• Brutus

    by  • 4 mars 2014 • Textes à lire • 0 Comments

     

    Le château de Châteaubriant.

    Le château de Châteaubriant.

    Brutus

     

    Châteaubriant, le 29 novembre 1795,

    Le château

     

     

    Ma chère mère,

     

    Brutus est mort. Cette nouvelle vous bouleverse, j’en suis sûr, je vous ai souvent parlé de lui. Il s’est éteint hier dans une chambre du château où je l’avais fait installer, celle-là même où, dit-on, périt tragiquement une maîtresse de François Ier, Françoise de Foix. Il est mort d’une lente gangrène qui a pourri sa jambe à la suite de l’affaire du Coudray.

    Brutus, ce n’était pas son vrai prénom. Il l’avait choisi au moment de la formation du 8e bataillon du Bas-Rhin dont je reçus le commandement, souvenez-vous, le 21 mai 1793. « Brutus, m’avait-il dit, c’est celui qui a renversé la monarchie à Rome ; Brutus, c’est plus court que Léopold-Sigisbert… » Il avait à l’époque une vilaine cicatrice violacée à la gorge, une autre à la nuque, traces d’un coup de feu reçu le 6 janvier à Hochheim près de Mayence. Cent autres à sa place en seraient morts. Pas lui. Tenez, cette même année 93, le 18 juillet à la bataille de Vihiers dans cette région d’Ouest où je le pleure aujourd’hui, il fut le seul survivant de la brigade qu’il commandait ayant pourtant reçu dix-sept coups de mitraille, le pied fracassé dans toute sa longueur par une balle. C’est sur l’affût d’un canon qu’on le transporta pendant cinq ou six lieues, les rebelles à nos trousses, jusqu’à Doué. On le pansa, on lui donna des béquilles, il souffrit horriblement mais jamais son humeur joviale ne fut atteinte et nous continuâmes presque chaque soir à nous livrer à notre passe-temps favori : trousser ces petites pièces en vers, plutôt grivoises, qui donnent de la belle humeur à nos hommes.

    Deux mois plus tard, alors que mon bataillon, incorporé aux trois mille hommes du général Beysser « balayait «  selon les ordres, la rive gauche de la Loire, Brutus reprit son poste d’adjudant-major, sautillant sur ses béquilles. Le 20 septembre, nous accordâmes à tous nos soldats le droit de visiter les caves. Nous étions près de Montaigu, le vin est bon en ce pays. Je vous laisse deviner l’état des troupes le 21, vers les huit heures du matin, au moment où les rebelles nous attaquèrent. Ce fut la débandade. J’aperçus Brutus hissé sur un cheval qui s’écroula presque aussitôt. On le fit grimper sur un autre qui subit le même sort, et je crus bien avoir perdu mon ami car la mitraille s’acharnait dans le lieu de sa chute. Je ne pus le secourir, il me fallait d’urgence rassembler les restes du bataillon, tenter une contre-attaque qui ne se forma pas. Quelle déroute ! Vers les trois heures de l’après-midi, alors que je l’avais fait chercher partout sans succès, il arriva clopinant avec son sourire et son sauveur, un nommé Guzman, officier des hussards noirs, celui-ci avait demeuré chez le père Joseph Hugo à Nancy, il caracolait au hasard pour échapper aux balles quand il avait aperçu Brutus coincé sous sa monture. Il l’avait reconnu, secouru, pris en selle pour ne pas lâcher avant qu’il ne fût en sécurité.

    Les balles en voulaient à ses jambes, c’est sûr, car le 24 novembre suivant, alors que nous chassions La Cathelinière en forêt de Princé, il fut atteint au mollet droit et retrouva le soir même les béquilles dont il avait cru se débarrasser définitivement le matin.

