• Embarquons avec le vicomte de Chateaubriand, première partie

    by  • 4 octobre 2013 • Extraits • 0 Comments

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    Extrait de « La Littérature française pour les Nuls », éditions First, 2005

     

    De Saint-Malo à l’Amérique, de l’Amérique à Saint-Malo, de Paris à Jérusalem, de Buonaparte et des Bourbons… À cheval sur les deux siècles, Chateaubriand est partout. Il cherche sa place dans l’Histoire. Elle est surtout dans ses Mémoires…

    Voguons vers l’Amérique !

    Cheveux au vent, regard perdu dans l’immensité, éléments déchaînés, vagues furieuses qui répondent aux tourments de l’âme prise dans les filets de l’angoisse la plus noire… Voilà l’image du romantisme naissant. En voici maintenant le premier représentant : François-René de Chateaubriand.

    Sous le grand cacatois

    Les nuages sont bas et noirs. Sur le flot qui rumine sa colère, le brigantin Saint-Pierre fait voile vers l’Amérique. Nous sommes en 1791. Le 7 avril, quittant Saint-Malo, le modeste deux mâts a entamé sa traversée. Nous sommes à mi-chemin. Le capitaine prévoit l’arrivée à Baltimore vers le 11 juillet. Avez-vous remarqué, là-bas, sous le grand cacatois, un jeune homme de gris vêtu, qui arpente le pont. Comme il a l’air soucieux ! Comme il est pâle ! Il est à peine midi, et c’est presque la nuit tant l’orage menace. Des éclairs tracent dans l’air leurs lignes effarées. Et le visage du jeune homme prend le bleu de l’acier !

    La pose romantique

    Regardez : pendant que les marins vaquent, peu soucieux du petit grain qui va s’abattre, François-René – c’est le prénom du jeune homme – en fait toute une affaire ! Il se dirige vers le mât de Beaupré. Le vent claque dans le grand foc. François-René ne peut aller plus loin – sinon, tout tombe à l’eau… Alors, tourné vers les flots, cheveux au vent, droit dans ses bottes et solennel, il prend la pose ! Avez-vous remarqué le petit coup d’œil qu’il vient de vous lancer, de côté ? C’est qu’il veut s’assurer que tout cela va plaire à la postérité ! Le visage de nouveau tourné vers le paysage de plus en plus noir, miroir du grand chaos ténébreux de son âme inquiète, François-René lance aux générations futures la phrase devenue le viatique de tous les romantiques : Levez-vous vite, orages désirés !

    L’écume des mots

    François-René de Chateaubriand ! Que de lecteurs il emmène en bateau ! Mais, après tout, personne n’est déçu du voyage, à condition de choisir le bon itinéraire. Son titre ? Mémoires d’outre-tombe. Les autres promenades qui vous emmèneront en Amérique, chez les Indiens Natchez, ou bien vous mêleront aux temps des Martyrs réclament beaucoup d’efforts. Elles sont si longues qu’on s’endort… Alors, même si parfois la mémoire de François-René raconte n’importe quoi – une rencontre avec George Washington qui n’a jamais eu lieu, un escalier vu en Grèce et qui n’existe plus depuis l’antiquité… – la balade a son charme. Comme sur une mer apaisée, on se laisse bercer par la phrase, scintillante de l’écume des mots, heureux de sa cadence, comme une danse, souple, bien sage.

    De la révolte à la Révolution

    Pas très gaies, les premières années de François-René de Chateaubriand : la sombre image du père, les désespérances de l’adolescence, le constant malaise du jeune adulte, la Révolution dangereuse pour tout porteur de particule, tout cela constitue le noir terreau de son credo romantique.

    Redorer le blason

    François-René voit le jour à Saint-Malo, le 4 septembre 1768, par une nuit de tempête. Son père, François-Auguste, est armateur. Quel commerce pratique-t-il ? De toutes sortes, notamment celui des esclaves ! François-Auguste amasse suffisamment d’argent pour s’acheter, en 1761, le domaine de Combourg et son château. Il satisfait enfin son idée fixe : redorer le blason des Chateaubriand, une lignée dont le prestige se perd dans les temps anciens et dans certains aménagements généalogiques avantageux… En 1770, un voyageur anglais, constatant l’état de misère épouvantable des paysans autour de ce fameux Combourg, se demandera quel peut être le seigneur du lieu qui laisse ainsi croupir ceux dont il possède la terre. En nourrice à Plancoët jusqu’à trois ans chez sa grand-mère maternelle, Madame de Bédée, François-René galope sur les grèves de Saint-Malo avec les petites frappes du coin.

