• Homme délicieux, amateur raffiné, Paul Morand…

    by  • 6 août 2013 • Poème quotidien • 0 Comments

    Catleya (ou cattleya), une orchidée originaire d'Amérique centrale.

    Catleya (ou cattleya), une orchidée originaire d’Amérique centrale.

    Extrait de La Poésie française pour les Nuls, éditions First, 2010

    « Homme délicieux, amateur raffiné » selon le commissaire priseur, romancier, historien d’art et académicien Maurice Rheims, Paul Morand (1888 – 1976), élu lui-même à l’Académie en 1968, issu d’un milieu bourgeois cultivé où l’on côtoie les Mallarmé, Régnier, Rodin, marié à une richissime Grecque de Triest et princesse roumaine, nous laisse une prose éblouissante à travers ses romans, nouvelles, chroniques, portraits, récits de voyage… Ses essais en poésie datent de sa rencontre avec Marcel Proust auquel il dédie l’ode superbe que voici :

    Ode à Proust

     

    « Ombre

    Née de la fumée de vos fumigations,

    Le visage et la voix

    Mangés

    Par l’usage de la nuit

    Céleste,

    Avec sa vigueur, douce, me trempe dans le jus noir

    De votre chambre

    Qui sent le bouchon tiède et la cheminée morte.

     

    Derrière l’écran des cahiers,

    Sous la lampe blonde et poisseuse comme une confiture,

    Votre visage gît sous un traversin de craie.

    Vous me tendez des mains gantées de filoselle ;

    Silencieusement votre barbe repousse

    Au fond de vos joues.

    Je dis :

    – vous avez l’air d’aller fort bien.

    Vous répondez :

    – Cher ami, j’ai failli mourir trois fois dans la journée.

    Vos fenêtres à tout jamais fermées

    Vous refusent au boulevard Haussmann

    Rempli à pleins bords,

    Comme une auge brillante,

    Du fracas de tôle des tramways.

    Peut-être n’avez-vous jamais vu le soleil ?

    Mais vous l’avez reconstitué, comme Lemoine, si véridique,

    Que vos arbres fruitiers dans la nuit

    Ont donné les fleurs.

     

    Votre nuit n’est pas notre nuit :

    C’est plein des lueurs blanches

    Des catleyas et des robes d’Odette,

    Cristaux des flûtes, des lustres

    Et des jabots tuyautés du général de Froberville.

    Votre voix, blanche aussi, trace une phrase si longue

    Qu’on dirait qu’elle plie, alors que comme un malade

    Sommeillant qui se plaint,

    Vous dites : qu’on vous a fait un énorme chagrin.

     

    Proust, à quels raouts allez-vous donc la nuit

    Pour en revenir avec des yeux si las et si lucides ?

    Quelles frayeurs à nous interdites avez-vous connues

    Pour en revenir si indulgent et si bon ?

    Et sachant les travaux des âmes

    Et ce qui se passe dans les maisons,

    Et que l’amour fait si mal ?

     

    Étaient-ce de si terribles veilles que vous y laissâtes

    Cette rose fraîcheur

    Du portrait de Jacques-Émile Blanche ?

    Et que vous voici, ce soir,

    Pétri de la pâleur docile des cires

    Mais heureux que l’on croie à votre agonie douce

    De dandy gris perle et noir ? »

     

    Paul Morand, 1915 – Publié dans la revue Poésie 1 – Le Cherche Midi éditeur

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