• Agrippa : Le Bouc Du Désert (à suivre)

    by  • 2 septembre 2013 • Extraits • 0 Comments

    Château d'Amboise

    Château d’Amboise

    Extrait de La Poésie française pour les Nuls, éditions First, 2010.

    Colère et fureur, rage, courroux, torche d’enfer dans les guerres démentes, malheur, malheur, braises dans les tempêtes, brûlure de la parole, alexandrins frappés, torturés dans la forge du tourment… Tout cela en deux mots ? Agrippa d’Aubigné ! Préparez-vous : vous allez assister à la plus étonnante, la plus bouleversante et la plus bouleversée des vies de poètes qui vécurent les siècles passés…

     

    L’enfant ou la mère ?

    Et pourtant… 1557, voici près de Saintes où il a vu le jour, l’enfant de cinq ans, Agrippa, allongé dans son lit, écharpé par une fièvre qui le laisse presque mort. Mais la nuit où son esprit aurait pu s’éteindre, « une femme fort blanche » lui apparaît ; elle lui donne « un baiser froid comme la glace » puis s’efface… Qui est-ce ? Peut-être Catherine de Lestang, dame des Landes-Guinemer, sa mère… Il ne l’a jamais connue. La nuit où il naquit, en 1552, le médecin vint trouver son père avec cette question : « L’enfant ou la mère ? », et le père, malgré sa passion pour cette épouse qui lisait Saint Basile de Césarée (en Turquie) dans le texte (en latin) répondit : « L’enfant ! ». Ainsi vint au monde Théodore Agrippa d’Aubigné. Agrippa, contraction de aegre partus en latin : enfanté dans la douleur.

    Tant pis…

    Le père d’Agrippa, Jean d’Aubigné, calviniste convaincu, donne trois précepteurs à son fils : Jean Cottin, Jean Morel et Peregrim afin qu’il étudie l’hébreu, le grec et le latin. À six ans, Agrippa lit, écrit et comprend l’hébreu, le grec et le latin, sans oublier le français ! Aujourd’hui, à cet âge, dans tous les cours préparatoires de France et de Navarre, les bambins sont plutôt experts en consoles divers ou jeux variés sur Internet . C’est sans doute tant mieux, c’est peut-être tant pis…

    Malade de la peste…

    Avril 1560. Agrippa a huit ans. Il vient de traduire le Criton du philosophe grec Platon. Son père l’emmène alors à Amboise où viennent d’être pendus cent conjurés protestants qui voulaient s’emparer du pouvoir. Devant les cadavres, il fait jurer vengeance à l’enfant ! En 1562, à dix ans, Agrippa est à Paris. À peine a-t-il commencé à suivre les leçons de l’humaniste protestant Béroalde qu’il doit fuir avec son précepteur les persécutions contre les calvinistes. À Courances, ils sont arrêtés, emprisonnés par des soldats du parti catholique qui exigent leur conversion. Ils refusent, vont être livrés au bûcher. Le bourreau vient leur rendre visite et les exhorte à la conversion. Alors, du haut de ses dix ans, Agrippa lui répond : « L’horreur de la messe m’ôte celle du feu ! Je suis prêt à mourir ».

    La peste !

    In extremis, Agrippa s’évade – n’oublions pas qu’il n’a que dix ans… – avec son précepteur. Ils se dirigent vers Montargis où ils sont recueillis par Renée de France, princesse protestante, fille de Louis XII et d’Anne de Bretagne. Après Montargis, ils partent pour Gien, puis Orléans. Agrippa est soudain saisi d’une forte fièvre, de frissons, de vertiges… C’est la peste, terrifiante. Tout le monde en meurt, ou presque puisqu’Agrippa en guérit ! Mars 1563 : la place d’Orléans est attaquée, Jean d’Aubigné la défend, il est blessé mortellement et meurt sous les yeux de son fils.

    Rage, colère et idéal

    1565. Le voici réfugié à Genève où vient de mourir Calvin. A treize ans, Agrippa qui avait décidé d’arrêter ses études au grand désespoir de son père, va les reprendre pour les beaux yeux de son premier amour : Louise Sarrasin. Que se passe-t-il alors ? On ne sait trop, mais on devine… Agrippa est chassé de la ville. A Lyon, il désespère, fréquente des magiciens, pense au suicide. Son cousin le sauve… Quelques mois plus tard, Agrippa est à Saintes chez Aubin d’Abbeville qui gère la fortune de son père. Il se fâche contre lui, quitte sa chambre, pieds nus, de nuit, et s’enfuit à travers champs, bois et chemins pour s’engager un peu plus loin dans l’armée huguenote !

    La mort du paysan

    Il se bat comme un fou furieux à Angoulême, à Pons en 1568, à Jarnac où Condé est blessé à mort près de lui, à La Roche d’Abeille en 1569. Mais un soir, on amène dans la troupe un paysan soupçonné de complicité avec les catholiques. Les soldats ont déjà tiré leur épée. Le paysan est innocent. Agrippa le sait, mais ne fait rien, ne dit rien, et le pauvre homme meurt transpercé, sans une plainte. Le remords de cette navrante exécution le poursuivra toujours.

