• Embarquons avec le vicomte de Chateaubriand, deuxième partie

    by  • 5 octobre 2013 • Extraits • 0 Comments

    Le Meschacebé (ancien nom du Mississipi)

    Le Meschacebé (ancien nom du Mississipi)

     

    Le Génie du christianisme

    Une longue maturation va donner, en 1802, l’œuvre qui permet à Chateaubriand de se faire connaître enfin du Premier Consul, mais aussi du grand public : le Génie du Christianisme Il donne une forme à la fois littéraire et concrète à l’enthousiasme qui accompagne le retour de la religion chassée par les révolutionnaires, grands pratiquants de leur grand Voltaire.

    Un poste, des spéculations

    Retrouvons François-René sur le brigantin Saint-Pierre. Il a rejoint sa cabine. Mais que fait-il, une plume à la main ? Il écrit ! Sans doute des pages admirables pour les générations futures qui découvriront ébahies son génie littéraire… Point du tout : il aligne des chiffres, car, sans grande fortune, il a réussi à amasser une petite somme qu’il compte bien faire fructifier en spéculant dans diverses entreprises commerciales – Chateaubriand, le bien né… Il espère aussi obtenir un poste consulaire, grâce à son ami Malesherbes – l’ami des encyclopédistes, courageusement revenu en France défendre Louis XVI, et guillotiné en 1794, pour cette raison. Le 11 juillet 1791, François-René fait ses premiers pas en Amérique !

    Retour précipité

    Rien ne va comme il l’avait espéré : point de poste consulaire, point de juteux placements en vue, et bientôt, plus un sou. Et puis des dettes… Bien sûr, il prend le temps de s’enfoncer dans des paysages qui l’impressionnent pour longtemps, de rencontrer les derniers Indiens Natchez – rescapés d’un massacre de représailles organisé par les Français en 1772. Il racontera tout cela dans ses romans Atala, René, en tirera des considérations éthiques, philosophiques, religieuses dans le Génie du Christianisme, et de fort belles pages dans les Mémoires d’outre-tombe. Mais son retour précipité le 10 décembre, de Philadelphie, pour une arrivée en janvier au Havre, n’est pas dicté par l’urgence littéraire. D’ailleurs, écrit-il ? Oui, mais, il vaut mieux éviter de lire ce qu’il a produit en ce temps-là, sauf si on veut préparer un mémoire sur les désastres que peut occasionner l’usage inconsidéré des figures de style, notamment de la métaphore, et des Ô d’émotion, qui pallient par leur vacuité circulaire l’absence de vocabulaire…

    Dans l’intimité des écrivains

    Ô femmes ! femmes ! femmes…

    François-René l’a lui-même avoué : la grande affaire de sa vie, ce furent les femmes ! Inscrire ici la totalité de ses conquêtes prendrait plusieurs pages, sinon le livre entier. Bien sûr, il y a la femme officielle, Céleste Buisson de la Vigne. Il l’épouse en rentrant d’Amérique, non par choix, mais parce que sa mère croit que cette jeune amie de Lucile va devenir fort riche – il n’en sera rien ! Les autres femmes s’appellent Pauline de Beaumont, Madame de Staël, Madame de Belloy, Juliette Récamier, Madame de Custine, Madame de Noailles, Hortense Allart. Combien d’autres encore. Par exemple cette fille du pasteur Yves, Charlotte, adolescente de quinze ans qui tombe amoureuse de lui lors de son séjour en Angleterre, et de laquelle, dit-il, il se laisse aimer…

    François-René en grand danger

    En juillet 1792, après la proclamation de la Patrie en danger par les révolutionnaires, François-René fuit à Bruxelles, puis à Trèves avec les émigrants parmi lesquels se trouve son frère – guillotiné deux ans plus tard. Incorporé à l’armée des princes, il assiste au siège de Thionville où il est blessé à la jambe. Malade de dysenterie, il croit mourir avant d’arriver, comme un vagabond, à Ostende où il embarque pour Jersey. Il y vit quelque temps chez un oncle, mais on annonce un débarquement français dans l’île. François-René fuit en Angleterre où il reste sept ans, vivant dans un grenier, dans la plus noire des misères, donnant ici où là quelques cours pour survivre. Il écrit aussi. En 1796 paraît son Essai sur les Révolutions où il cherche dans l’histoire les raisons qui ont pu conduire à la Révolution française. Cet ouvrage le fait connaître dans le milieu des émigrés londoniens.

    Touffu, décousu, désordonné : le Génie

    Le 21 avril 1800 un Suisse de Neuchâtel, David Lassagne, débarque à Calais. Observez-le donc, avec ses cheveux au vent, et sur les lèvres un soupçon du mépris aristocrate, le regard qui cherche celui des femmes, et cette façon contenue de désirer toujours des orages… Oui, c’est bien lui ! Il rentre clandestinement, François-René, sûr que le Premier Consul Bonaparte va prendre des mesures en faveur des immigrés – ce qui est fait. Lassagne redevient Chateaubriand, et se met à écrire une œuvre qu’il sent parfaitement adaptée à l’air du temps : la mode est au retour de la religion. Et puis, le concordat se profile. Toutes les conditions sont réunies pour publier Le Génie du christianisme, ouvrage touffu, décousu, désordonné, mais exalté, plein de pages qui disent que la grandeur d’un peuple ne peut exister sans une grande foi. Ces pages plaisent à Bonaparte. Elles servent son projet : unir et tenir la France par la religion catholique, si pratique pour pénétrer par effraction dans le secret des consciences.

    Dans l’intimité des écrivains

    S’ils savaient…

    Dans la nuit du 31 décembre 1799 au 1er janvier 1800, Chateaubriand termine une première version du Génie du Christianisme par ces mots : « Seigneur, nous avons senti combien il était inutile de vouloir se défendre de Toi » Ce genre d’envolée syntaxique vers le ciel et son Tout-Puissant va séduire de nombreux lecteurs, que séduiront aussi les prises de position de l’auteur pour la chasteté, le caractère sacré du mariage. S’ils savaient… François-René de Chateaubriant rédige ces chapitres de haute tenue morale dans la chambre de sa maîtresse, Pauline de Beaumont, dans la banlieue de Paris, à Savigny, tout en regardant passer les paroissiens qui se rendrent à la messe à laquelle il n’assiste jamais…

    Les espoirs déçus

    Il en espérait, des honneurs et des hochets, Chateaubriand ! Il en a rêvé, mais Napoléon ne l’a pas fait – ou du moins ne l’a fait que si chichement que l’amour propre du vicomte en a été marqué comme d’un petit fer rouge, flétri…

    Quoi ? C’est tout ?

    Au cours d’une réception chez Lucien Bonaparte, en 1803, François-René rencontre Napoléon. Celui-ci s’entretient avec l’écrivain du Génie, juge l’homme, et lui donne sa récompense : un poste de secrétaire à la légation de Rome. Quoi ? C’est tout ? François-René est ulcéré ! Il espérait beaucoup mieux, devenir ministre, accéder aux plus grands honneurs. Il est tellement vexé qu’il offre même ses services au tsar de Russie ! À Rome, il commet les pires bévues, et, si son ami Fontanes ne le rejoignait pour lui mettre les points sur les i, il est probable que sa destinée lui eût réservé de fort mauvaises surprises. Le deuil, cependant peut expliquer ses extravagances : Pauline de Beaumont, sa maîtresse a voulu revoir son amant avant de mourir de consomption. Et il a recueilli son dernier soupir le 4 novembre 1803. Bonaparte, sur les conseils de Fontanes, donne une nouvelle affectation à Chateaubriand : ministre de la république du Valais ! Une minuscule république… Décidément, on se moque de lui !

    Allons plus loin

    Atala meurt, René pleure

    Le génie du christianisme comprend deux romans où Chateaubriand illustre ce dont il veut persuader ses lecteurs et surtout son Premier Consul : la beauté du christianisme et celle de la nature. C’est dans le cadre enchanteur des rives du Meschacebé que René rencontre le vieil Indien Chactas. Celui-ci lui raconte son histoire : dans sa jeunesse, il a été fait prisonnier par les envahisseurs. Condamné à mort, il est sauvé par une jeune chrétienne : Atala. Tous deux errent longtemps dans la forêt, quasiment nus, avant d’être recueillis par un missionnaire, le père Aubry. Chactas est prêt à se convertir à la religion de celle qu’il aime pour l’épouser. mais Atala a promis à sa mère de consacrer sa vie à la religion. Malgré son amour pour le jeune homme, elle s’empoisonne pour rester fidèle à sa promesse. Dans le second roman, René, le héros – René… – s’est marié dans la tribu de Natchez, mais il se réfugie dans les bois pour tenter de soigner sa mélancolie. Quelle en est la cause ? Chactas et un vieux missionnaire le font parler – en réalité, c’est Chateaubriand qui raconte sa vie à Combourg… Ses deux auditeurs lui donnent leur diagnostic : il souffre d’orgueil ! Lui proposent-ils un remède ? Oui : la simplicité ! il fallait y penser…

    Comme on attrape la syphilis…

    Avant de quitter l’Italie, il s’en va visiter Naples. De Rome, de Naples, de la campagne italienne, il rapporte des pages de descriptions grandiloquentes, enflammées, qui furent lues à l’époque avec admiration, et qu’on peut découvrir aujourd’hui par curiosité pour leur effervescence romantique, entre l’ébullition et la boursouflure. Il rentre à Paris, s’apprête à partir pour le Valais, prendre son nouveau poste. Mais Bonaparte commet l’irréparable le 21 mars 1804 : l’exécution du duc d’Enghien, dans les fossés de Vincennes ! Un duc qui ne comprend rien aux accusations de complot dont on l’accuse, mais qui tombe sous les balles à cause de son sang royal ! À cette lâcheté de Bonaparte, Chateaubriand affirme, dans les Mémoires, qu’il jette sa démission à la face du tyran ! En réalité, il s’excuse auprès de Bonaparte de ne pouvoir prendre son poste en Valais, prétextant une maladie de sa femme… Puis il se rend chez sa maîtresse Delphine de Custine dans le lit de laquelle, dit-il : « Je gagnai – comme on attrape la syphilis dans des draps contaminés – le royalisme que je n’avais pas naturellement » Belle image, Monsieur le vicomte…

    Dans l’intimité des écrivains

    Céleste est revenue…

    Février 1804 : Chateaubriand revient tranquillement à Paris. Il se dirige vers son logis. Et dès qu’il en a poussé la porte, c’est un déluge d’imprécations féroces qui s’abat sur sa tête échevelée ! Elle est là, elle est venue, elle en avait assez de s’entendre dire qu’elle doit se tenir tranquille à Fougères, pendant que Monsieur, oui, pendant que Monsieur fait le joli cœur à Paris ! Elle crie, elle pleure de rage, elle lui fait une scène de ménage, une scène d’anthologie. Elle. Sa femme ! Laquelle ? La vraie : Céleste Buisson de la Vigne de Chateaubriand. Céleste… La mal nommée. Infernale et acariâtre ! Elle va s’adoucir peu à peu, à mesure que son mari, tempéré par l’âge, fera moins usage de ses outils de séduction. Pour l’instant, elle le surveille, elle est à la maison !

    Céleste le suit partout…

    Chateaubriand est malheureux. Sa femme le suit partout. Qu’imaginer pour s’en débarrasser ? Un voyage ! Un voyage qu’il ne peut faire qu’en solitaire, évidemment ! L’inspiration ne peut s’accommoder d’une présence matrimoniale et ménagère. L’écrivain est avant tout un être seul ! Tiens donc…  Et pourquoi, alors, Madame de Noailles projette-t-elle de partir pour Grenade ? Pourquoi donc François-René a-t-il prévu de faire un pèlerinage à Jérusalem, et de revenir par l’Espagne, plus précisément par Grenade ?…

    L’itinéraire de Paris à Natalie…

    On a compris : le long périple de Chateaubriand en 1806 – Venise, Athènes, Constantinople, la Terre Sainte, l’Égypte, et puis l’Espagne – n’est qu’un prétexte, pour saisir des images fortes destinées à sa nouvelle œuvre, Les Martyrs – ouvrage qui paraît en 1809, en vingt-quatre livres, et ne connaît aucun succès.  Certes. Mais vous avez deviné le prétexte secret, plus motivant : rejoindre la blonde, la superbe Natalie de Noailles à Grenade ! C’est elle qui, renouant avec d’anciennes traditions – rappelez-vous Chrétien de Troyes, Bernard de Ventadour – a suggéré à son beau chevalier aux mèches folles, de rendre à sa dame, cet hommage en forme de voyage à périls…

    Allons plus loin

    Germaine de Staël

    Née en 1766, Germaine Necker, fille du banquier du même nom –  le ministre de Louis XV – et de Suzanne Curchod, épouse le baron de Staël-Holstein, devenant ainsi Madame de Staël, admiratrice de Jean-Jacques Rousseau. Cette femme de lettres milite très tôt pour une nouvelle littérature. Elle oppose la littérature classique qui s’inspire des modèles grecs et latins, à une conception plus spontanée de l’écriture où les traditions nationales auraient leur place – à la façon des Allemands ou des Anglais. En 1810, elle publie De l’Allemagne que Napoléon fait immédiatement détruire ! Il n’apprécie pas que soient ainsi promus ses ennemis. Elle voyage, revient à Paris à la chute de Napoléon, continue de militer pour une littérature à l’allemande et introduit de la sorte l’immense vague romantique en France.

    Y est-il vraiment  allé ?…

    Chateaubriand revient à Paris en 1807, avec cinq mois de retard sur la date prévue – il a dû s’en passer des choses à Grenade… Il racontera son périple dans son ouvrage paru en 1811 : Itinéraire de Paris à Jérusalem – qui comporte tant d’inexactitudes et d’approximations, d’emprunts à des récits déjà écrits, que certains se sont demandés s’il avait bien suivi l’itinéraire prévu, l’écourtant pour retrouver plus vite la blonde Natalie… Dès son retour dans la capitale, il se remet à l’écriture. Il publie, dans une annexe du journal Le Mercure Galant, un article sur les régimes despotiques qu’il a observés pendant son voyage – on y découvre sans peine quelques timides attaques contre le despotisme de l’empereur.

    Dans l’intimité des écrivains

    Le grand homme et son chat

    La Vallée aux Loups ! Chateaubriand se prend d’une vraie passion pour cette maison qu’il a achetée, dans le hameau d’Aulnay – à Châtenay-Malabry. Tout le monde l’aide à en aménager le parc, ses amis, ses femmes… Madame de Duras prête sa voiture, Madame de Noailles offre des arbres – et sa douce présence dans les débuts. Des catalpas, des tulipiers, des cèdres de Salomon, sont commandés à Cels et Noisette les plus grands pépiniéristes de l’époque. Joséphine de Beauharnais fait livrer un magnolia à fleurs pourpres.  Le lieu – où est venue s’installer Madame de Chateaubriand –  devient si célèbre que des curieux s’en approchent pour tenter d’apercevoir le grand homme qui fait sa promenade avec son chat. Parmi ces curieux, un jeune homme qui avouera plus tard être reparti de la Vallée aux Loups avec un « éblouissement de gloire littéraire dans les yeux ». Son nom : Alphonse de Lamartine…

    Je vais sabrer Chateaubriand !

    L’affaire de l’article dans le Mercure Galant devient dans les Mémoires d’outre-tombe, une action d’éclat, courageuse et suicidaire car Napoléon, sous la plume de François-René, s’écrie, après avoir lu la page : « Je vais faire sabrer Chateaubriand sur les marches des Tuileries ! » Brrr, ça fait peur ! En réalité, l’empereur a fort peu réagi à ce petit article, disant à Fontanes que si son ami recommençait, il ne bénéficierait plus de certains avantages pécuniaires. C’est tout. De plus, le Mercure de France n’est pas interdit de parution par la rage impériale comme le prétend Chateaubriand, mais il fusionne avec un autre journal. Enfin, le tyran ne lui impose pas l’exil dans la maison de la Vallée aux Loups, près de Paris : Chateaubriand l’achète lui-même, sur ses propres deniers, pour être tranquille !

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