• Le livre des vallées

    by  • 17 mai 2013 • Textes à lire • 0 Comments

     
    Tout était cassé...

    Tout était cassé…

    Chapitre 17 du roman Café grec publié aux éditions du Cherche midi en 2003, prix Hugues Rebell 2004.

    Dieu créa l’homme, bricola la femme et leur fit un immense jardin où tout poussait tout seul, sans pelle, sans brouette et sans râteau. Parvenues à leur maturité, les mauvaises herbes, conscientes d’avoir nui à leurs voisines, se suicidaient comme Judas, et on les retrouvait allongées sur la terre, leurs petites feuilles repliées sous elles. Elles semblaient dormir, fragiles, et le soleil passait sans insister, attendri, pour ne pas les réveiller. Mais au bout de trois jours, il fallait bien admettre qu’elles étaient mortes. Alors, on les oubliait, on n’en parlait plus.

    Conscient qu’Adam, l’homme, et Ève, la femme, privés de toutes les distractions liées à la reproduction de l’espèce, pouvaient s’ennuyer dès le matin au réveil, Dieu creusa un peu partout dans le jardin, d’adorables petites vallées avec un torrent pas trop énervé qui coulerait jusqu’à la fin des temps, de grands arbres pleins de feuilles pour faire de l’ombre, et des cascades au joli bruit qui calme.

    Chaque vallée développait un thème particulier afin que le couple, séduit par le premier site, n’entre dans le douze millième, blasé, comme des touristes, en disant : « Encore un torrent, encore une cascade, c’est lassant… ». Pour l’une, c’était les crocodiles, inoffensifs à cette époque, pour l’autre, les serpents qu’Ève aimait porter en bracelets et en colliers avec lesquels elle discutait.

    Enfin, Dieu avait particulièrement bichonné l’une d’entre elles en pensant à la femme Ève dont il était tombé secrètement amoureux. Il y avait planté des arbres qu’il appela « liquidambar » dont la sève au parfum de vanille attirait, de juin à septembre, des millions de papillons, rouge, jaune et marron, invisibles lorsque leurs ailes se repliaient contre les troncs.

    Dès qu’Eve entrait dans la vallée, tous les papillons s’envolaient et c’était une merveille que de les voir se poser sur sa nudité pure. Et Dieu ne se privait jamais du spectacle.

    Un jour, Eve s’accrocha au lobe de l’oreille, en pendentif, pour faire joli, un petit serpent à cornes, triste et hargneux comme le délégué d’un syndicat minoritaire, et qui lui dit « Manifestez, Dieu vous opprime ». L’homme et la femme défilèrent. On connaît la suite : Dieu inventa la colère, le bulldozer, et tout fut fichu en l’air.

    Sauf Pétaloudès, la vallée des papillons où je m’amuse ce matin, assis près du torrent, à insérer dans la Genèse, un livre à ma façon, qu’on appellerait « Le livre des vallées ». Je viens de l’écrire, sans me hâter, pendant que les premiers touristes franchissent le petit pont, se dirigent vers la cascade.

    Dans mon bloc-notes, ta lettre, Jude, dont je me remets, doucement. La suite de l’histoire que la vieille cuisinière ne veut pas raconter, la voici : Françoise, ma mère, et Héloïse d’Eux sont parties un soir pour la gare de Sombreuil. Elles allaient y chercher Emmanuelle qui était revenue un mois auparavant, et reprenait ses études. Depuis peu, elle et moi, nous rentrions de nos balades en nous tenant la main, comme des bambins contents. Elles l’avaient remarqué, en étaient devenues soucieuses.

    Le chef de gare m’a toujours dit : « Je ne comprends pas : de mon poste d’aiguillage, au premier étage, je les ai vues descendre de voiture, comme liées par une idée sans doute importante, une décision lourde à porter, parce qu’elles se sont rapprochées pour marcher doucement. Elles ont traversé sous mon poste la salle d’attente, puis sont ressorties. L’express avait du retard et le conducteur le rattrapait en dépassant les limites de vitesse, il arrivait à plus de cent trente, les enquêteurs sont formels. Je les revois, au bord du quai, elles continuent de marcher, elles savent que l’omnibus vient de s’arrêter de l’autre côté, elles s’engagent sur la voie libre, un peu penchées, entre les rails, comme si elles luttaient contre une averse, et pourtant, pas un souffle de vent, et du soleil de fin de journée ! Et là, je me rappelle que j’ai crié tout ce que j’ai pu, et j’ai  vu, à travers son pare-brise, le conducteur de l’express, la bouche grande ouverte, les yeux pleins d’épouvante. Et puis, plus rien. Où sont-elles passées ? Rien sur le quai, rien de l’autre côté. Le destin ! »

    Je ne pense pas que la vieille cuisinière voulait raconter autre chose que ce grand chagrin dont nous ne parlions jamais. A moins que tu aies découvert ce qui pourrait m’abattre, Jude, si je l’apprends trop brutalement. Ton petit suspense de fin de rapport sonnerait alors comme un effet d’annonce. Ne ratez pas le prochain épisode. Qui était vraiment Emmanuelle d’Eux ? Des révélations fracassantes ! Un virage étonnant dans l’histoire des commerçants de Sombreuil ! Attention ! Je suis embusqué, et je l’attends, Jude, ton prochain rapport, comme un sniper. Mon Luger dort dans mon petit sac à dos. Je sens sa crosse et son canon qui me rassurent. Tu ne m’auras pas !

