• Café grec, chapitre II

    by  • 11 mai 2013 • Textes à lire • 0 Comments

    Rue de la vieille ville de Rhodes

    Rue de la vieille ville de Rhodes

    2 – L’idée

     

    Jude arriva le premier au rendez-vous. Le café n’était pas encore ouvert. Il faisait frais. Des bouts de papier, emportés par le meltem s’élevaient en tourbillonnant le long des façades, puis retombaient à la verticale, sans vrille, comme des papillons ivres, ou morts.

    Quelques touristes en inspection grimpaient la rue, les mains derrière le dos, le bob blanc sur la tête, lents, avec un regard de saurien qui repère ses proies.

    Il y eut un petit galop de sandales dans la rue Agiou Fanouriou, perpendiculaire à Sokratous, et Serge Tullier apparut, plus essoufflé qu’un coureur de marathon au soir de sa vie.

    – J’avais peur que vous soyez parti !

    – Regardez-les, non mais ! regardez-les, Monsieur Tullier…

    – Appelez-moi Serge…

    – Regardez-les, Serge, des coureurs de vitrines, c’est tout, des fouineurs de babioles ! Pas un seul pour lever le nez, pour comprendre, comparer l’architecture, pour réfléchir, voir défiler dans la rue les siècles ottomans, la pensée grecque, la fantaisie italienne. Et ils repartent avec une ceinture de cuir au lieu d’une leçon d’histoire.

    – Vous les préféreriez en slip, le pantalon sur les chaussettes, et récitant la prise de Rhodes en 1522 par le sultan Soliman ? Vous avez mal dormi, Monsieur Delator…

    – Si je vous appelle Serge…

    – Vous avez passé une nuit blanche, Jude ?

    – Je me suis promené jusqu’à trois heures du matin avec ma Rolls, de boîte en boîte.

    – Vous avez une Rolls ?

    -………………………

    – Ah oui, un Leica, je l’ai remarqué hier…

    – Et vous ne m’en avez rien dit ! La moindre des choses, quand vous voyez quelqu’un avec un Leica à la main, c’est de lui faire comprendre que son appareil photo vous impressionne et vous épate. Il l’a acheté pour ça, et très cher !

    – Je ne vous ai rien dit parce que j’en ai un aussi, le modèle au-dessus

    – Ah ? Vous avez un Leica ? Dites-donc, mais c’est la Rolls des appareils…

    La complicité de la veille se remit en marche au quart de tour et poussa un peu plus loin dans leurs regards, aux limites de l’intimité.

    – Bon, dit Jude, si on entrait, le café vient d’ouvrir !

    Le cafetier les accueillit avec un grand sourire grec que Jude crut devoir traduire à Serge :

    – Il est content, nous sommes ses deux premiers clients, pour lui, la journée commence bien !

    – Ça, j’avais compris ! Mais, dites-moi, Jude, votre théorie d’hier alors, sur la tristesse des gens dans ce café, les mauvais souvenirs qui chahutent les vieux, ce n’était pas un peu excessif ? Vous avez vu comme il est gai ?

    – D’abord, ce n’est pas un vieux ! Il est entre deux âges, Ensuite, je l’ai vu, vers deux heures du matin au Playboy Casino, dans la ville nouvelle, où il chassait le lapin rose parmi celles qui servent les clients, et qui vont danser après. Enfin, à la sortie, je l’ai remarqué avec une belle pièce, ils s’en allaient vers sa voiture…

    – Et qu’en déduisez-vous ?

    – Rien ! Vous prenez un café grec ?

    – Ce n’est pas dangereux de provoquer les souvenirs, dès le matin ?

    – Il faut se méfier, c’est vrai ! Parfois certains s’invitent, et ils sont encore là le midi. Vous les chassez, ils font semblant de partir, mais ils reviennent, et vous volent le sommeil, juste au moment où vous alliez le trouver…

    – Ça ne fait rien, je prends le risque. Où avez-vous acheté votre Leica ?