    La seule affaire qui faillit nous brouiller eut lieu en février 94. Nous étions alors cantonnés au château d’Aux près de Saint-Jean-de-Boiseau. Le 27 au matin, un détachement partit pour occuper Vue afin de préparer un harcèlement régulier dans la forêt de Princé. La Cathelinière s’y cachant toujours. Ce détachement fut taillé en pièces par les Blancs. On tenta de me prévenir mais j’étais ce matin-là à l’île d’Indret. Il aurait fallu trop de temps pour me joindre. Brutus demeuré au château d’Aux prit donc la responsabilité d’emmener son détachement jusqu’à Vue pour sauver ce qui pouvait l’être et repousser les rebelles. Je dois dire qu’il fit preuve d’une grande audace et que son initiative fut couronnée de succès. À mon retour d’Indret, il m’informa de son action avec son sourire et ses bons yeux habituels. Mais je me mis dans une colère que je regrette encore aujourd’hui. Je lui reprochai avec violence d’avoir enfreint la discipline, d’être parti en opération sans mon ordre – je crois que ce jour-là je fus jaloux de sa réussite – et je le fis mettre aux arrêts. Tous ses hommes protestèrent tant que ma colère tomba, et, quelques heures plus tard, j’entrais dans la geôle, la larme à l’œil pour le libérer moi-même. Les sanglots me montent à la gorge lorsque je me rappelle sa bouderie à mon égard, celle d’un petit enfant déçu, blessé dans l’âme, si puérile qu’elle devenait à la fois comique et touchante. Elle dura tout de même plusieurs jours et se termina opportunément avant que ma colère se rallumât pour de bon…

    Il eut d’autres occasions de m’émouvoir. À Rouans par exemple, ce petit village près de la forêt de Princé, où nous avions arrêté hommes, femmes, enfants amenés devant les fusils par groupes, et qui tombaient sans bruit, sans cris. On avait placé près d’un arbre un dénommé Prin, homme d’environ trente ans qui semait des pois dans son champ aidé de son neveu, un enfant blond avec des yeux bleus étonnés, il pouvait avoir dix ans. Les fusils chargés, on allait tirer, l’homme et l’enfant s’étaient serrés l’un contre l’autre. L’oncle rassurait : « N’aie pas peur, Jean, n’aie pas peur… » Occupé à donner des ordres, je suivais la scène. Soudain, Brutus a surgi : « Non pas cet enfant, a-t-il dit, pas l’enfant… » Il l’a saisi par la main, l’a emmené. Deux secondes plus tard, la décharge a couché l’oncle. Jean Prin est aujourd’hui dans la chambre de Françoise de Foix, il veille et pleure Brutus.

    L’affaire du Coudray dont je vous parlais au début de cette lettre s’est passée il y a presque deux mois. En réalité, elle se préparait depuis longtemps vous l’allez voir – je veux dire que les mauvais hasards se sont malheureusement bien donné la main. Il n’y a pas que la passion des vers qui nous unissaient, Brutus et moi, il y a d’autres joies, plus concrètes, que nous recherchions sans trop peiner pour les obtenir puisqu’au fil de nos déplacements s’était créée une escorte de charme qui ne nous quittait plus : une cinquantaine de filles jolies ou moins jolies, parmi lesquelles Louise Bouin. C’est moi qu’elle a d’abord suivi, recherché souvent, entre autres officiers, avant de s’attacher plutôt à Brutus qui l’a vite considérée comme sa maîtresse attitrée. Louise a ces formes généreuses qu’aimait Brutus, ces façons dans l’amour qui plaisent à l’homme, et tout le bataillon désirait Louise qui cédait souvent. Brutus s’en attristait parfois. Il aurait dû la repousser car dans les premiers jours de septembre, il s’est alité avec fièvre et douleurs brûlantes où vous devinez. Si les comptes du médecin sont bons, il était le deux cent septièmes à être atteint de chaude-pisse – sauf votre respect – en trois mois. Louise Bouin aura très peu connu l’ennui, n’est-ce-pas ! Donc, Brutus alité, j’ai dû partir seul le 16 septembre pour Châteaubriant où l’on m’envoyait organiser le démantèlement de la chouannerie locale. Je ne suis revenu que le 5 octobre. Le lendemain de l’affaire du Coudray.

