en noir, visiblement impatients, louchant d’inquiétude dans leur courte périphérie découverte, déchargèrent d’un chariot un cercueil qui semblait bizarrement lesté vers l’avant, et qu’ils retenaient à grand peine.

    Au moment précis où le curé s’était présenté devant eux, un soldat, le caballlitos en main, avait étouffé un cri de stupeur : « Ah ! ». Discrètement, il avait ramené devant son visage le sombrero réglementaire qu’il portait depuis Veracruz, comme tous ses compagnons vêtus, aussi, du pantalon rouge vif et de la veste bleue barrée des lanières de cuir retenant sur le derrière, la cartouchière.

    –       Je le connais, ce curé, je le connais

    –       Et alors, tu crois que c’est toi qu’on enterre ?

    –       Je le connais… Est-il entré dans son église ?

    –       Oui.

    –       Ce curé-là, pas plus curé que toi et moi…

    –       Non !…

    –       Si !…

    –       Alors ?

    –       Je l’ai connu en France, aventurier déjà qui laisse derrière lui, assassinés, son père, sa mère, sa sœur… On le soupçonne. Pas de preuves. Il s’enfuit, emportant les lingots que cachaient ses parents, se chargeant aussi des livres volés par son grand-père dans un couvent acheté au temps de Robespierre. Monsieur est un lettré !

    –       Tu l’as suivi partout ?

    –       Des hasards, des grands et des petits, mais toujours lui… Je m’en vais en Corse, m’établis à Calvi. Le voici ! Je passe et repasse sur le port, lui aussi. Nous devenons amis. C’est là que je connais vraiment le personnage qui cherche le pouvoir à travers le métal jaune dont il est riche ! Un temps obsédé par la conquête de l’île, il se rabat sur celle de Maria Rossino, plus facile, sans soupçonner qu’il devient l’enjeu d’un plan diabolique. Maria l’emmène à Corte. De la cave de leur maison isolée, l’or disparaît. Lui, Galerza, il a tout deviné ! Deux pistolets chargés à la ceinture, il rend visite au père et au frère de Maria, surpris alors qu’ils se partagent les lingots volés dans sa cave. Deux coups de feu règlent les comptes. Les amants s’enfuient. Calvi, le bateau jusqu’en Algérie. Le port de Bône, puis la marche dans les terres, jusque dans les Aurès. Il sait qu’il devait mourir à Corte. Maria avait tout prévu, de Bastia à Ajaccio, le magot de lingots serait réparti dans la famille. Gagner du temps, voilà ce qu’elle s’est dit, Maria. Père et frère morts, mais l’or était bien vivant. Elle pouvait encore espérer en profiter si son amant pouvait disparaître, mystérieusement… Elle a tout confessé au bord du ravin ou il l’a conduite. Elle pleurait. Elle s’est mise à genoux, le visage vers le vide. Il m’a dit qu’elle était belle et qu’il l’aimait comme un fou, qu’il a pleuré comme un enfant en la mettant en joue, qu’il a crié je t’aime en pressant la détente. Quand on a retrouvé Maria au fond du ravin, il était déjà arrivé à Oran, déguisé en zouave pour prendre le bateau vers le Mexique. C’est là que je l’ai quitté, un soir où je lui ai confié à mon tour, les quatre ou cinq cadavres que j’ai moi aussi sur les bras… Et je ne voudrais pas qu’ici…

    –       Pourtant, tu me les confies aussi…

    –       Ce n’est pas pareil, là où on va…

    –       Oui, quoi ?…

    –       Je suis presque sûr…

    –       Eh bien, dis…

    –       On va y rester !

    –       Et alors ? Tant mieux ! Que crois-tu que viennent faire ici tous ceux qui nous entourent ? On leur a promis qu’ils pourraient faire fortune au Mexique, que, sur le plateau de l’Anahuac, on leur donnerait des terres si riches qu’elles produisent plusieurs récoltes par an. On leur a fait miroiter des facilités pour commercer. Alors que crois-tu qu’ils ont fait, ils y ont cru ! Et les voilà qui s’en vont, coûte que coûte, vers leur destin !

    –       Le mien, le tien s’arrêteront bientôt au bord d’un chemin…

    –       Tu as le mescal triste ! Pourquoi veux-tu qu’on tombe quelque part sur la route ? As-tu vu un guérillero depuis qu’on est arrivés ? Pas un seul ! C’est à croire qu’on les a inventés ou bien que ce sont des troupes de poltrons !

    –       Ou bien qu’ils sont malins, qu’ils sont tout près, qu’ils nous surveillent, qu’ils nous épient, et qu’au jour dit… Tiens, celui qui nous sert, qui sait, c’en est un peut-être…

    –       Et tu en vois partout…

    –       Tu le sauras bientôt, quand il te mettra en joue…

    Rantanplan tralalère, il fallut repartir, franchir encore des barrancas, retrouver la route, ses ornières, sa poussière, une section d’avant-garde précédant de cinq cents mètres le gros de la troupe, une arrière-garde à même distance, des compagnies de combat entourant les chariots, une halte toutes les heures, des éclaireurs envoyés sur les promontoires, et, tout autour, la mata, ses herbes sèches et grises, saoulées de chaleur, pétillant de partout, prêtes pour l’incendie. Palo Verde. Ses mares d’eau noire. Tout autour, des arbres où pouvaient s’embusquer les guérilleros. L’approche prudente. La soif qui s’étanche, les animaux qui boivent en aspirant avec de drôles de bruits de pompes. Du bois, du feu, la soupe et du sommeil.

    Le lendemain, mardi 7 avril 1863, le régiment étranger pénétra vers dix heures du matin dans le village de Camarón. Au milieu des huttes d’Indiens éparses, effondrées, abandonnées, deux solides bâtiments d’une hacienda déserte s’élevaient encore. À droite, au nord, c’était une sorte d’hôtel décati avec une grande salle au rez-de-chaussée. Au premier étage, des chambres de voyageurs donnaient sur un balcon formant au-dessous une véranda. Un peu plus loin, du même côté, un petit effondrement de terrain avait permis la construction d’un barrage retenant l’eau à la saison des pluies. À gauche, au sud, le regard rencontrait la frontière d’un mur haut de plus de trois mètres entourant une cour dans laquelle on pouvait accéder par deux grandes portes. La partie longeant la route se composait d’un rez-de-chaussée et d’un étage occupés par des chambres dont les fenêtres donnaient à la fois sur la route et sur la cour.

    L’un des soldats parcourut seul la grande cour. Il découvrit, appuyé contre le haut mur est, une sorte de hangar dont le toit reposant sur des poteaux brisés s’était effondré en partie. Contre le mur sud, un second hangar, démoli. Et puis une brèche, toute proche. Voilà, se dit-il, considérant l’ensemble désert, une belle souricière pour qui s’y aventurerait. Mais la poitrine soudain oppressée, peut-être par l’air brûlant figé entre les murs, peut-être par la prémonition de Soledad, il sortit, et rejoignit, désemparé, son unité.

    Le lendemain le régiment étranger arrivait au Chiquihuite, petit village qui commençait à grimper dans la montagne, et portait le nom du panier à tortillas renversé dont il était l’image.

    Plus loin, c’était Cordoba, Orizaba, où le régiment n’avait rien à faire, rantanplan tralalère. Plus loin encore, c’était Puebla. Rantanplan tralala.

     

    Extrait du roman Camaron, publié aux éditions du Cherche midi, en 2008

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