• Rimbaud le fugitif (troisième partie)

    by  • 28 janvier 2014 • Poème quotidien • 0 Comments

    646_250

    DSC_0850

    Extrait de La Poésie française pour les Nuls, éditions First, 2010.

    La folle aventure

    « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens »…. Arthur continue de dérégler consciencieusement ses sens, et se rend si insupportable qu’il doit rentrer à Charleville en mars 1872. Il revient à Paris, déclenche une telle mésentente entre les époux Verlaine qu’il décide de partir définitivement. Paul le suit. Et l’aventure belge commence, en juillet 1872, suivie du séjour en Angleterre où les scènes de beuverie et de combat au couteau se succèdent, entrecoupées de périodes de faux calme où les deux compères tentent de gagner quelques sous en donnant des cours. Les disputent s’enveniment. Rimbaud se montre odieux. Verlaine s’enfuit.

    « Ce que tu peux avoir l’air c… »

    Verlaine revient. Les proscrits de la Commune qui vivent à Londres regardent de travers ces poètes louches, se moquent d’eux. Un jour, Rimbaud aperçoit de la fenêtre de leur logement Verlaine qui revient de faire les courses. Il lui lance : « Ce que tu peux avoir l’air c… avec ton huile et ton poisson! » C’en est trop. Verlaine repart, et ne reviendra pas. Rimbaud le rejoint à Bruxelles, y reçoit de Verlaine, le 10 juillet 1873, vous le savez déjà,  deux coups de pistolet qui « claquent dans l’histoire », écrit Antoine Blondin, « comme l’un des plus fameux baisers que deux amants se soient donnés »

    « Oh, Verlaine !… »

    Fin juillet 1873. Arthur rentre à Charleville, dans la ferme familiale de Roche, effondré, répétant, en sanglots : « Oh, Verlaine ! Verlaine ! » Puis, comme un cheval fou, son écriture s’emballe, reprenant l’esquisse d’un livre intitulé à Londres « Livre nègre » puis « Livre païen ». Elle se fait haletante, semble conduite par le hoquet des pleurs, de l’amertume, des regrets, de la rage contre le monde et toutes ses balivernes… Sa vie, ses « folies » reviennent, lancinantes sous sa plume, et toutes ses fredaines, et son enfance, ses rancœurs, bréviaire pour tous les révoltés. Voici, de cette Saison en enfer, livre dont Rimbaud paie l’édition, et dont les cinq cents exemplaires demeureront dans un grenier, l’ « Alchimie du verbe », poème de sincérité parmi cette « prodigieuse autobiographie psychologique, écrite dans cette prose de diamant qui est la propriété exclusive de son auteur » selon Paul Verlaine.

     

    Plaisir de lire

     

    Alchimie du verbe

     

    A moi. L’histoire d’une de mes folies.

    Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.

    J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.

    Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.

    J’inventai la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. – Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

    Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges.

     

    Malice D’Etiemble…

    Le sonnet Voyelles qu’évoque Rimbaud fut publié pour la première fois par Verlaine dans la revue Lutèce en 1883. Ces quatorze vers ont suscité des milliers d’articles de « spécialistes » de toute sorte. L’écrivain et linguiste René Etiemble (1909 – 2002) a fait de ces études sur Rimbaud et ses œuvres la matière de ses ouvrages malicieux, érudits et lucides intitulés « Le Mythe Rimbaud », où il démontre à quel point les délires d’intellectuels peuvent travestir une œuvre à travers des interprétations où l’oiseux le dispute au farfelu dans une perspective si imprécise, un langage si abstrus que les commentateurs eux-mêmes ne savent pas trop où ils vont, et qui laissent pantois. Voici ce sonnet « Voyelles », écrit sans doute en 1871. Sans commentaire…

    Plaisir de lire

     

    Voyelles

     

    A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,

    Je dirai quelque jour vos naissances latentes :

    A, noir corset velu des mouches éclatantes

    Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

     

    Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,

    Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;

    I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles

    Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

     

    U, cycles, vibrements divins des mers virides,

    Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides

    Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

     

    O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,

    Silences traversés des Mondes et des Anges ;

    –        O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

     

    Arthur Rimbaud – Poésies complètes, 1895

     

     

    Un peu de technique

     

    Les Illuminations et le vers libre

    En 1886, Verlaine publie d’Arthur Rimbaud, les Illuminations. Selon Verlaine, il faut prendre le mot Illuminations dans son sens anglais : gravures coloriées. On y lit, ravi ou non, une série de notations, d’émotions poétiques et personnelles, sans doute destinée à entrer dans une œuvre plus ample, qui n’a jamais vu le jour. On y trouve la nouveauté majeure du temps, qui a fait florès dans le siècle suivant : le vers libre, prolongement du recueil vers nouveaux où l’alexandrin et la métrique classique subissaient les coups de boutoir du Rimbaud inventeur. Voici Marine, premiers pas du vers libre, libéré de la rime, du décompte des syllabes. Marine, poésie pure…

    Plaisir de lire

     

    Marine

     

    Les chars d’argent et de cuivre–

    Les proues d’acier et d’argent–

    Battent l’écume,–

    Soulèvent les souches des ronces–

    Les courants de la lande,

    Et les ornières immenses du reflux,

    Filent circulairement vers l’est,

    Vers les piliers de la forêt,–

    Vers les fûts de la jetée,

    Dont l’angle est heurté par des

    tourbillons de lumière.