    Le Coudray est un petit village près de Blain où nous avions la semaine dernière encore notre cantonnement dans ce qui reste d’un château considérable à moitié détruit sur l’ordre de Richelieu. Mis à part ce château qui conserve une certaine majesté, Blain est un lieu sans charme, aux terres marécageuses pleines de landes et de joncs, avec toute proche une forêt de chênes et de hêtres à sabots, infestée de chouans. Organisés en bandes armées, ils attaquent les fermes, pillent et tuent. En août déjà, on m’avait signalé les massacres commis dans la région de Plessé par une troupe que commande une espèce d’ignoble sanguinaire surnommé « La Perdrix » célèbre pour sa technique du « chauffage ». Cela consiste à mettre dans les flammes de l’âtre les pieds des paysans jusqu’à ce qu’ils avouent où ils cachent leur argent, et puis à continuer la torture après les aveux, jusqu’à ce qu’on voie et qu’on sèche les os.

    Le 3 octobre, Brutus  m’envoyait un courrier où, se disant guéri, il me demandait l’autorisation d’intervenir sur les lisières nord de la forêt. On venait d’y repérer le campement de « La Perdrix ». Je signai l’ordre dans l’instant, et renvoyai le courrier au grand galop, mais je puis vous le dire aujourd’hui, à vous qui comprenez ces choses, je fus aussitôt saisi d’un pressentiment noir, quelque chose de funeste et de pesant m’alourdit l’âme, peuplant mon sommeil de cauchemars de mort. Aussi, je ne fus pas surpris lorsqu’à mon retour à Blain deux jours plus tard on m’apprit que Brutus était blessé, gravement. Deux coups de « La Perdrix » l’avaient atteint, l’un au pied déjà fracassé à Vihiers, et l’autre beaucoup plus haut, au sommet de la cuisse avec une violence telle que mon pauvre ami ne pourrait plus jamais recevoir quelque mauvaise maladie de sa maîtresse Louise. « Je l’ai tué, me dit-il, je l’ai tué, ce brigand, mais il m’a bien eu, ah oui ! il m’a bien eu ! » Chaque jour j’envoyai le médecin refaire ses pansements, lui donnant l’ordre d’inventer n’importe quel mensonge réconfortant qui pourrait conserver sur le visage de Brutus ce sourire lumineux et naïf qui ne quittera jamais ma mémoire.

    C’est le voyage à Châteaubriant la semaine dernière qui l’a achevé. Malgré l’épaisseur de foin et de paille dans la charrette, malgré les couvertures, il a été ballotté dans les cahots, l’infection s’est répandue dans le sang au point qu’à l’arrivée tout son corps n’était que fièvre.