    Quant aux ragots sur mon compte, laisse-moi rire ! Tu connais le principe du buvard : une petite goutte lui tombe dessus et il en fait une grosse tache, et, de place en place, le voilà recouvert.  C’est exactement ce que tu m’as transmis. Mais, si tu le veux bien, retrouvons les petites gouttes : les décalages de livraison, les erreurs de couleur, en trente ans, peut-être une dizaine, et c’est tout ce qu’on retient pour en faire ma fable !

    Et Tullier le voleur ? Des histoires de billets manquants dans ma caisse à Sombreuil, j’en raconterais des centaines, dont certaines, c’est sûr, après le départ des Pétril, des achats sous le bras, et peut-être dans la poche, un petit tour de passe-passe vengeur. Le voyeur ? Du Decent, un parano jaloux de tout, au point de séquestrer sa femme.

    Trois ou quatre cuites, me voilà déclaré éthylique par Ledul qui sirote son whisky quotidien. Jamais ivre, Ledul, plutôt alcoolique mondain, victime à son insu des symptômes sournois liés à son état : vu le degré de ce qu’il boit, des braises toujours vives grillent par centaines les mots de son vocabulaire ; et dans sa phrase – on le remarque par de petites plages de silence – on croit qu’il pense, mais il se débat pour retrouver sa route dans une zone calcinée. Ses idées les plus délicates, les plus sensibles ont été mutilées sous le lance-flammes du midi, achevées par celui du soir. Quelques-unes lui restent, fixes, qu’il pousse, inlassable, dans le tout venant du discours, en réponse à n’importe quoi, mêlées de fiel, obsessionnel.

    Enfin, Cambert ! Je te raconterai un jour, cher Jude, les confidences de Lolita, une pure merveille de dix-sept ans, que l’épicier a confondue avec le prénom qu’elle portait, lui demandant, pour l’engager, de se déshabiller dans son bureau, afin qu’il voie son état de santé. Et elle l’a fait, non par crainte, mais par curiosité, pour voir jusqu’où il irait. Des détails ? Il s’est jeté sur elle, elle s’est débattue, l’a mordu, a menacé de sortir nue en plein milieu du supermarché. Calmé, il l’a lâchée, a demandé qu’elle lui pardonne. Elle s’est enfuie.

    C’est moi qui l’ai engagée, et elle m’a offert, pendant des années, sans que je le demande, tout ce qu’à l’autre elle refusait, oui, en plus de Sandra, de Christine, de Catherine, de tant d’autres, femmes d’amis pleins de confiance, vieilles filles en mal de confidences et de tendresse. Et de cela, rien, pas un mot, rien dans le triomphe de ton rapport. Personne n’a rien vu, rien su.

    Tu vois, Jude, la réputation, je te le répète, c’est un buvard qui se plaît à  se tacher de ce qu’on lui confie ; mais, quand on le soulève, on découvre le texte d’origine souvent plus sage, plus beau, parfois bien pire que les traces imprimées en surface. Sombreuil est nulle en histoire, elle aime seulement les légendes qu’elle se construit, étranges mais habitables. Le ragot, c’est un art populaire, il suffit de s’y mirer pour comprendre que toujours, on s’y retrouve aussi laid, aussi raté ou différent que Balzac par Rodin, en statue vert de gris, dont je prétends qu’elle est bien pire qu’une calomnie.

    Éve se mit à pleurer. Adam lui dit : «Allons à Pétaloudès, la vallée des papillons, Dieu l’a épargnée. C’est à vingt-six kilomètres au sud de la ville de Rhodes, on en a pour une demi-heure, en bus » Ils se vêtirent, car ils étaient nus. Une feuille d’érable pour Eve, et pour Adam, une de palmier géant. Parvenus sur le site, ils construisirent sur le torrent de petits ponts qu’on peut toujours franchir aujourd’hui. Puis ils grimpèrent au sommet de la colline d’où ils contemplèrent, désolés, l’œuvre de Dieu et de son bulldozer.

    Tout était cassé : on pouvait voir, au loin, d’immenses levées de terre et de roche qui émergeaient sur l’eau bleue ; à leur flanc, les traces de la pelle de métal en furie. « Nommons-les, dit Eve, ainsi, nous pourrons les emporter dans notre mémoire, et en parler ce soir, au dîner » « D’accord, répondit Adam, tu as une idée ? Il faut un tout petit mot, ça n’a pas l’air bien grand » Elle réfléchit : « Ile » « Oui, c’est joli ! Mais, on en voit trois, et il faudrait les distinguer » Comme toutes les femmes qui s’émerveillent de l’ordinaire d’une mise au monde, Eve devint toute gaie et demanda : « On peut dire n’importe quoi ? » Adam commit l’imprudence de prononcer un oui dont les conséquences s’observent encore dans le discours féminin contemporain. « Alors, celle-ci, on l’appelle Alimia, celle-ci, Makri, et celle-là, Tragoussa » « C’est vraiment n’importe quoi, dit Adam, mais recopions-les sur la carte » Et aujourd’hui, ils n’ont pas pris une ride, ils sont intacts, et barbotent dans les vagues, insoucieux des grands discours où ils n’auront jamais leur place, petits jeux de la première femme, qu’il faut prononcer face à la mer pour entrer dans le rêve.

    Assez joué, je rentre à Rhodes.

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