    – On me l’a donné, pour paiement de ma première mission. Réussie en tous points. Un Allemand de l’Est, installé à Paris, importateur d’objectifs soupçonnait sa femme de demander régulièrement à son concurrent de l’Ouest de tester le fonctionnement de ses déclics intimes. C’était vrai. En dix jours, j’avais réuni toutes les preuves. C’était ma première enquête, ma première filature.

    – Ils ont divorcé…

    – Non, ils vivent toujours ensemble.

    – Alors, les amants se sont séparés ?

    – Non plus…

    – Alors ?

    – Lorsque j’ai ouvert mon agence voilà une dizaine d’années, je l’ai appelée « Fabulo ». Certains ont cru que « Fabulo », c’était comme « fabuleux » et que ça qualifiait mes résultats. J’ai eu tout de suite beaucoup de clients  Or, vous savez, vous, Serge, ce que signifie «fabulo » en latin !

    – J’ai dû le savoir…

    – Le « fabulo », c’était le fabricant de mensonges, ou plutôt, celui qui arrangeait la vérité à sa façon. Ma vocation, c’est ça : la réparation de couples, coûte que coûte. J’ai là, depuis trois heures, ce matin, dix-sept photos qui vont prouver à ma cliente parisienne que son mari, directeur de banque en congrès dans la ville nouvelle de Rhodes, est d’une fidélité absolue. En réalité, il a passé toute la soirée avec sa maîtresse parmi les lapins roses, à une table du Playboy Casino. Mais j’ai pris des clichés quand il se retrouvait tout seul : mademoiselle partie aux toilettes, clic-clac sur le monsieur la mine triste, mademoiselle au vestiaire, clic-clac sur la solitude du financier, un soir de blues, les mains dans les poches, le regard vague où sa femme légitime va se projeter. Quand il lui dira, au retour : « Chérie, j’étais si seul, je pensais à toi pendant cette maudite soirée obligatoire au Playboy Casino… », elle répondra, éperdue de tendresse :« Je sais ! »

    – Pourquoi faites-vous ça, Jude ?

    – On ne badine pas avec l’amour !

    – Quel rapport avec la pièce de Marivaux.

    – Non, de Musset ! C’est incroyable cette erreur, cinquante pour cent des gens la font ! Disons que j’ai badiné, que l’amour en est mort, et que jusqu’à la fin de ma vie, je n’ai pas d’autre issue que de me racheter.

    – Judas !

    – J’espère en être digne !

    – Mais il y en a qui ont dû comprendre, pour « Fabulo » ?

    – Oui, un jour, un vieux professeur de lettres classiques est venu me voir, il était persuadé de l’infidélité chronique de sa femme, depuis des années, et il ne se trompait pas :  un collègue, un chauffeur de bus, le facteur, un évêque… Il m’a dit « Avec un nom comme ça, Fabulo, je voudrais que votre enquête sur ma femme aboutisse à un très long rapport, cent pages, ou plus, si vous voulez, où notre vie, notre couple seraient ce que j’avais rêvé le jour de mon mariage » C’est moi qui l’ai rédigé. Il l’a lu trois semaines plus tard, dans mon bureau. Il pleurait de joie en répétant : « Je savais bien qu’elle n’était pas si mauvaise, je savais bien… »

    – Et, financièrement, vous vous en tirez ?

    – Je suis le seul à proposer une garantie annuelle à mon client.

    – Une garantie annuelle ?

    – Dans un an exactement, je ferai un discrète enquête d’un jour ou deux sur le mari de ma cliente parisienne. Et elle sera très contente du résultat : la fidélité de son mari sera irréprochable ! Tout simplement parce que là…

    Il sortit de sa poche un petit boîtier noir contenant une pellicule. Le cafetier déposa les deux tasses fumantes sur la table. Serge huma la petite vapeur qui en montait comme un serpent charmé. Il ferma les yeux, se retrouva à Sombreuil, mais n’en dit rien.

