La planète Montaigne, deuxième partie
by jjj • 17 mai 2013 • Extraits • 0 Comments
Plaisir de lire
Je ne peins pas l’être, je peins le passage
Le monde n’est qu’une branloire perenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Ægypte : et du branle public, et du leur. La constance mesme n’est autre chose qu’un branle plus languissant. Je ne puis asseurer mon object : il va trouble et chancelant, d’une yvresse naturelle. Je le prens en ce poinct, comme il est, en l’instant que je m’amuse à luy. Je ne peinds pas l’estre, je peinds le passage : non un passage d’aage en autre, ou comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. Je pourray tantost changer, non de fortune seulement, mais aussi je propose une vie basse, et sans lustre : C’est tout un. On attache aussi bien toute la philosophie morale, à une vie populaire et privee, qu’à une vie de plus riche estoffe : Chaque homme porte la forme entiere, de l’humaine condition.
Michel de Montaigne – Essais
Ce chagrin-là…
Vous étudiez le droit, sans doute à Toulouse. À vingt-quatre ans, vous devenez conseiller au Parlement de Bordeaux. Quelle expérience des hommes vous acquérez alors ! Elle irrigue avec bonheur toutes les pages que vous nous avez léguées. L’amour ? Pourquoi pas ! Vous vous mariez à trente-deux ans, en 1565. Elle a pour nom Françoise de la Chassaigne, elle a votre âge, c’est la fille d’un conseiller du Parlement auquel vous appartenez. Les Chassaigne font partie de la noblesse de robe – et non de la rude noblesse d’épée – c’est une famille riche et cultivée. Cher Michel, peut-on dire de vous, familièrement, que vous nagez dans le bonheur ? Non ! Vous avez été témoin, dans votre enfance, de la répression imbécile conduite par Montmorency contre les bourgeois de Bordeaux révoltés, vous avez vu des hommes atrocement torturés, sous vos yeux. Et puis, plus tard, en 1563, votre ami, celui que vous avez aimé plus qu’un frère, plus que vous-même peut-être, Étienne de la Boétie, est mort dans vos bras. Et ce chagrin-là…
Plaisir de lire
Par ce que c’était lui, par ce que c’était moi…
Montaigne écrit ces lignes dans son journal de voyage, dix-sept ans après la mort de son ami Étienne de la Boétie. Elles figurent dans le chapitre XXVIII du premier tome des Essais : De l’amitié.
Au demeurant, ce que nous appellons ordinairement amis et amitiez, ce ne sont qu’accoinctances et familiaritez nouees par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos ames s’entretiennent. En l’amitié dequoy je parle, elles se meslent et confondent l’une en l’autre, d’un meslange si universel, qu’elles effacent, et ne retrouvent plus la cousture qui les a joinctes. Si on me presse de dire pourquoy je l’aymoys, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en respondant : Par ce que c’estoit luy, par ce que c’estoit moy.
Il y a au delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulierement, je ne sçay quelle force inexplicable et fatale, mediatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous estre veus.
Montaigne – Essais
Essais transformés
Plaisir de lire
«L’an du Christ 1571, à l’âge de trente-huit ans, la veille des calendes de mars, anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, dégoûté depuis longtemps de l’esclavage de la cour et des charges publiques, se sentant encore en pleine vigueur, vint se reposer sur le sein des doctes vierges, dans le calme et la sécurité : il y franchira les jours qui lui restent à vivre. Espérant que le destin lui permettra d’activer la construction de cette habitation, douces retraites paternelles, il l’a consacrée à sa liberté, à sa tranquillité et à ses loisirs». Bonjour, cher Michel, et merci de nous avoir laissés entrer dans votre librairie, tout en haut de la tour de votre château de Montaigne – Montaigne, votre nom désormais. Ce texte que vous y avez affiché nous prépare à tant de bonheurs de lecture !
En votre librairie
Après la mort de votre père, en 1568, après l’échec de votre candidature à la Grande Chambre du parlement de Bordeaux, en 1569, après d’autres défaites sans doute, que nous ne connaissons pas, vous voici installé dans votre tour, dans votre librairie : votre bibliothèque aux mille volumes, rangés sur cinq rayons, en demi-cercle. Dans un cabinet attenant, l’hiver, on vous allume du feu. On vous imagine, assis, près de la cheminée, légèrement penché sur les pages d’un livre à belle couverture de cuir, aux reflets rouges de flamme.
L’ami des rois
Mais vous n’êtes pas seulement ce solitaire des soirs de neige, vous vivez ! Vous êtes un gentilhomme qui sait tout, voit tout, commande tout dans sa maisonnée ! Vous visitez votre voisinage enchanté de vos façons fort civiles, fort aimables. Vous recevez de grands personnages, vous aimez vous rendre à Paris, à la cour, vous êtes l’ami des rois, vous rendrez même de grands services au futur Henri IV qui saura vous remercier justement.
Car c’est moy que je peins
En 1580, paraissent les deux premiers volumes de vos Essais où votre intelligence, votre esprit nous éblouissent et nous attendrissent à la fois, nous informent, nous conduisent à l’utile de la réflexion, nous font gagner la distance nécessaire pour observer le monde. Voici les premières lignes qu’on y trouve. Vous y parlez de vous, mais on sait bien, nous qui vous lisons, qu’il y est question de nous, tous humains, trop humains que nous sommes :
Plaisir de lire
C’est icy un livre de bonne foy, lecteur. Il t’advertit dés l’entree, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privee : je n’y ay eu nulle consideration de ton service, ny de ma gloire : mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ay voüé à la commodité particuliere de mes parens et amis : à ce que m’ayans perdu (ce qu’ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouver aucuns traicts de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entiere et plus vifve, la connoissance qu’ils ont eu de moy. Si c’eust esté pour rechercher la faveur du monde, je me fusse paré de beautez empruntees. Je veux qu’on m’y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans estude et artifice : car c’est moy que je peins. De Montaigne, ce 12 de juin 1580.
Dans l’intimité des écrivains
Grande souffrance, grands honneurs
Vous souffrez Michel ! Vous souffrez de la gravelle, horriblement. La gravelle, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui les calculs – à votre époque : la maladie de la pierre. Vous décidez de partir en cure thermale. Vous en profitez pour étendre votre voyage à des pays voisins : l’Allemagne du sud, le Tyrol, l’Italie. Vous voici à Rome ! Vous êtes reçu par le pape ! Mais on vous rappelle à Bordeaux, on vous y a élu maire. Pourquoi ces honneurs ? Vous êtes célèbre, Michel, vos Essais sont lus dans toute l’Europe. On vous aime, on vous admire. En 1588, paraît chez Abel Langelier, à Paris, la 5ème édition de vos Essais, augmentés pour la première fois du livre III.
Ils sont fous, ces ligueurs !
Vous ne cesserez d’apporter à vos Essais, jusqu’en 1595, des ajouts, des compléments d’articles – vos allongeails. Votre fille d’alliance, Marie Le Jars de Gournay, rencontrée en 1588, après votre court séjour en la prison de la Bastille – ils sont fous, ces ligueurs catholiques ! – se chargera, après votre départ, de nous transmettre vos écrits. Parce que vous êtes parti, le dimanche 13 septembre 1592, au matin, dans votre lit, en vous agenouillant pendant la messe que le prêtre disait devant vous. Il en était à l’élévation. Depuis, vous n’avez cessé d’être parmi nous, cher Michel. Puissions-nous vous mériter toujours !