• Café grec, chapitre XIX

    by  • 12 mai 2013 • Textes à lire • 0 Comments

    Tableau de classe en attente d'oeuvre...

    Tableau de classe en attente d’oeuvre…

    19 – Tableaux de maîtres

     

    Rapport n°6.

     

    Quinze heures à l’horloge élevée de la mairie de Sombreuil. Elle décompte trois coups austères et mats qui tombent dans l’air proche comme des professions de foi républicaines : l’essentiel, l’efficace, alors que d’autres cloches, en des clochers pointus, se dévergondent pendant plus d’un quart d’heure, comme des pucelles en joie, la jupe en mouvement et le battant à l’air, indécentes – plaisir diffus, sournoise volupté, image obscène et apaisante au cœur des vieilles vierges en vêtements de deuil sur leur peau douce et blanche – et mon plaisir aussi, à des sources moins troubles. Les trois coups de la mairie : des si majeurs, la note jamais contente, à un demi-ton du bonheur. D’ailleurs, on m’accueille le sourcil en bémol :

    – J’ai rendez-vous avec le maire, Bernard Salicy, à quinze heures.

    – Bonjour Monsieur !

    Mouche ton nez, Jude Delator, et refais ton entrée. Ta maman ne t’a pas appris la politesse ?

    – Bonjour Madame, le maire est là ?

    – Monsieur le Maire aura un peu de retard, sa femme a accouché cette nuit, un prématuré.

    Elle me regarde. Est-ce que je désire connaître le poids du bébé, sa taille, ou des détails sur la grossesse, ou les raisons probables qui ont déclenché, avant l’expulsion dans la voiture, les contractions ? Elle a tout en mémoire vive, il suffit de cliquer au moyen de la paupière, en clin d’œil complice qui dirait « Tout de même, quand on y pense, c’est un vieux, Salicy ! L’enfant aura vingt ans et le père soixante-dix ! » Je clique :

    – Un kilo huit, une grossesse difficile, une émotion dans la journée, une lettre, paraît-il, où elle aurait appris un gros secret sur son mari, qu’il lui avait caché, tout est allé très vite, des contractions de cinq minutes, et la naissance dans l’ambulance…

    – Un gros secret sur son mari ?

    – Quelque chose qui daterait de plusieurs décennies. D’un côté, c’est bien mieux, elle risquait l’embolie, la phlébite ou je ne sais quoi… Mais qui lui a tout dit ?… Mystère !

    Ça, on ne le saura pas, je vous le garantis. Tiens, le voilà, les traits tirés, le brave homme.

    – J’ai du retard, c’est que me voilà père, encore…

    – Je suis au courant, félicitations, votre cinquième ?…

    – Quatrième !

    Et il me regarde, perplexe.

    – Entrez

    Au-dessus du bureau, le regard s’enlise dans un chaos de racines carrées, de vecteurs qui transpercent des restes d’équations différentielles, de calculs matriciels. On dirait la traduction en écriture mathématique de plusieurs fils de canne à pêche avec hameçons, emmêlés à des filets eux-mêmes pris dans un réseau plus complexe dont on ignore la nature, faute de place. Le tout est encadré d’une baguette d’aluminium et suspendu au mur moquetté de blanc cassé. A la base, un titre : « X, l’inconnue ».

    Entre les deux fenêtres, un cadre plus modeste :  dans l’angle inférieur droit, Rousseau embroche Voltaire pendant qu’en diagonale, la philosophie domine leur lutte à mort. Partie médiane : le désastre de Lisbonne ; un peu plus haut, la tolérance à la craie bleue se cabre et s’affaisse entre l’infâme et la vraie vertu. Crébillon se promène dans la Brouette du vinaigrier. Restif de la Bretonne en jaune serein est au seuil des Charmettes, et Saint-Preux étale ses syllabes dilatées sur Sara que coince Monsieur de Wolmar. On remarque aussi une énorme Thérèse Levasseur qui marche sans le faire exprès sur les idées religieuses, un Lambercier qui lutine la Nouvelle Héloïse. Et puis des flèches, des accolades brisées, des chiffres, des tentatives de titres, de sous-titres, une méthodologie amputée, un étrange Voltaire le con, sans doute privé de son « teur » final par un dérapage de brosse. Enfin, dans l’angle inférieur droit, en lettres rouges : Alain Bashung, grand concert les 17 et 18, pour la location, s’adresser à Philippe. Titre : « XVIIIème à la folie »

    – Quel fouillis !

    – Deux fins de cours d’université où sont préparés les cerveaux des futurs profs : le premier en licence de sciences, le second en agrégation de lettres. Serge Tullier m’a proposé son projet peu de temps après mon élection, au début des années quatre-vingt : fixer sur la pellicule le sibyllin ou l’insolite né de la craie des salles de classe au bout d’une heure ou deux.  Il tombait bien, je cherchais pour Sombreuil une étiquette culture. Et puis, j’appréciais sa compagnie, celle d’Emmanuelle que je tentais de sortir d’une forme de mélancolie aiguë. Le conseil municipal m’a suivi, nous avons tout financé.