    -… tout simplement parce que j’ai là dix-neuf photos où on voit Monsieur à table avec Mademoiselle, Monsieur qui embrasse Mademoiselle sur les lèvres, dans le cou, sur les mains, Monsieur qui danse avec Mademoiselle, un rock, deux slows bien serrés, Monsieur qui, dehors, recommence, puis Monsieur qui, dans la voiture…

    – J’ai compris, Jude. Et que faites-vous de ces photos ?

    – Je les fais tirer en double, et j’envoie le deuxième jeu au mari.

    – Ju – das !

    – Cette fois, Serge, vous ne le dites pas de façon sympathique. Pourtant, réfléchissez : je sauve deux couples : le légitime, et l’illégitime ! Lorsque je contacte le mari par téléphone pour lui demander un petit dédommagement en échange de mon silence, d’abord, il est très content d’apprendre que sa femme n’a pas reçu l’autre jeu de photos, ensuite, il comprend d’un seul coup, sans même que je le lui explique, tous les avantages qu’il va tirer de la situation : désormais, il peut partir tranquille avec Mademoiselle, je les couvre tous les deux. Je surveille et j’entretiens leur bonheur. Je reçois régulièrement des lettres de reconnaissance, des cartes postales du monde entier.

    – Mais, c’est de l’escroquerie !

    – Comme vous y allez, Serge ! Comme vous y allez… L’escroc, c’est un fourbe, un filou qui vous embobine pour vous détrousser. Moi, je suis un honnête homme, je propose le retour au paradis perdu.

    – Jude, vous n’êtes pas Judas, vous êtes Satan ! Vous n’êtes pas naïf, vous n’êtes pas cynique, vous êtes au-delà, vous êtes Satan ! Vous me faites peur, mais vous m’excitez…

    – Satan ! Dites plutôt Lucifer. En latin, Lucifer…

    – Jude, sans vous froisser, ne croyez-vous pas que… enfin, je trouve que vous abusez du latin…

    – C’est pourtant pratique, écoutez : « Lucifer » vient de « lux, lucis », la « lumière », et de « ferre », « porter ». Lucifer, c’est celui qui « porte la lumière ». Où est le mal ?

    L’écho du dernier mot occupa un court silence qu’ils occupèrent, les yeux dans le vague, à porter à leurs lèvres quelques cuillerées d’amertume. La rue s’animait, se réchauffait, annonçait la fournaise de midi. Des groupes, fraîchement débarqués des ferries tanguaient vers les vitrines, d’un côté, de l’autre.

    Jude se taisait. Il emplissait prudemment sa petite cuillère, la portait à ses lèvres, et laissait doucement couler le liquide tiédi dans sa bouche, le regard fixe, comme si, dans la projection intime de ses souvenirs, il choisissait les séquences les plus étranges.

    Pour Serge, c’était la séquence Sombreuil qui dominait, vénéneuse, obsédante, elle déroulait sa petite vallée de colzas parfumés, de blés en fleurs, de merisiers blancs sous le vent d’avril. Elle suivait les courbes souples des chemins de terre qui s’enfoncent dans les sous-bois frais, se divisent en sentiers, se terminent en pas perdus dans des clairières. Elle assemblait des bouquets de regards amicaux, attendris, ceux qui décoraient la grande salle des réceptions, à l’hôtel de ville, le soir de la fête organisée pour leur départ.

    – Vous semblez triste tout à coup, Serge ! C’est le café ?

    – C’est ma faute, je n’aurais pas dû en boire. Dès que j’ai respiré son parfum, j’ai senti comme un charme malsain.

    – Où vous a-t-il déposé ?

    – À Sombreuil.

    – C’est pour ça que vous prenez une tête de condamné ?

    – Ce n’est pas ce que vous pensez. Hier, je ne sais pas ce qui m’a pris de démonter Sombreuil en « sombre » et « cercueil ». Aujourd’hui, je vous parlerais de « somptueux », de « bouvreuil », de « chevreuil », d’ « écureuil »…

    – Vous faites une crise de nostalgie, ça va passer, on va demander de l’eau fraîche.

