• Arthur Rimbaud, le fugitif (première partie)

    by  • 28 janvier 2014 • Poème quotidien • 0 Comments

     

    Arthur Rimbaud (1854 - 1891)

    Arthur Rimbaud (1854 – 1891)

     

    Extrait de « La Poésie française pour les Nuls », éditions First, 2010.

    Mai 1880. Île de Chypre au sud-est de la Turquie. C’est déjà presque la fournaise au port de Limassol où stationnent les troupes anglaises depuis que les Turcs leur ont cédé l’île en 1878. Mais au sommet du mont Troodos, à 2100 mètres d’altitude, il pleut, il vente, il grêle. Sur les pentes du mont, on voit passer en ces temps-là, un homme bizarre monté sur un petit cheval. On le sait mutique, imprévisible, violent. Ceux qui ont travaillé dans la carrière de Xylophangou, en bordure de mer, près de Larnaca, l’autre port du sud, le connaissent. Il y a été chef d’équipe. Redoutable. Autant que les cinquante ouvriers qu’il y dirigeait, qui volaient tout ce qu’ils pouvaient. Il a été menacé de mort. Il a commandé en France des armes, un poignard qu’il a attendu jusqu’au printemps, jusqu’au moment où il est tombé malade. La typhoïde. Il est reparti chez lui, en France. Puis il est revenu. Il dirige l’équipe d’ouvriers qui construit la résidence du gouverneur anglais au somment du Troodos.

    20 juin 1880. Le petit cheval et son ténébreux cavalier descendent le Troodos comme des fous. Que s’est-il passé ? On raconte que, pris d’une colère terrible contre un ouvrier, le contremaître Arthur Rimbaud lui a lancé une pierre à la tête, et l’a tué.

    Fuir Charleville

    Qui est donc ce Rimbaud, ce guerrier à lui seul son général et sa propre armée contre le monde entier ? Il est né le 20 octobre 1854, à Charleville, du capitaine Frédéric Rimbaud, et de Vitalie Cuif. C’est le deuxième des cinq enfants du couple – Frédéric, né en 1853 ; Vitalie-Marie, 1857, morte en bas âge ; Vitalie-Jeanne, 1858 ; Isabelle 1860. Après la naissance d’Isabelle, les époux Rimbaud se séparent ; Vitalie Cuif va régner en mère exigeante et autoritaire sur sa petite tribu. À huit ans, Arthur entre à l’Institution Rossat, puis, à onze ans, au collège municipal de Charleville. C’est un personnage, le jeune Arthur ! Toujours premier en classe, il étonne ses camarades et ses professeurs par son savoir, mais aussi par son indépendance, son aplomb. Ses dons sont exceptionnels. Il fascine – notamment Georges Izambard, professeur de rhétorique à Charleville en 1870, qui ouvre sa bibliothèque à Arthur, lui permettant de lire les Parnassiens, Hugo.

    Le prodige au concours

    Fin de l’année scolaire1869. Les professeurs de Rimbaud ont décidé de présenter leur prodige au concours général de l’Académie de Douai qui rassemble tout le nord de la France. Le concours  se déroule à Charleville, le 2 juillet 1869. L’épreuve unique – de latin  – dure de six heures du matin à midi. Les élèves – dont Arthur – s’installent à leur table et commencent à composer sur ce thème laconique : Jugurtha ! Tous les candidats se précipitent sur leur copie, feuillettent leur dictionnaire de prosodie latine, soufflent, suent, tandis qu’Arthur ne fait rien. Rien de rien ! Le surveillant s’approche de lui vers neuf heures, sûr qu’il va abandonner. Il lui demande si tout va bien. Arthur répond : Non ! J’ai faim ! Le surveillant l’emmène alors se restaurer.

    Les mains dans les poches…

    Arthur engouffre deux énormes tartines et demande à revenir à sa place. Il est dix heures. Le surveillant hésite, puis accepte. Alors, stupéfait, il voit Arthur qui prend sa plume, écrit, écrit sans rature, sans consulter son dictionnaire de prosodie, sans relever la tête, écrit en vers latins, jusqu’à midi pile. Tranquillement, pendant que ses camarades, rouges d’efforts surhumains, écrivent leurs dernières lignes, il remet sa copie, et s’en va, les mains dans les poches. Le résultat est connu quelques jours plus tard. Le premier, loin devant les autres candidats, c’est Arthur ! Sa composition est publiée le 15 novembre 1869 dans le Bulletin officiel de l’Académie de Douai. Arthur a imaginé un parallèle entre le roi Jugurtha vaincu par Rome, et mort dans une prison, et Abd-el-Kader, vaincu par la France, et hébergé dans le magnifique château d’Amboise…

    Berner Mère Rimb’

    1870. Bismarck et ses Prussiens (rappelez-vous, celui qui voulait pendre Victor Hugo), envahissent la France. C’est la guerre ! Des soldats un peu partout ! Frédéric, le frère d’Arthur se laisse griser par la musique militaire et emboîte le pas aux troupes qui vont à la rencontre des Prussiens ! Plus rien ne fonctionne, les lycées ferment. Vitalie – la mère Rimb’ ainsi que l’appelle son fils… – emmène ses enfants en promenade sur le bord de la Meuse, le 29 août. Une idée s’empare d’Arthur : fuir ! Il veut connaître Paris, y devenir journaliste !

    Petit poucet rêveur…

    Discrètement, il s’éclipse, s’en va jusqu’à la gare, prend le train sans billet, se fait arrêter à Paris, est enfermé à la prison de Mazas ! Le dévoué Izambard s’occupe de son rapatriement. Arthur récidive, s’en va à Douai, tente de travailler pour un journal, échoue, revient chez la mère Rimb’ qui veut lui faire retrouver le chemin de l’école en avril 1871. Pas question ! Fugue. Objectif : Paris. Le voici sur la route évoquée dans « Ma Bohème ». Il s’en va vers la capitale, à pied, et en stop-charrette…

    Plaisir de lire

     

    Ma bohème

    Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;

    Mon paletot aussi devenait idéal :

    J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;

    Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées!

     

    Mon unique culotte avait un large trou.

    – Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course

    Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.

    – Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

     

    Et je les écoutais, assis au bord des routes,

    Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes

    De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

     

    Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,

    Comme des lyres, je tirais les élastiques

    De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

     

    « Brûlez tous mes vers ! »

    Demeny, Paul Demeny, poète, éditeur à Douai. Vous rencontrez Rimbaud en 1870. Il est venu vous voir avec son professeur Izambard lorsqu’il s’est enfui vers le nord avec l’intention de travailler pour un journal. Il recopie pour vous deux cahiers de ses poèmes. Vingt-deux au total. Dans une lettre du 10 juin 1871, Rimbaud vous donne cet ordre : « Brûlez, je le veux, brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai ».

    Merci, Demeny !

    Demeny, Paul Demeny, merci de n’en avoir rien fait, merci d’avoir conservé cette trace du Rimbaud imitant les Parnassiens dans les moules classiques du sonnet, du vers calibré avec ses cadences, ses césures et tous les commandements de la métrique. On sent bien sûr que Rimbaud met en scène pour en sourire les tics de ses aînés soumis, mais il ne peut s’empêcher d’y imprimer sa marque et son génie. Demeny, vous avez sauvé, entre autres, Sensation, le Dormeur du val, Ophélie, Ma bohème, cartes de visite  à la fois sages et inspirées d’un jeune homme de seize ans qui veut vivre de poésie…

     

    Plaisir de lire

     

    Sensation

    Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,

    Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :

    Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.

    Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

     

    Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :

    Mais l’amour infini me montera dans l’âme,

    Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,

    Par la Nature, – heureux comme avec une femme.

     

    Arthur Rimbaud – Poésies complètes, 1895

     

    Le Dormeur du val

    C’est un trou de verdure où chante une rivière

    Accrochant follement aux herbes des haillons

    D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,

    Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

     

    Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,

    Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,

    Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,

    Pâle dans son lit vert ou la lumière pleut.

     

    Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme

    Sourirait un enfant malade, il fait un somme :

    Nature, berce-le chaudement : il a froid.

     

    Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;

    Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine

    Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

     

    Arthur Rimbaud – Poésies complètes, 1895

     

     

    Ophélie

     

    I

     

    Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles

    La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,

    Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…

    – On entend dans les bois lointains des hallalis.

     

    Voici plus de mille ans que la triste Ophélie

    Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir,

    Voici plus de mille ans que sa douce folie

    Murmure sa romance à la brise du soir.

     

    Le vent baise ses seins et déploie en corolle

    Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;

    Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,

    Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.

     

    Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle ;

    Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,

    Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile :

    – Un chant mystérieux tombe des astres d’or.

     

    II

     

    O pâle Ophélia ! belle comme la neige !

    Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !

    C’est que les vents tombant des grand monts de Norwège

    T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté ;

     

    C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure,

    À ton esprit rêveur portait d’étranges bruits ;

    Que ton coeur écoutait le chant de la Nature

    Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits ;

     

    C’est que la voix des mers folles, immense râle,

    Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ;

    C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle,

    Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux !

     

    Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle !

    Tu te fondais à lui comme une neige au feu :

    Tes grandes visions étranglaient ta parole

    – Et l’Infini terrible effara ton œil bleu !

     

    – Et le Poète dit qu’aux rayons des étoiles

    Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ;

    Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,

    La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.

     

    Arthur Rimbaud – Poésies complètes, 1895

     

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