• La petite note

    by  • 14 mai 2013 • Textes à lire • 0 Comments

    Ils étaient forts, tous les deux, on sentait que c'était pour la vie...

    Ils étaient forts, tous les deux, on sentait que c’était pour la vie…

    24 – « La petite note », dernier chapitre du roman « Café grec », paru au Cherche midi en 2003, prix Hugues Rebell 2004.

     

    Jupe plissée à carreaux, écossais à dominante bleu marine, chemisier blanc et gilet de laine bleu marine aussi, une sorte de cravate à rayures vert anglais, des chaussures vernies noires, des socquettes blanches, un bandeau dans les cheveux, une petite culotte de coton, immaculée, dont l’élastique me serre et laisse une marque rouge le soir, sur ma peau blanche, une trace par endroits violette que j’effleure du bout de mon index, une petite gorge que je suis et poursuis tout autour de mes hanches, puis une autre gorge, ténue, autre trace laissée qui descend, que je suis aussi comme un aveugle déchiffre une page, je lis mon corps, je ne le comprends pas, j’en reçois d’étranges messages, la journée tout entière me pèse, je ne pense qu’à la nuit, qu’au moment où je vais tirer sur moi les couvertures et laisser mes mains apprivoiser ce qui m’est étranger, ces formes qui bondissent, qui me font peur, je crains qu’elles ne s’arrêtent pas à temps, qu’elles continuent, je crains que mes hanches deviennent épaisses, épaisses comme du lard que je vois chez le boucher de Sombreuil, quand je reviens pour les vacances, épaisses comme celles de la bouchère, je traverse des tourmentes, des terreurs sans nom quand mon geste aveugle sous les plis du drap blanc atteint ma poitrine, ces monts très doux, de soie coiffés de rose où je sais que des frissons s’embusquent et détalent dès que ma paume tente de les cerner, ils partent dans tous les sens, ils rayonnent, ils stationnent un peu plus haut que ma nuque, où mes cheveux s’enracinent, plus solides que des filins d’acier, comme si je craignais qu’on me les arrache, ou du moins qu’on essaie, et je m’effraie de cela, mais en même temps, je le désire, c’est vif comme une lame, c’est doux comme une blessure juste avant la victoire, mais qui aurait cette idée de me tirer les cheveux avec violence, par derrière, et dans le même instant, comme une source folle au milieu de mon ventre, s’épand une noce indigne de chaleur, de lumière, de brûlure, le feu me tue, chaque nuit recommence la torture, et je n’attends qu’elle, qu’elle parce que je tiens dans sa présence des signes fascinants, et la parole entendue de la bouche la plus aimable, la plus belle phrase rencontrée dans un poème, ne sont que des feuilles mortes sous l’arbre, moi j’aborde déjà au seuil de la première saison, ma maison se bâtit, je suis celle qui soutient les regards, l’effrontée sans reproche, celle qui se tait, qu’on ne peut prendre, surprendre, pourtant les soeurs, femmes en voiles noirs, filles de ferme privées de sève, sèches et blessantes, anguleuses, au désespoir maté, asservi, brisé, mais qui sourd dans les mots en mille surgeons pervers, filles de bourgeois mises là par intérêt, privées d’homme, l’amour tourné en fiel comme un vin malheureux, filles de rien, ou filles froides, mauvaises comme l’ivraie, toutes en satellites autour de ma personne m’épient, attendent que je chute, mais je vaincs, chaque jour, je vaincs, je les tiens, je les nargue, sans les garde-fous de leurs psalmodies, sans l’interdiction d’intimité, sans la frousse qu’on leur colle aux fesses dans le confessionnal plein de vertiges, au bord de l’enfer, sans tout cela, elles me tueraient, les garces.

    Je sors en rang, jupe parmi les jupes, souliers vernis sur le pavé, parfois qui luit de pluie ou de brume en novembre quand nous allons au parc, de vieux messieurs bien mis, une chaîne dorée près du cœur, comme une métaphore pathétique, nous regardent avec l’estime de maquignons floués, ils ont payé mais n’ont rien eu, alors, ils se servent, remontent nos jambes et stationnent un peu plus haut, je les sens comme des mains puissantes, des mains tutélaires qui me pétrissent, je me sens douce et sale, je veux me débattre et je me rends, je tends le pas pour fuir, et je voudrais courir vers eux, malsains, mais victorieux de tout, du temps surtout qui me hante, que je n’admets pas, ils l’ont traversé, je voudrais leur secret dans mes chairs, et qu’ils m’éclairent sur la nécessité de vivre, mes petits vieux au bord du gouffre.

