• « Le cerisier », nouvelle, 18 août 1976

    by  • 9 février 2014 • Textes à lire • 0 Comments

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    LE CERISIER

    La récolte de betteraves n’avait pas comblé l’appentis situé derrière l’étable. Il restait quelques mètres carrés inoccupés sur lesquels j’avais installé un matelas de paille, recouvert d’une fourchée de foin.
    Tout cela pour y installer Médor. Pour que l’humidité ne l’agrippe pas. Parce que j’avais huit ans.

    Médor avait perdu son poil progressivement. Médor, c’était mon chien.

    On dit qu’il n’y a pas de dieu pour les chiens, les hommes se sont réservé ce privilège.

    Les betteraves sentaient bon et leur odeur mêlée à celle des vaches, enveloppait, chaque matin et chaque soir Médor qui haletait sur le flanc.

    Médor avait douze ans.

    Quatre de plus que moi.

    Moi, j’étais serf de la glèbe, éclaboussé de liberté, provoqué par elle, amoureux d’elle.

    Médor et moi, nous habitions une ferme, une grande ferme que personne sauf mes parents, ne voulait cultiver.

    Mes parents et leur ouvrier qui s’appelait André.

    On récoltait les betteraves en automne. Médor était tombé malade à la fin de novembre.

    Une ferme, une grande ferme pauvre. Sous le plancher des chambres à coucher, les eaux stagnaient et, la nuit, les rats couraient entre les meubles et les murs, ou bien ils traversaient la pièce. Je me souviens en avoir vu, des gros, les nuits où la lune accompagnait les angoisses que j’avais pour Médor.
    Dans la cuisine, un pan de mur était pratiquement occupé par la haute cheminée noire, surmontée des pots de faïence qui ne contenaient point les épices rares dont le nom était inscrit en lettres d’or sur leur face ventrue.

    Médor aimait beaucoup dormir près du feu de chêne.

    Le sapin l’agaçait parce qu’il ne faisait que claquer.

    Comme les fusils de chasse.

    Médor détestait la chasse.

    Je me rappelle les feux de l’hiver, dans l’âtre où chauffaient les « laines » qui m’envelopperaient les pieds lorsqu’il faudrait aller dormir après avoir mis Médor à la porte.

    Médor était un bon chien qu’on respectait. Non qu’il fût grand et fort, ce n’était ni un berger allemand, ni un setter irlandais, ni un lévrier, ni un épagneul breton. Il n’appartenait pas aux races de chiens bourgeois, prisonniers de leur personnage et ridiculement propres dans des appartements parfois séparés de la terre par plusieurs dizaines de mètres.

    Médor était un bâtard, un bâtard basset long et sympathique.

    Et moi, je l’aimais, oh oui ! je l’aimais !

    Sur les bancs noirs de l’école, je pensais à lui. Dans la cour, j’aurais voulu qu’il fût là et le jeudi, j’étais fou de joie quand je partais avec lui, garder les vaches. Souvent quelques-unes s’en allaient innocemment brouter les jeunes pousses dans le bois pendant que je lisais et relisais Sans famille, les deux seuls livres que je possédais. (Il y avait deux tomes). Médor ramenait tranquillement les échappées et revenait s’asseoir à côté de moi. Les deux chiens de M. Vitalis étaient morts et je serrais Médor contre moi. Je pleurais.

    Les croûtes suppurantes avaient remplacé le poil rude de mon maître, de mon ami.

    Je le soignais en cachette.

    Et je changeais la paille plus souvent que le foin qu’il fallait économiser. J’habitais un ferme, une grande ferme pauvre où l’on ne savait pas reconnaître les gouttes de sueur des larmes tant le quotidien avait le cœur dur.

    Quelquefois, je lui apportais du pain. Celui que je n’avais pas mangé le midi. Parce qu’à l’école, j’emportais mes tartines et j’allais manger en campagne, dans la lande. Parce que j’habitais une grande ferme pauvre.

    Médor aimait le pain et, malgré mes douloureuses crampes d’estomac, je le lui donnais, le soir, par bouchées.

    Il me regardait.

    Deux gros yeux ronds et humides que je n’oublierai jamais.

    Il y a quelque chose dans ce regard d’un vrai chien que l’on aime. Quelque chose qui le fait survivre à jamais, qui le fait entrer dans l’éternité bienheureuse qui n’est pas réservée qu’aux hommes qui l’ont inventée.

    Je suis sûr qu’il y a un dieu pour les chiens. Ou alors, que fait-on de la bonté, de la fidélité qui baignent leurs prunelles, qui baignaient celles de Médor, le seul chien que j’aie jamais eu. Je suis sûr qu’il y a un dieu pour lui, un dieu qui l’a reçu dans son paradis. Pour se distraire. Parce qu’il était tout seul dans son paradis, ce dieu pour chien. Et, au courant de tout, comme tout dieu, il connaissait Médor et savait que c’était le meilleur chien du monde.

