• Rimbaud le fugitif (deuxième partie)

    by  • 28 janvier 2014 • Poème quotidien • 0 Comments

    A Paris, près de l'église Saint-Sulpice, on peut lire sur le mur qui longe la rue Férou "Le bateau ivre" de Rimbaud. Ce projet a été réalisé grâce à la fondation hollandaise Tegen Beeld, spécialisée dans la peinture de poèmes sur murs, à l’association internationale des Amis de Rimbaud, et au peintre hollandais Jan Willem Bruins.

    A Paris, près de l’église Saint-Sulpice, on peut lire sur le mur qui longe la rue Férou « Le bateau ivre » de Rimbaud. Ce projet a été réalisé grâce à la fondation hollandaise Tegen Beeld, spécialisée dans la peinture de poèmes sur murs, à l’association internationale des Amis de Rimbaud, et au peintre hollandais Jan Willem Bruins.

    Extrait de La Poésie française pour les Nuls, éditions First, 2010.

    Intenable Arthur

    Arthur l’intenable arrive à Paris le 25 avril 1871. Il est affecté au corps des francs tireurs, dans les rangs des communards. Que se passe-t-il alors ? On ne sait trop. Dans un poème énigmatique, il crie son dégoût de l’armée, et s’empresse de rentrer à Charleville, début mai, par le même moyen de locomotion qu’à l’aller. Mais Charleville, c’est la capitale de l’ennui, et cet ancien professeur, Izambard, qui l’a pourtant secouru, c’est le roi des conformistes ! Arthur le lui écrit, cruellement, sans détour, dans une fameuse lettre où éclate sa révolte totale. Autre fameuse missive, celle qu’il envoie à Paul Demeny : la lettre du voyant,  une sorte de manifeste – de fiel et de haine contre un certain romantisme –  où il expose sa thèse sur les nouvelles voies possibles en poésie.

    Plaisir de lire

    Le poète se fait voyant…

    À Georges Izambard

    Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. – Pardon du jeu de mots. – Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait  – le 13 mai 1871

    À Paul Demeny

    Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême Savant ! – Car il arrive à l‘inconnu ! – Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu ; et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé !

    Le poète est vraiment voleur de feu.

    Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ;

    — Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! Il faut être académicien, — plus mort qu’un fossile, — pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie !

    Le 15 mai 1871

     

    Petite crasse ravie

    Arthur a envoyé à Paul Verlaine ses poèmes, ajoutant : « J’ai le projet de faire un grand poème. Je suis empêché de venir à Paris, étant sans ressources. Ma mère est veuve et extrêmement dévote. Elle ne me donne que dix centimes tous les dimanches pour payer ma chaise à l’église » Il termine en disant que, « petite crasse », il ne prendra pas de place… « Venez, chère grande âme… » lui répond Verlaine. La petite crasse est ravie, elle accourt ! Paul Verlaine ! Arthur va enfin rencontrer ce poète d’une audace folle, qui a osé écrire un alexandrin à césure enjambante (la coupure de l’alexandrin à la sixième syllabe est en plein milieu d’un mot) : Et la tigresse épouvantable d’Hyrcanie !

    Les Vilains Bonshommes

    Arthur arrive chez les Mauté où logent les Verlaine le 10 septembre 1871. Déception ! Il croyait trouver un poète audacieux, prêt à refaire le monde. Il trouve un petit bourgeois sans grande volonté, qui semble dominé par sa mère et sa femme. Il le montre. On le chasse. Verlaine s’occupe de le loger chez Charles Cros, chez d’autres amis. C’est le début des ennuis ! Partout où il passe, Arthur provoque, agresse, insulte ! Il veut tout changer, mettre en application sa doctrine du voyant, faire table rase de ce qui existe, regrette que tous les monuments de Paris n’aient pas été rasés lors de la Commune ! En janvier 1872, au cours d’un banquet des Vilains Bonshommes, surnom ironique donné au cercle des Parnassiens, un poétaillon récite son sonnetaillon si médiocre que Rimbaud ajoute, entre chaque vers, un « M…de ! ».

    Tentative de meurtre

    Le photographe Carjat qui a réalisé le célèbre portrait d’Arthur n’y tient plus, il jette le chahuteur dehors. Mais le diable Rimbaud l’attend à la sortie avec une canne-épée, et la ferme intention de le tuer ! Carjat est blessé à la main et à l’aine, sans gravité. Rimbaud fait peur. Mais, quelques mois plus tôt, en octobre 1871, au cours d’un précédent banquet des Vilains Bonshommes, il avait récité son Bateau ivre, rêverie fantastique et enchantée sur le mode classique ; les Parnassiens en étaient restés muets d’admiration, fascinés, presque épouvantés par tant de génie précoce.

     

    Plaisir de lire

     

    Le bateau ivre

     

    Comme je descendais des Fleuves impassibles,

    Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :

    Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,

    Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

     

    J’étais insoucieux de tous les équipages,

    Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.

    Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,

    Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.

     

    Dans les clapotements furieux des marées,

    Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,

    Je courus ! Et les Péninsules démarrées

    N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

     

    La tempête a béni mes éveils maritimes.

    Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots

    Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,

    Dix nuits, sans regretter l’oeil niais des falots !

     

    Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres,

    L’eau verte pénétra ma coque de sapin

    Et des taches de vins bleus et des vomissures

    Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

     

    Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème

    De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,

    Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême

    Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

     

    Où, teignant tout à coup les bleuités, délires

    Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,

    Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,

    Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

     

    Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes

    Et les ressacs et les courants : je sais le soir,

    L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,

    Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

     

    J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,

    Illuminant de longs figements violets,

    Pareils à des acteurs de drames très antiques

    Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

     

    J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,

    Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,

    La circulation des sèves inouïes,

    Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

     

    J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries

    Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,

    Sans songer que les pieds lumineux des Maries

    Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

     

    J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides

    Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux

    D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides

    Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !

     

    J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses

    Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !

    Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,

    Et les lointains vers les gouffres cataractant !

     

    Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises !

    Échouages hideux au fond des golfes bruns

    Où les serpents géants dévorés des punaises

    Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

     

    J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades

    Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.

    – Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades

    Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.

     

    Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,

    La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux

    Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes

    Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…

     

    Presque île, ballottant sur mes bords les querelles

    Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.

    Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles

    Des noyés descendaient dormir, à reculons !

     

    Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,

    Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,

    Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses

    N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;

     

    Libre, fumant, monté de brumes violettes,

    Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur

    Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,

    Des lichens de soleil et des morves d’azur ;

     

    Qui courais, taché de lunules électriques,

    Planche folle, escorté des hippocampes noirs,

    Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques

    Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

     

    Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues

    Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,

    Fileur éternel des immobilités bleues,

    Je regrette l’Europe aux anciens parapets !

     

    J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles

    Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :

    – Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,

    Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?

     

    Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.

    Toute lune est atroce et tout soleil amer :

    L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.

    Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !

     

    Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache

    Noire et froide où vers le crépuscule embaumé

    Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche

    Un bateau frêle comme un papillon de mai.

     

    Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,

    Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,

    Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,

    Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

     

    Arthur Rimbaud – Poésies complètes, 1895

     

    A suivre, demain, troisième partie.

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