    Un jour, on nous apprend qu’à la nuit tombée, le lendemain, nous irons un peu plus loin que le parc, dans la grande salle de concert d’où s’échappent souvent, feutrés, poignants ou pleins d’étrange exultation, des sanglots, un cri, plutôt, ou bien l’aller et le retour de l’un à l’autre, sans cesse, un cri qu’on nous dit sorti par mégarde ou par essai, d’un violon, d’un violoncelle à la recherche de l’accord juste pour la symphonie prochaine, le concerto, mais nous savons bien, nous, dans l’éclair que s’échangent nos yeux coupables des mots frivoles, interdits, capturés dans la nuit, incrustés comme un tatouage dans nos désirs, nous savons que ce n’est pas forcément un instrument en pleurs, que rien sauf la voix désordonnée, propulsée dans un cosmos innommable, ne peut trahir de la sorte la part la mieux scellée de soi.

    Dans ce protocole d’approche où l’inconnu prend l’allure d’un souffle rude et brûlant, rafale d’été tout neuf, en maraude dans le soir, nous avançons sur l’allée de gravier, à pas lents, un petit vieux sur un banc fait semblant de dormir, sous son chapeau, dans sa tête, nous passons nues, je le sais, je m’en repais, je me plais dans ces images impures et je me dis que je suis folle, et je veux rester folle, jusqu’à la fin des temps.

    Grand hall pour loger les grands airs des gens, costumes sombres, robes vives à l’astucieux tombé où le regard se piège et s’emprisonne dans la contemplation d’une courbe, s’en dégage enfin mais remonte vers une poitrine, tout ce jeu des femmes où l’obscène, par  convention sociale joue les travestis dans le féminin « bonnes manières », et nous en jupe écossaise, chaussures vernies et col blanc, en bandeau vert anglais, les yeux baissés près de nos gardes, mais des clins d’œil s’en vont comme des papillons vers un jeune homme, un dieu, chevelure où se déchiffre sans peine le nombre de caresses nécessaires à une entrée en possession, en jouissance immédiate, en usufruit défendu, mes doigts, mes mains perdues en elle que je rapproche de moi, que je glisse contre moi, que je guide plus loin, qui descend, je suis folle, je suis malade, j’ai chaud, en écran, une sœur sèche et dure comme une corne de démon converti s’est placée entre moi et lui, entre lui et moi, elle sait, elle a vu, et la façon qu’elle a de tenir ses bras serrés contre elle, de pencher un peu la tête, en coupable, lève le voile sur la farandole secrète où elle vient de l’emporter, lui, peut-être dans le parc, tout près, derrière une haie de buis odorant, elle lutte, lutte, mais cède, ô, le plaisir d’être coupable encore, velours rouge, marbre grège, il monte avec nous, barrettes longues et dorées en contremarches, nous sommes quarante comme une petite armée qui grimpe en sautillant à l’assaut du concerto n° 4 pour piano et orchestre, Beethoven, donné dans la grande salle de concerts, elles sentent bon la savonnette, dit-on de nous au passage et quelqu’un ajoute un complément attendu, une métaphore ou je ne sais quoi qui pousse dans les gorges des messieurs de petits gloussements malsains, ils m’attirent, et je décide que ce sont les premières notes d’un autre concerto que je composerai aussi longtemps qu’il le faudra, cachée, comme une clandestine, terrée au fond de moi, masquant à tous le magot de mes plaisirs, j’apparaîtrai plus tard comme les autres, ingénue, paupières délicates ouvertes sur le monde, celles d’une biche au pas fragile, celle qui traverse devant la 2 CV vert bouteille, un jour de mai, celle qui subit et s’indiffère, celle qui ment dans son journal et se raconte en fillette douce, l’icône rêvée des hommes, c’est moi, Emmanuelle d’Eux, maintenant, je livre ma part animale.