    Médor est au paradis.

    J’avais huit ans.

    Et l’ouvrier de mes parents s’appelait André.

    Lui, il avait un cheval ; non, une jument.

    Elle s’appelait « Indienne ».

    Il l’aimait. Il était le seul qu’elle acceptât.

    Moi, elle m’aimait un peu, parce qu’elle savait que j’aimais Médor. Et qu’elle et Médor s’amusaient souvent.

    André avait une jument et un fusil.

    Sa jument était d’une couleur intermédiaire entre le roux et le gris et d’une humeur capricieuse.

    Son fusil était rouillé, mais pouvait encore servir.

    *

    *   *

    Il neigea en décembre, comme sur les cartes de « Bonne Année ».

    Pourtant, la neige était rare chez nous, aussi rare que la paix et le bonheur intérieur. La ferme était trop grande, nous étions trop pauvres.

    Médor avait chaud. Mais j’étais sûr qu’au printemps, il se remettrait. Je passai toutes les vacances de Noël près de lui, du moins aussi souvent que je le pouvais. J’en étais arrivé à me lever la nuit pour aller pleurer tranquillement dans l’appentis.
    Je savais que les chiens mouraient jeunes, en général, Médor avait douze ans. Il était jeune. Mais, je savais aussi qu’Athos, le chien de Monsieur le Comte, avait dix-neuf ans, oui, je le savais. Monsieur le Comte qui avait appris la maladie de Médor en avait parlé à mes parents, à voix basse et en me regardant. (Il  me voyait souvent, des fenêtres du château et savait qui était Médor.) Il avait terminé en disant :

    « Athos a souvent été malade aussi… Ce qu’il faut surtout, c’est ne pas lui donner de sucre. »

    Ce qu’il fallait surtout, c’était un bon vétérinaire. Mais que pouvait faire un bon vétérinaire dans une grande ferme pauvre ?

    Athos, aveugle et sans poils, pareil à une écorce, suivait Monsieur le Comte.

    Athos avait dix-neuf ans. Un magnifique jeune vieillard à moitié pourri, mais il vivait.

    *

    *   *

    Du sucre, j’en donnais tous les jours à Médor, toujours en cachette. Et je continuai, malgré les conseils de prudence. J’étais certain que cela le guérirait. Le sucre était trop cher pour ne pas avoir des vertus miraculeuses.

    André avait pendu son fusil rouillé au-dessus des outils pour la terre.

    Un matin, il prit la pioche et s’en alla derrière l’étable, au bout de l’appentis.

    Et il commença à creuser.

    –       Tu fais un trou ?

    –       Oui !…

    –       Pour quoi faire ?

    –       J’sais pas…

    Un silence. Deux glands tombent du chêne et rebondissent de feuille en feuille.

    –       Mais si, tu sais ! Dis-moi !

    –       …………….

    –       Tu plantes quoi ?

    Il se retourne.

    Mais, ses yeux, mais qu’y a-t-il ? Il fait trop froid. Il y a un long point de

    suspension sur  son visage. Il n’a pas dû se réchauffer assez le cœur près de la cheminée hier soir. Son regard est blanc et tremblant.

    –       Ah ! Oui… ! Je plante…

    –       Quoi, mais dis-moi donc !

    –       Je plante… un cerisier… oui, un cerisier !

    –       Mais pourquoi ? On en a déjà cinq et, toutes les cerises, on les donne au bourg. Tu es fou ?

    –       C’est pas moi qui veux planter un cerisier. Mais puisque personne ne veut le faire, il faut bien…

    –       Les cerises, ce sera des cœurs de pigeons ?

    Mais, ses yeux mouillés.

    Le vent est glacial.

    –       Des cœurs de pigeons, des cœurs de pigeons… des cœurs de pigeons. Bon dieu ! Fous-moi le camp…

    Je cours, je cours.

    Je ne veux pas entendre ce qu’il a dit après. Je ne veux pas entendre qu’il pleure dans le froid.

    Et je m’en vais dans l’appentis et je m’allonge dans le foin, j’enfouis ma tête avec celle de Médor sous la paille et je crie.

    Deux gros yeux ronds et humides que je n’oublierai jamais, quand je me relève.

    Médor geint doucement.

    Je lui dis que l’année prochaine, au printemps, il y aura, dans un cerisier, près de l’appentis, trois cœurs de pigeons couleur de sang.

     

     

    Jean-Joseph Julaud – 18 août 1976 – Nouvelle publiée dans le recueil « Le Sang des choses » paru en juin 1983 aux éditions Corps 9

     

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