    Gagner du temps

    Fanchin – ainsi l’appellent ses sœurs, sa mère aussi, Apolline de Bédée, lorsqu’elle n’est point trop occupée à ses mondanités – va à l’école élémentaire des sœurs Couppart, puis au collège de Dol. En 1782, il prépare à Rennes l’examen probatoire de garde-marine qu’il doit passer à Brest l’année suivante. Mais, à Brest, il se rend compte qu’il n’a aucun goût pour la carrière d’officier de mer. Il revient sans qu’on l’y attende à Combourg où il annonce son intention de devenir prêtre. En réalité, il ne sait pas vraiment ce qu’il veut faire dans la vie, et cherche simplement à gagner du temps.

    De fertiles désespérances

    Son père l’envoie au collège ecclésiastique de Dinan. François-René s’y découvre aussi peu doué que pour la marine. Que faire ? Retour sur les terres de Combourg. pour deux années d’oisiveté sombre où les états d’âme s’exacerbent. Aux langueurs sans vraie cause succèdent des exaltations sans but. Lucile, la sœur préférée de François-René, son aînée de quatre ans, s’associe à cette plongée consentie dans les abysses de l’âme en détresse, indiquant à tous les romantiques qui s’ignorent la voie la plus sûre pour de fertiles désespérances. Voie dangereuse qui trouve son terme en 1804 pour Lucile qui, dans une crise nerveuse cherche la mort, et la trouve. Son portrait, dans les Mémoires d’outre-tombe (première Partie, Livre Troisième, Chapitre 6) est celui d’un grand tourment intérieur, la mise en mots d’un malaise sans véritable remède.

    Plaisir de lire

    Lucile : tout lui était souci, chagrin, blessure

    Lucile était grande et d’une beauté remarquable, mais sérieuse. Son visage pâle était accompagné de longs cheveux noirs; elle attachait souvent au ciel ou promenait autour d’elle des regards pleins de tristesse ou de feu. Sa démarche, sa voix, son sourire, sa physionomie avaient quelque chose de rêveur et de souffrant.
    Lucile et moi nous nous étions inutiles. Quand nous parlions du monde, c’était de celui que nous portions au dedans de nous et qui ressemblait bien peu au monde véritable. Elle voyait en moi son protecteur je voyais en elle mon amie. Il lui prenait des accès de pensées noires que j’avais peine à dissiper : à dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années; elle se voulait ensevelir dans un cloître. Tout lui était souci, chagrin, blessure : une expression qu’elle cherchait, une chimère qu’elle s’était faite, la tourmentaient des mois entiers. Je l’ai souvent vue, un bras jeté sur sa tête, rêver immobile et inanimée ; retirée vers son cœur, sa vie cessait de paraître au dehors ; son sein même ne se soulevait plus. Par son attitude, sa mélancolie, sa vénusté, elle ressemblait à un Génie funèbre. J’essayais alors de la consoler, et l’instant d’après je m’abîmais dans des désespoirs inexplicables. […]
    Lorsque les deux aiguilles unies à minuit enfantaient dans leur conjonction formidable l’heure des désordres et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui révélaient des trépas lointains. Se trouvant à Paris quelques jours avant le 10 août, et demeurant avec mes autres sœurs dans le voisinage du couvent des Carmes, elle jette les yeux sur une glace, pousse un cri et dit : « je viens de voir entrer la mort.» Dans les bruyères de la Calédonie, Lucile eût été une femme céleste de Walter Scott, douée de la seconde vue; dans les bruyères armoricaines, elle n’était qu’une solitaire avantagée de beauté, de génie et de malheur.

    Chateaubriand – Mémoires d’outre-tombe

    Fuir là-bas, fuir…

    1786. À deux mois de sa mort, le vieux comte François-Auguste est las de voir son fils paresser dans les bois environnants. Il lui donne un brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre. Voilà donc François-René officier d’infanterie, sans avoir aucun goût pour les armes ! Des congés prolongés lui permettent de séjourner chez ses sœurs mariées, à Fougères ou à Paris –  Combourg est fermé depuis la mort du père. La Révolution n’est pas, pour François-René, l’occasion de se préparer quelque piédestal pour une future statue de bronze. Au contraire : effrayé par les horreurs commises à Paris, il décide de fuir en Amérique afin d’y assouvir un rêve : observer les dernières tribus de bons sauvages, et en tirer la recette du bonheur universel.

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