    Ce qui s’est passé : toutes assises sur deux rangs, moi, à l’extrémité gauche, lui près de moi, déjà, mon coude touche le sien, la salle écrit dans l’air n’importe quoi, des mots enchevêtrés jusqu’au plafond, sur les côtés, sous les fauteuils, partout, une salle comme un silo, et chaque mot un grain, demain moulus aux premières heures du jour, tous de la même farine, les gens, tous les mêmes, sauf lui peut-être à côté de moi qui pousse un peu encore son coude conquérant que je sens dans mes côtes, et voilà, un rhéostat dans l’abstrait des machines, il tire à soi la lumière, nuit sur les fauteuils, silence, grand silence, comme après un effondrement, un tremblement de terre, tant de gens sont des catastrophes, les cordes, le piano, les percussions, de l’or tombe sur la scène, les bois orangé-rouge, violons, contrebasses, lisses, qui brillent, le queue ouvert à demi sur ses surprises, les caisses aux peaux tendues comme un bedon d’ascète, et rien, rien sur la scène, personne, et pourtant, une présence, l’immatériel d’un être dense, sans nom, un secrétaire de l’indicible qui fait le lien avec les bouches ouvertes de la salle, transparent comme les souffles retenus, petits pas de l’un, enjambées du plus grand, ils sortent du rideau tiré sur la gauche, magie, petits pas, c’est un vieux, barbe grise, enjambées, c’est un dégingandé comme un adolescent, lequel pour diriger, lequel pour le piano, eh bien non, c’est petits pas qui s’assoit au clavier, parce que les notes aujourd’hui veulent qu’on leur raconte leur histoire avec les façons douces d’un grand-père, une légende au bord des lèvres, comme un pétard.

    Musiciens processionnaires comme des fourmis noires, ils s’assoient, ô silence du début du monde, tout est possible, on ne sait trop quoi, mais c’est de l’espoir pur que l’air distille, du plus délicat, surtout du plus fragile, celui d’un départ, pour n’importe où, enfin, au début, je ne la remarque pas, bien longtemps après, j’y ai repensé, pourquoi, elle était déjà là, goutte dans la source surgie du piano, finalement, c’était de l’eau, l’histoire que les notes attendaient dans le silence immatériel, de l’eau, de la lumière, et des cascades, c’est toujours ça, la musique, avec l’illusion d’être parti, vraiment, ailleurs, on vogue entre les mats qu’on prend pour des roseaux bercés, soulevés, recouchés, peut-être qu’on approche d’un delta, celui du Danube, et les roseaux, ce serait une flotte, ennemie, inconnue, mais non, ce sont les archets, crin de cheval, et quelqu’un tousse, on sortira tout à l’heure, la nuit, la fraîcheur, c’est cassé, le lien avec l’ailleurs, mais on raccroche, musique encore, elle est arrivée à ce moment précis.

    Depuis quelques mesures, elle passait et repassait entre les doigts de petits pas qui la traquait à sa façon, on le voyait bien, en se penchant sur le clavier, puis en rejetant vers l’arrière son buste, et secouant la tête, pour dire, encore disparue, je croyais l’avoir prise, mais encore disparue,  puis elle s’est mise à jouer, elle sautait au bout des doigts de petits pas qui l’a reconnue, l’a fixée à son annulaire, on aurait dit un mariage soudain, voulez-vous pour épouse, oui, tout de suite, pour époux, je vous aime, petits pas, disait la petite note, parce que c’est ainsi qu’elle s’appelait, petite note, ils étaient forts, tous les deux, on sentait que c’était pour la vie, ils ont commencé à comploter contre l’orchestre qui ne s’est douté de rien, mais vraiment de rien, poursuivant un dialogue un peu popote, sur l’utilité d’aller plutôt vers les aigus ou vers les graves, entendu que les sources ne se soucient pas de l’avenir, les ruisseaux qui en naissent vont où ils veulent, font ce qu’ils veulent, et certains effectuent un joli parcours, tantôt à l’ombre, ce sont les sons graves, dans les mousses et les herbes couchées, sous les chênes, tantôt dans le soleil, ce sont les aigus, et tantôt dans les deux, comme une averse de regards, tombés des feuilles, dans le courant, et qui clignotent, où va-t-on disaient les violons, qu’importe répondaient sèchement les bedons d’ascètes, pendant qu’irrésistiblement, les contrebasses tiraient vers d’inquiétants sous-bois le train plaintif des clarinettes, soudain, petits pas a frappé un grand coup, je veux la place disait-il, pour moi tout seul, je viens d’épouser la petite note, je conduis notre marche nuptiale, place, place, l’orchestre n’a pas compris tout de suite, ou du moins, il a fait semblant de ne pas entendre, et c’est à ce moment-là qu’elle a surgi, la petite note, qu’elle a escaladé tout le clavier, mais alors avec une autorité, elle s’est même libérée des doigts de petits pas, surpris, amusé, et toute seule, toute seule, s’est élevée dans l’air, stop, la petite note.

    Des secondes, peut-être cinq, dix, mais des fausses secondes, celles qui durent environ trois siècles, énormes, des secondes de victoire qui galopent à une vitesse folle vers l’avenir, jusqu’au fond de l’avenir, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus, c’est avec des secondes comme ça que la petite note a tenu en respect toute la salle, elle seule, pure, brillante, une étoile, une vraie, n’aurait pas fait mieux, suspendue dans l’air, elle a dit silence tout le monde, déjà, personne ne disait rien, mais on a senti qu’en vérité, elle disait silence les bandits, elle en était plus pure encore, et les musiciens, et le chef d’orchestre la regardaient, ahuris, mais la regardaient en eux-mêmes, la tête baissée, penauds, ils comprenaient un peu plus que ce qu’elle disait, eux, c’est pour ça qu’ils étaient là, pour mieux comprendre, comme dans un refuge, un repaire de vaincus.

    Silence les fourbes, silence les pensées, silence les dociles, et silence les doutes, silence les soucis, les calculs, et l’ennui des amants, silence le chagrin, et silence les déroutes, silence partout, ne bougez plus, elle aurait dit mourez tout le monde, tout le monde l’aurait fait.

    Voilà comment je suis née, voilà comment est née Emmanuelle d’Eux.

    Maintenant, il faut comprendre, commencer par ce bras dans mes côtes à qui j’ai dit silence, et cette main déjà pleine de frissons volés, j’ai dit silence, silence, et petits pas, tout content, tout fier, continuait ses mamours avec elle qui était revenue, il la roulait entre ses doigts, elle s’échappait, il courait après, elle courait plus vite, bientôt, l’orchestre énervé par ce manège qui n’en finissait pas les a rattrapés, les a engloutis, c’est dangereux, un orchestre énervé, on a vu parfois, sous la colère de certains, des petites notes pas assez fortes, pas assez courageuses, noyées, qui surnageaient comme des Ophélies, sur la crête des violoncelles, jusqu’à la fin, poignantes, qu’un compositeur s’amuse ou qu’il prenne des risques, d’accord, mais leur faire ça, ce n’est pas très malin, et des petits chefs, on en trouve assez pour achever la besogne, elle s’en est tirée, ma petite note, royalement, elle est revenue saluer à la fin, sortie d’une apnée record, et elle s’est payée le luxe, en deux ou trois passages, de raconter la mer.

    J’ai dit silence, jeune-homme dieu, bas les pattes, jeune-homme dieu, désormais je suis la petite note, je gouverne, tu l’as vue mettre en joue la salle entière, moi je veux des compositeurs qui me donnent les mêmes pouvoirs, je veux quelqu’un qui m’aime comme les doigts de petits pas, je veux être capable de vivre en apnée,  de raconter la mer, mon rêve ce n’est pas toi, tripoteur bien coiffé, va-t’en, maintenant, sourdine, la salle est pleine de petits bruits, manteaux qui se déplient, doublure des vestes qui glissent sur les chandails, pas de voix, pas un mot, la musique a tout raflé, la gène d’être debout gauchement sur deux pattes, d’avancer, un pas, deux pas, plus loin, allez, plus loin, descendre les marches, lourdauds, l’air froid, descendre encore, à mille lieues de la beauté.

    Il fallait qu’elle entre en moi, que je sois elle, pour la chercher partout, je l’ai trouvée partout, la petite note, je l’ai vue, sous mes yeux, tenir en respect des classes entières, professeur compris, des foules, tout un paquet de consciences soudées dans la vénération, je l’ai vue mettre en joue ses semblables, je l’ai vue, dangereuse, s’offrir en cible, esquiver tous les traits, je l’ai vue menaçante, mais triomphante, pour toujours triomphante, son nom, tantôt elle s’appelait Manon Lescaut, tantôt Marie de Clèves, tantôt Chimène ou Andromaque, Camille ou Célimène, Bérénice, Emma Bovary, et moi, je me suis dit, moi, au bruit de mon nom, je voudrais que les siècles qui viennent retiennent aussi leur souffle.

     

    – Dommage, c’est fini !

    – Dommage ? Je ne te suis pas, Serge, cent ou deux cents pages comme celles-là, ça peut être gonflant.

    – Il faut voir ! A quelle heure déjeune-t-on ?

    – Dès qu’ils seront revenus du marché.

    – Jude.

    – Oui

    – Il fait beau

    – Oui

    – Depuis des mois

    – Oui

    – Peut-être qu’on n’aurait pas dû jouer les curieux, il faut le remettre en place, ce cahier, et puis, qu’est-ce que c’est, finalement ? On ne la reconnaît pas, Emmanuelle…

    – A mon avis, c’est un roman.

    – Un roman ?

    – Un roman qui commence.

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