    J’avais dès le 6 octobre, confié ses hommes au commandant Simon qui, voilà quatre jours, a effectué sa première reconnaissance dans les campagnes environnantes en direction de Moisdon-La-Rivière et du Petit-Auverné. Le soir, j’ai aperçu de loin la colonne qui rentrait lentement en cortège triste avec en son milieu un char à bœufs où reposait un corps. Dès qu’ils sont arrivés dans la cour du château, je suis allé m’informer. Celle qui reposait, vivante encore, dans le char à bœufs, deux balles dans la poitrine, était une jeune fille de vingt ans ou peut-être un peu plus, frêle et belle. Simon, avec une voix cassée que je ne lui avais jamais entendue, m’a dit que c’était les hommes de Terrien appelé Cœur de Lion, le chef des brigands de la région, qui avait fait le coup. Cette jeune était partie de Moisdon, seule à cheval, dans l’après-dîner, vers Châteaubriant où elle devait rendre visite à Joseph Le Sire, directeur des Forges. À mi-chemin vers Erbray, trois décharges parties de bosquets de châtaigniers avaient tué son cheval : deux autres tirées de plus près l’avaient étendue sur la route. Laissée pour morte elle devait reprendre conscience grâce aux soins de Simon qui m’a appris à son sujet d’autres choses surprenantes : elle est nièce de Louise Gaudréan que je connais bien pour l’avoir vue au bras de Carrier dont elle était la maîtresse. Le chef de la place de Nantes vint me rendre visite au château d’Aux l’an dernier, quelque temps avant les événements parisiens qui l’ont emporté. Louise Gaudréan a pour époux François Lenormand que Carrier nomma directeur de l’Hôpital de l’Égalité, un poste qui l’occupait beaucoup et laissait à Louise des jours et des nuits libres. Le grand-père de la jeune fille, René-Pierre Lenormand, père de François, siégeait au Tribunal révolutionnaire. Elle se nomme Sophie Trébuchet. Souvent, elle visitait sa tante Louise chez le vieux René-Pierre, rue Mauperthuis à Nantes, et connaissait sans doute mon ami Carrier, trop bien peut-être. Et les brigands ont appris tout cela.

    Je l’ai fait mettre sur un lit auprès de Brutus dans le chambre de Françoise de Foix. Ils ont utilisé leurs dernières forces en conversations douces et tranquilles, parlant de poésie surtout. C’est le petit Jean Prin qui me l’a rapporté. Il m’a dit aussi que s’ils avaient guéri, il les aurait bien vus mari et femme : « Ils se sont souvent donné la main pour s’encourager. Oh ! Arnould, ils auraient été mon père et ma mère, et voilà que je suis seul encore ! » Sophie est morte dans la nuit.

    Madame Robin, une de ses parentes, est venue tout à l’heure en pleurs me demander que le corps soit inhumé dans le cimetière du Vieux Prieuré de Béré. J’ai accepté. Tout près je vais faire creuser la tombe de Brutus.

     

    Ainsi va la vie, ma mère, à Châteaubriant le 29 novembre 1795 – le 9 frimaire devrais-je dire, mais avec vous je n’aime pas faire l’effort de transposition du calendrier républicain. Il pleut, le ciel est gris et bas. Dans les champs environnants, les paysans labourent, sèment le blé. Demain, dès l’aube, nous fusillons à l’orée d’un bois tout proche où j’ai fait creuser les fosses, deux ou trois dizaines d’insurgés. Qu’elle est longue, la marche vers la paix, vers des temps meilleurs qui ne manqueront pas d’arriver, mais les verrai-je ?

    Je vous prie, ma mère, de pardonner cette tristesse qui ne m’est pas coutumière, j’aimerais en ce moment être près de vous en mon pays basque, à Bayonne. Demain pourtant, il faudra bien suivre le cortège jusqu’au cimetière de Béré, le corbillard des pauvres, seul en état, y conduira en une fois les corps de Sophie Trébuchet et Joseph Léopold Sigisbert Hugo, mon très cher Brutus.

    Veuillez embrasser affectueusement mes frères et sœurs dans le souvenir de notre père.

    Votre fils respectueux et aimant,

    Arnould Muscar,

    Commandant en chef du 8e bataillon du Bas-Rhin.

     

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    Jean-Joseph Julaud, 14 avril 1992 – Récit uchronique extrait du recueil « Mort d’un Kiosquier » paru en 1994 aux éditions Critérion

     

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    Brutus Hugo – Léopold Sigisbert dans le civil – était adjudant-major dans l’armée républicaine lorsqu’il rencontra, fin 1795, rue de Couëré à Châteaubriant, Sophie Trébuchet, proche – et sinon familière, qu’on le veuille ou non – du sinistre Carrier, organisateur des noyades de Nantes. De leur union naquit Victor, en 1802.

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