     

     

    Arthur Rimbaud – Illuminations, 1886

     

    L’exil au Harar

    1874 : Voyage en Angleterre avec  le poète Germain Nouveau  (1851 – 1920). 1875 Stuttgart pour apprendre l’allemand. 1876, Vienne, Paris, la Hollande où il s’engage dans l’armée. En août, il arrive dans l’île de Java. Il déserte. 1877 : on le trouve en Suède, en Norvège, puis… à Rome ! 1878 : l’Allemagne, Chypre… 1880 : Aden, Harar. Écrit-il ? Oui : à sa famille ! Bien plus qu’à travers les commentaires sur l’œuvre de Rimbaud, c’est dans cette correspondance – Les Lettres du Harar – qu’on découvre Arthur. Il y est le souffrant, sans cesse inquiété par quelque maladie ; l’économe qui compte ses sous, en fait état à sa mère qu’il charge d’effectuer des placements divers ; le chef de magasin de la Maison Mazeran, Vianney, Bardey et Cie ; le commerçant voyageur ; le géographe qui explore la province d’Ougadine – ses travaux seront publiés par la Société de géographie – ; le trafiquant d’armes berné par le roi Ménélik qui lui règle une somme dérisoire…

    Sa plume contre un petit cheval

    Souffrance, déceptions, échecs ! Jamais un rayon de bonheur, une éclaircie, quelque sourire, rien que la vie sans joie, les dangers, les fièvres, l’inquiétude sur sa situation par rapport à l’armée s’il rentre en France – il est terrorisé par l’idée qu’on puisse le jeter en prison pour désertion, ou même pour d’autres raisons ! Dans ce Rimbaud-là, le luxe impudique de la provocation adolescente a fait place aux nécessités triviales de la survie, le prince de la plume a troqué ses rêves contre un petit cheval qui gravit, haletant, les reliefs du Harar ; l’homme des mauvaises affaires ne cesse de faire ses comptes, aligne ses millions dans sa tête, conseille à sa sœur d’épouser un bon ingénieur, bien établi, qui lui rapportera du bel et bon argent !  Faire fortune : l’obsession de Rimbaud ! Par l’écriture, par l’aventure : échec. Sa vraie fortune est celle des vrais artistes : posthume.

     

    Rimbaud : une énorme fumisterie

    A la date du dimanche 8 février 1891 dans le tome III du journal des pipelettes Goncourt, Edmond, le survivant, rapporte qu’un invité dans son Grenier – trois pièces de sa maison d’Auteuil réunies en une pour organiser des « parlotes » littéraires – évoque Rimbaud ; il informe l’assemblée présente que « ce poète est maintenant établi marchand à Aden » et que, dans les lettres qu’il lui a écrites, il parle de son passé « comme d’une énorme fumisterie »…

    La fin d’Arthur

    24 avril 1891 : « Je suis étendu, la jambe bandée, liée, reliée, enchaînée, de façon à ne pouvoir la mouvoir. Je suis devenu un squelette : je fais peur. Mon dos est tout écorché du lit ; je ne dors pas une minute. Et ici, la chaleur est devenue très forte. » Dans cette lettre, Rimbaud qui est encore à Aden, s’apprête à partir pour Marseille. Il souffre de la même maladie que celle qui a emporté sa sœur Vitalie, en 1875 : une synovite, ou hydarthrose. Son genou est enflé, sa jambe est énorme. À Marseille, le 27 mai, il est amputé. Sa mère le rejoint. En juillet, Arthur revient près de Charleville. De retour à Marseille le mois suivant, il espère repartir pour le Harar, mais doit être de nouveau hospitalisé. Isabelle ; sa sœur, demeure auprès de lui. Après trois mois d’atroces souffrances, il meurt le 10 novembre 1891, à dix heures du matin.

     

    Ce qu’ils en ont dit

    Que cette préciosité popote puisse passer pour de la poésie, et qu’on avance même à ce sujet le nom de Rimbaud, l’inévitable enfant-poète, cela relève du mythe pur. – Roland Barthes (1915 – 1980)

    Inutile de discuter encore sur Rimbaud : Rimbaud s’est trompé, Rimbaud a voulu nous tromper. André Breton (1896 – 1966)

    Arthur Rimbaud fut un mystique à l’état sauvage. – Paul Claudel (1868 – 1955)

    Mortel, ange et démon, autant dire Rimbaud. – Paul Verlaine (1844 – 1896)

     

    Arthur en œuvres

    Poésies complètes (publiées en 1895)

    Une saison en enfer – 1873

    Illuminations – 1886.

    Vers nouveaux – 1886.

    About

    Laisser un commentaire

    Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *