• Café grec, chapitre III

    by  • 13 mai 2013 • Textes à lire • 0 Comments

    Rue tranquille dans la vieille ville de Rhodes

    Rue tranquille dans la vieille ville de Rhodes

     

    Ce chapitre 3 est publié ici sur l’insistance d’un nombre incalculable de lectrices et lecteurs frustrés qu’hier on soit passé du chapitre 2 au chapitre 19… Voici donc :

    La nuit de noces

     

    On n’a jamais reconstitué exactement le plan de vol de Dédale, l’architecte qui fournit à la postérité la plus précise des métaphores de la pensée humaine : le labyrinthe. On l’imagine cependant, la veille de son départ, avec son fils Icare, vérifiant l’état de leurs quatre ailes, puis traçant sur le sol une ligne droite partant du point C, la Crète, et allant vers le point S, la Sicile.

    Au petit matin, les basses pressions et l’anticyclone maintiennent un fort courant d’ouest. Dédale qui est un scientifique comprend que pour décoller rapidement, il faut courir contre le vent. Les voilà donc tous deux qui galopent dans l’herbe, et hop, ils se retrouvent dans les airs. Mais le vent les déporte vers l’ouest contre leur gré, et ils sont obligés d’atterrir, après une verticale terrain, à la pointe nord de l’île de Rhodes. Ils patientent des jours et des jours avant que le vent tourne. Et pour éviter l’ankylose, ils se promènent de long en large sur la surface herbeuse et déserte qui fait face à la mer, passant et repassant toujours dans les mêmes endroits.

    Peu à peu, le terrain se creuse de sentiers qui se croisent : ceux de Dédale font la largeur d’une rue, ceux d’Icare celle d’une ruelle. De temps en temps, ils tournent en rond, dessinant une place, ou bien s’arrêtent et repartent dans l’autre sens, créant une impasse.

    On dit que la vieille ville de Rhodes épouse fidèlement les traces des deux héros en transit.

    Serge Tullier avait peu dormi. Il s’était levé tôt, quittant sans bruit sa chambre qui jouxtait celle d’Emmanuelle. Leurs portes-fenêtres, de même que celles des autres pièces, donnaient directement sur une cour intérieure pavée de bleu et de blanc. Un petit escalier permettait d’accéder à une terrasse, légèrement plus basse que le toit plat, où le linge séchait en dix minutes.

    Dès l’aube, Serge avait commencé à sillonner les rues en se disant, c’est ma vie que je revisite, je vais faire une petite tournée d’inspection, pour voir si je n’ai pas laissé pourrir une situation, oublié une querelle, laissé traîner des comptes qui auraient gagné à être réglés. C’est le labyrinthe de ma vie que je parcours ce matin.

    Ainsi, les rapports de Jude Delator me surprendront moins, je me dirai : oui, c’est vrai, j’y repensais l’autre jour, jamais je n’aurais dû faire de reproches à cette cliente pour un soutif porté une fois, jamais je n’aurais dû refuser au plombier d’échanger sa chemise. Il est naturel que ces gens-là m’en veuillent, et disent un peu de mal de moi.

    Mais quelle bonne idée d’avoir proposé aux mères de faire un portrait de leurs enfants avec mon Leica, et puis, Emmanuelle, son aide précieuse au Père Lencens, le curé, voilà qui a dû rendre la population infiniment reconnaissante. Je suis sûr que dans un rapport, je lirai, peut-être dès la semaine prochaine « Ah, Emmanuelle Tullier, une femme honnête, une femme exemplaire »

    Il avait commencé par une ruelle solitaire, un peu sombre  : mon enfance s’était-il dit. Il y revoyait une espèce de hussard noir qui surgissait, dès le matin, de l’enfer du tableau, et le haïssait. Ses vêtements étriqués semblaient cousus de règles de grammaires avec des exceptions plein les poches qu’il jetait à la volée, sur les têtes craintives. Et jamais, le petit Tullier n’en attrapait une seule au vol, de sorte que ses bulletins portaient tous des condamnations à perpétuité, ou par contumace pour absences répétées. De toute façon se dit Serge, réjoui, il ne dira plus rien, il est mort.

    Il avait traversé une rue sans s’arrêter, ne regardant ni à gauche ni à droite : son adolescence. Chape de silence. Troubles acnéiques, folliculaires, et tous ces membres qui s’éclataient en doublant de volume. Traumatisme. Premières sensations de la mort. Pourvu que Jude n’aborde avec personne cette période, les témoins en sont toujours féroces.