    « Pendant plusieurs semaines, Serge a photographié des centaines de tableaux dans les facultés, les lycées et même dans les classes de troisième et de quatrième où on pouvait relever des erreurs de toutes sortes, ce qui a déclenché les protestations des professeurs de collège que les journalistes accusaient d’ignorance.

    « X, l’inconnue », « XVIIIème à la folie », des titres encore ? Je me rappelle « Jour de colère » où on pouvait lire en capitales sur fond noir : « Tout le monde collé une heure ce soir », ou bien « L’origine du monde, 2 » avec le schéma de vous devinez quoi, en coupe hachurée rose, figé dans une rectitude suggestive à l’abondante légende. Ou bien « Vivisection » pour un poème de Chénier, mis en morceaux, éclaté, avec des commentaires dont la disposition bizarre rappelait la croix de saint André. Et puis « Perfide Albion » pour le cas possessif anglais, « Le silence des agneaux » sous le bilan de la grande guerre…

    « L’exposition n’est pas passée inaperçue : toute la presse l’a commentée, d’abord enthousiaste, regardez :

    « L’exposition « Tableaux de maîtres » à Sombreuil : surréaliste ! »

    « L’idée géniale d’un commerçant : plus de cent tableaux de tableaux »

    « « Tableaux de maîtres » : Sombreuil distrait par l’abstrait »

    « Des maîtres au tableau d’honneur »

    Il y avait aussi ce titre, un peu critique :

    « Sombreuil : Serge Tullier, spécialiste en confection, taille des costards aux profs »

    Ou bien celui-là, ronchon :

    « « Tableaux de maîtres » : pour cadres moyens »

    « Et puis, tout s’est gâté lorsqu’un journaliste s’est aperçu qu’une des reproductions, particulièrement brouillonne, transférée sur toile pour obtenir l’effet peinture, provenait d’un ancien ministre des finances reconverti en maître des universités. Dès le jeudi, dans un journal satirique, on pouvait lire :

    « Sombreuil : quel gouachis ! » ; et dans un autre : « Cinq années d’anarchie économique : un tableau révélateur à Sombreuil.»

    « Ensuite, les articles ont glissé vers le commentaire partisan : l’argent des contribuables utilisé pour une pantalonnade. Et les bénéfices, où passaient les bénéfices ? Il a fallu afficher les comptes. Puis les esprits se sont calmés. Personne n’en a voulu à Serge Tullier. D’ailleurs, avant qu’ils partent pour Rhodes… »

    Il sort d’une étagère un gros album signé « A. du Decent, photographe ». Ses mains lissent les feuillets de plastique, doucement. On dirait qu’il caresse une petite bête sauvage, palpitante, qui ne pense qu’à fuir. Il tente de la retenir. Elle se situe quelque part entre hier et l’année dernière. Mais on sent bien que rien n’y fait : le temps glisse et refuse qu’on l’apprivoise.

    « …le conseil unanime a décidé qu’une petite fête serait organisée en leur honneur. Tout le monde y était invité, les commerçants, la population.  Regardez les photos… »

    On croirait voir des personnages de cire dans un musée fantôme. Le sourire supportable ou charmeur dans l’éphémère s’est figé sur les visages et tire les traits jusqu’à la hideur. La joie semble devenue folle à lier. Premier cliché : Cambert embrasse Serge ; deuxième : Morasse l’étreint ; troisième : Ledul, ému aux larmes, lui prend les mains. Emmanuelle est entourée. Les Tullier ensemble rayonnent.

    « …ici, Haridelle dans son discours de président des commerçants, il en a fait pleurer plus d’un ! Surtout les deux que vous apercevez dans le fond, deux petits vieux passionnés de courses de chevaux, toujours au PMU, qu’est-ce qu’ils aimaient blaguer avec Serge ! Et voilà les gros cadeaux : un scooter rouge pour parcourir l’île, et une chaîne hi-fi, ça représente une belle somme, vous comprenez à quel point ils étaient estimés ! Enfin, moi, mon billet d’adieu, le texte, je l’ai épinglé à cet album :  «……..vous nous quittez, eh bien partez, mais partez vite, nous souffrons trop… l’espoir que vous reviendrez… l’amitié de nous tous, l’amour de la population….» Et je les embrasse, j’ai le cœur gros pour beaucoup de raisons, sans vous faire de confidences, Monsieur, monsieur, voyons, ma fiche…

    – Delator, Jude, Delator.

    – …ma première femme venait de me quitter, et …

    – Tout cela me suffira, Monsieur le Maire, merci . J’ai de quoi écrire mon article.

    – Profession : journaliste… Mais, dites-moi, j’ai croisé récemment le libraire, Monsieur Decouve, qui m’a affirmé que vous êtes romancier.

    – Il a raison.

    – Et je vous ai remarqué, dimanche, en conversation avec notre ancien pasteur, Pierre Lencens. Vous vous êtes présenté à lui comme photographe…

    – C’est exact.

    – Alors ?…

    – Je représente une sorte de trinité laïque très en vogue. Je l’utilise pour venger quelqu’un que j’aime : on lui a volé sa vérité, il y a bien longtemps…

    – Judas…

    – Vous comprenez vite… Vous avez des regrets ?

    – Si j’ai trahi, je me suis racheté…

     

    Jean-Joseph Julaud – Café grec, éditions Le Cherche midi, 2003

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