    Diane, la nièce de Cassandre…

    En 1571, Agrippa a dix-neuf ans. Evidemment, il s’enflamme pour la plus belle, la plus éblouissante qui soit : elle s’appelle Diane Salviati, c’est la nièce de Cassandre Salviati – Mignonne allons voir si la rose… – aimée de Ronsard. Cet amour est réciproque, passionné mais prudent, tant la différence de rang et de fortune est importante. Le 18 août 1572, Agrippa se rend à Paris où les esprits s’échauffent en attendant le mariage explosif entre le protestant Henri de Navarre, futur Henri IV, et Marguerite de Valois, catholique. A vingt ans, Agrippa déjà fort de ses mille aventures, est une sorte d’alliage détonant entre la rage et le désespoir, le tout à la remorque d’un idéalisme combattant. Le 21 août, il se bat en duel contre un catholique qu’il blesse gravement, il doit fuir Paris. Cette fuite lui sauve la vie, car trois jours plus tard, c’est le massacre de la  Saint-Barthélémy !

    Mourir dans les bras de Diane !

    Assagi Agrippa ? Point du tout : en décembre 1572, il se prend de querelle contre des catholiques dans un petit village de Beauce, près de Chartres. Rossé, poignardé, lardé de coups, il est si gravement blessé qu’il pense mourir. Et pour mieux mourir, il s’en va au château de Talcy, dans les bras de Diane Salviati qui le sauve. Mariage ? Non ! disent les parents ! Ce d’Aubigné est trop pauvre ! Mourir, se dit-il encore, résoudrait tout. Non ! Agrippa vit, écrit fiévreusement son canzoniere : Le Printemps, un ensemble de poèmes avec du feu, du sang, des squelettes, qui disent la passion dévorante et tragique – tout pour séduire ! Il le dédie à Diane… Devenu écuyer du roi de Navarre avec qui il se brouille régulièrement à cause de son franc parler, Agrippa fait preuve d’une étonnante bravoure sur tous les champs de bataille. Il est si gravement blessé à Casteljaloux qu’il pense mourir. Il compose alors les premières pages de son œuvre majeure : les Tragiques.

    Plaisir de lire

    Les Tragiques : plus de neuf mille alexandrins !

    La rédaction des Tragiques va durer trente ans ! Les sept livres évoquent les sept sceaux de l’Apocalypse. Leurs 9302 alexandrins sont publiés en 1616 sous le pseudonyme acronyme de LBDD : Le Bouc Du Désert, en référence à un chapitre du Lévitique dans la Bible où un bouc expiatoire est envoyé au démon sauvage Azazel, dans le désert. On y découvre dans un style épique (l’aventure) et satirique (la critique appuyée) le récit des Guerres de Religion sous ces sept titres : Misères, Princes, Chambre dorée, Feux, Fers, Vengeances, Jugement. Evidemment, on comprend que les catholiques sont promis aux braises de l’enfer, et que les protestants vivront le bonheur éternel près de Dieu, fidèles parce qu’ils sont demeurés fidèles à leur foi.

    Le tout est  écrit à la hargne, la colère hallucinée, à la férocité – le portrait du roi Henri III est un vitriolage parfait ! Pourtant, le lyrisme réussit à apaiser, parfois, les alexandrins qui se laissent alors bercer par la rêverie d’un monde meilleur. L’ensemble est tendu à rompre, comme un sanglot qui n’en finirait pas, l’immense chagrin d’un idéaliste généreux, sans cesse dans l’action, et qui a épuisé les forces de son corps et de son esprit à défendre, sans vraie victoire, une cause qui fut perdue.

    Sièges, fâcheries, réconciliations…

    En 1579, il se bat à Limoges. La mitraille éclate partout autour de lui, tue ses compagnons d’armes, explose quasiment à ses pieds, sans l’atteindre. Encore sauvé, d’Aubigné ! 1580, il conquiert et pille la région de Montaigu. Trois ans plus tard, il épouse Suzanne de Lezay, rencontrée en 1577. On le trouve ensuite sur tous les champs de bataille : en Saintonge, à Oléron, à Coutras, à Niort, à Maillezais dont il s’empare et devient gouverneur. 1589 : siège de Paris, 1590 : siège de Paris de nouveau – les protestants tentent encore  de s’emparer de la capitale. 1591 : siège de Rouen. 1592, escarmouches en Poitou. 1593 : siège de Poitiers. Fâcheries à répétitions contre le roi, et réconciliations. séjour à la cour, puis fâcherie de longue durée. Le roi, en 1605, tente un rapprochement : Agrippa se rappelle la promesse qu’il a faite à son père et ne comprend pas qu’Henri IV ait abjuré !

     

    A suivre…

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