    Devant lui, soudain, une impasse, bordée de jolis constructions avec des fleurs en grappes, et la rêverie d’un bouzouki aux notes égarées, éphémères, comme des mots d’amour : son mariage. Il y avait déjà trente ans. Deux ans après les événements tragiques qu’il ne fallait jamais rappeler. Jamais. Il se revoyait à l’entrée de l’église, tétanisé par les quarante tonnes des grandes orgues, et leur chauffeur appuyant à fond sur les trompes, comme s’il voulait le doubler dans un virage dangereux. Ce jour-là, les commerçants avaient laissé sortir, dès dix heures le matin, sur le milieu de la route, leurs femmes en pleins fards, les paupières clignotantes, sous des chapeaux lourds où on identifiait clairement le butin d’un odieux pillage des Aquarelles de Verlaine :  « Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches… ». Certaines avaient entassé le tout n’importe comment et croulaient sous la charge. Les mêmes, à intervalles réguliers, s’étaient levées pendant le banquet, suppliant la salle de leur parler d’amour, de leur redire des choses tendres, qu’elles n’étaient jamais lasses d’entendre, puis elles piaulaient plus fort exigeant qu’on leur redise ces mots suprêmes : « Je vous aiiii – meuuuu ».

    Serge ressentait une impatience étrange dès qu’il envisageait les premiers moments d’intimité nuptiale avec Emmanuelle. Jamais depuis leur rencontre, ni pendant leurs fiançailles, ils n’avaient procédé à ces explorations de routines, mutuelles, pour vérifier, au moins furtivement, si tout est en place, et pour s’assurer que les ouvertures sont bien printanières. Une tendresse dense, démonstrative, les unissait, mais, dès que Serge avait lâché la bride à son instinct sur le chemin des lèvres aimées, Emmanuelle tournait la tête comme une enfant qui se protège des horreurs du monde. Passé les premiers désappointements, l’un et l’autre s’étaient satisfaits, même dans leur chambre, leur petit fort intérieur, d’embrassades limitées aux zones praticables par tous publics, heureux des surprises de leurs mains qui soudain s’envolaient l’une vers l’autre, se joignaient comme les cordages s’enroulent et se serrent autour d’une amarre.

    Trois heures du matin. L’heure de non retour. Serge s’était glissé dans les draps. Pour la première fois, il avait senti contre les siennes, les cuisses d’Emmanuelle, et contre sa poitrine, ses seins nus. Immédiatement,  elle s’était retournée, dans un inquiétant soubresaut. Il s’était rapproché, posant sa main gauche sur le bord de la fesse gauche, et sa main droite en symétrie, ramenant l’ensemble, d’un volume et d’une cambrure idéals, contre son ventre. Malmené par des puissances difficiles à gouverner, et dont la tension extrême menaçait qu’à tout moment une apothéose prématurée rafraîchît le terrain, et calmât un jeu qu’il voulait faire durer, il dégagea une main qui chercha vers le haut du corps aimé une prise où le courant pourrait établir une intensité harmonieuse. Dans le même temps, l’autre main se dirigeait vers un centre où la prise, normalement, présentait des risques de surtension, et, pour parler le langage familier des électriciens, un excès de jus.

    Mais rien ne se passa. Pendant que la première coalition échouait dans son attaque et libérait toute les vagues d’assaut de son armée en déroute, il comprit en ces secondes terribles d’atroce volupté, que pour l’escalade vers les ciels éthérés, il serait désormais seul au monde : sa femme ne fonctionnait pas. La cause n’en était pas quelque maladresse qu’il eût pu commettre, ou quelque ignorance dans le protocole de mise en route. Durant les deux années qu’il avait passé à la faculté des lettres et sciences humaines, en sortant libéré sans condition, voyageur sans bagage, il avait pu tester auprès d’étudiantes à la curiosité furieuse, toutes les procédures de départ, tous les déclenchements d’artifices possibles. Depuis les techniques rampantes où la tête de l’assaut maintient suffisamment sa position active, tapie dans l’ombre, avant d’avancer d’un cran décisif, jusqu’à l’attitude du capitaine en pleine tempête qui, à genoux tient à grand peine, des deux mains, le gouvernail aux violents sursauts, pendant qu’à grands fracas, la voile se déchire, en passant par l’établissement sur la chaloupe, d’un mât ondulant, fragile et vociférant, qui s’effondrait de toute façon, en fin de voyage.

    Emmanuelle avait sauté du lit, dans l’obscurité, comme un diablotin de sa boîte. Serge avait allumé la lampe. Le spectacle était désolant de grâce et de beauté. Elle se tenait debout, les deux mains jointes sous le menton, légèrement penchée, en madone soudain privée d’enfant, et qui le cherche partout, le regard affolé. « Non, je ne peux pas ! Ce n’est pas possible ! Je ne peux pas ! Ça ne se fait pas… » Puis elle s’était effondrée sur la moquette où Serge l’avait rejointe. Tout ce qu’ils se dirent ensuite fut échangé au ras du sol, la joue posée sur les bouclettes, et les mains dans les mains. Deux heures plus tard, Serge, un oreiller et une couette sous le bras, un gros mystère sur le cœur, emménageait définitivement dans une chambre libre, face à celle du naufrage, au premier étage du magasin Tullier où les nouveaux époux s’installaient.

    Il sortit de l’impasse et tourna un peu plus loin, dans une ruelle qui lui était parallèle, pleine d’ombre et de fraîcheur, avec des haltes en tonnelles pour des dîners intimes. Elle suivait une courbe légère, de sorte qu’il était impossible de deviner son issue, sa longueur. Sandra Merlan ! Une semaine après sa première nuit de mari solitaire, Serge avait vu entrer dans le magasin, Sandra, la jeune coiffeuse, une longue elfe brune, qui venait d’installer son salon, face à l’Hôtel de ville, en poussant dehors, afin de faire de la place pour les clients, son jeune mari. Le philosophe prétend que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. Il en est une autre, c’est le ridicule. Chacun de nous le porte à son insu, ou le transporte avec gêne, embarras. Ce peut être la démarche ou la voix, l’épaisseur des sourcils ou la longueur du nez. Pour le mari de Sandra, c’était autre chose, qu’on cache en général aux regards curieux. De sorte que, la première relation de Serge et Sandra, dans une cabine d’essayage, un soir de magasin désert et d’Emmanuelle absente fut une totale réussite. Ce fut comme ces pétards de feu d’artifice qui éclatent deux secondes après qu’on a allumé la mèche, tant elle semble pressée d’atteindre son but. En peu de temps, ils s’étaient établi un programme ultra-secret de rencontres fixes bihebdomadaires, avec options de suppléments à la demande. Les premières années, cette demande avait été très forte. Les rencontres fixes s’effectuaient dans la petite ville de Glameur où Serge proposait ses robes et costumes sur le marché, les mardi et vendredi matin de chaque semaine. Sandra le rejoignait l’après-midi, et dans le petit hôtel tenu par une tombe – du moins, c’est ainsi que le tenancier, flairant l’affaire, s’était présenté à eux -, parfois même avant, dans la camionnette, c’était la fête. Ils avaient bricolé une sorte de boulier comportant une tige de métal sur laquelle coulissaient de petites sphères de plastique, de toutes les couleurs. Et, parvenus dans la chambre,  ils l’installaient sur la table de nuit. Ils avaient décidé que seuls les fins de partie de Serge, qui s’interrompaient de façon bien nette, comme une chute dans un précipice assortie du cri d’un fauve qu’on y aurait poussé, seraient décomptées, car, à celles de Sandra, dont le départ était vif, immédiat, et les acmés vertigineux, s’ajoutaient des reprises imprévisibles qui la pliaient de convulsions comme une guêpe qui meurt. Quinze à vingt boules sur les quarante coulissaient ainsi, de droite à gauche, sur la tringle, au cours de l’après-midi. Un jour, ils décidèrent de ne pas se quitter avant que tout ait basculé du même côté. Serge, par téléphone, annonça une panne majeure de son diesel à Emmanuelle. A vingt-trois heures cinquante-sept, la quarantième boule rejoignait ses trente-neuf copines.

    Serge atteignait enfin l’extrémité de la ruelle. Il remarqua sur les façades, d’innombrables fissures très fines, comme des rides. Les milliers de secousses ont laissé des traces, pensa-t-il ; ici, chaque jour, la terre tremble, plusieurs fois. Il n’avait croisé personne, et se sentait heureux. Pourtant, derrière chaque rideau, tout le monde l’avait vu.

    Un petit banc bleu, solitaire, contre un mur, permit à Serge de reprendre son souffle. Tout le temps qu’il l’avait parcourue, cette ruelle l’avait enchanté. A cause de sa courbure, il n’en voyait plus l’entrée, mais s’en rappelait le charme, les délices de fraîcheur. Pourquoi l’avait-il tant aimée ? Il fut tenté de repartir en arrière, mais sourit tristement aux façades. Résigné, il se leva, eut pour elle un ultime regard de tendresse. Puis il la quitta.

    Devant lui, le petit temple d’Aphrodite, puis la porte étroite dans la muraille des Chevaliers : il aperçut la mer.

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