    – Non, ça va être pire ! Dans la forêt d’Eux, près de Sombreuil, j’aimais marcher, à la fin de l’automne, sur les feuilles mortes et humides, vous connaissez ce parfum, on fait tout à coup partie du peuple des arbres, on entre dans leur ciel. Au bout d’une demi-heure, j’entendais comme une présence, une respiration : elle était là, avant moi, elle serait toujours là, longtemps après moi, la source d’eau fraîche…

    – Mais pourquoi êtes-vous là ?

    – Je vous l’ai dit, c’est ma femme Emmanuelle… Et puis, je me suis laissé faire, comme d’habitude. J’avais tellement entendu dire : « L’herbe est plus verte ailleurs ». Là je ne peux pas savoir, il n’y a pas d’herbe. Sauf sous les murailles à l’entrée sud de la vieille ville pour faire des cartes postales…

    – Serge…

    – Jude…

    – Mon idée…

    – Quelle idée ?

    – Hier soir, vous vous rappelez, en même temps que vous héliez, à la paysanne, votre épouse qui passait, je vous parlais d’une idée…

    – Oui, c’est vrai, et nous sommes là pour ça. Au moins, ça va me changer de Sombreuil, peut-être m’en guérir…

    – C’est que… précisément, mon idée est en rapport avec Sombreuil. Je vous explique. « Fabulo » tourne rond, j’ai des clients au-delà de mes espérances, des clients et des clientes que je croise parfois dans la rue, et qui me regardent avec la reconnaissance que les opérés à cœur ouvert ont pour leur chirurgien. Mais « Fabulo » tourne en rond. Moi, plutôt, je tourne en rond. Alors, j’ai imaginé un nouveau produit, destiné à une clientèle nouvelle. Hier soir, j’en achevais la mise au point…

    – Et, en me voyant, vous vous êtes dit « Tiens, voilà le cobaye idéal, « pété de tune », pas de problème pour le paiement… ». Merci, Jude ! Je crois que notre histoire va se terminer là ! Je vous croyais sensible aux autres, mais, ce n’est pas un cœur que vous avez, c’est une petite sacoche avec, dedans, trente pièces d’argent !

    Serge se leva, demeura le corps vrillé dans l’indécision, tire-bouchonné,  L’humeur noire achevait son petit tour. Il s’assit.

    – Jude, je vous demande pardon. Cette plongée dans Sombreuil en fleurs, les sous-bois frais, la forêt, la source, et puis, tous ceux qui nous aimaient…

    – Les roses de septembre.

    – Quoi ?

    – C’est le nom de mon nouveau produit !

    – Les roses de septembre ? Pourquoi, vous voulez pister les fleuristes ?

    – Les roses, c’est un parfum, agréable, mais des épines à la piqûre cruelle, parfois mortelle. C’est aussi la métaphore du compliment, ou, par antiphrase, du nauséabond. Septembre, c’est le neuvième mois de l’année, neuvième mois sur douze. Et si vous appliquez à la durée de vie moyenne la proportion du temps passé jusqu’à septembre, vous obtenez soixante ans, l’âge du départ en retraite.

    – Et alors ?

    – Alors imaginez que j’aille, pour vous, à Sombreuil, recueillir des parfums et des épines.

    – Soyez plus clair !

    – Vous êtes attablé avec moi, nous prenons tranquillement notre café. Savez-vous qu’en ce moment, dans votre petite ville aux colzas, quelqu’un s’est éveillé en même temps que vous. Lui, il n’a pas couru dans la rue pour se rendre à un rendez-vous. Il n’a pas besoin d’aller vers les gens, ils sont bien assez tôt sur le seuil de son repaire qu’ils forcent, sans prévenir. Ils le sortent du lit, le poussent dans les rues où tantôt il reçoit un coup, tantôt une caresse, ou bien on le griffe, on l’oblige à dire n’importe quoi sur n’importe qui. Il entre dans un magasin, on le conspue, on le blesse, on le chasse comme un chien, il se réfugie dans une maison, on le panse, on lui tresse une couronne de laurier et on l’installe sur un petit piédestal…

    – Vous divaguez ! Allons ! Les gens de Sombreuil ne sont pas des monstres…

    – Et cet être, vous le connaissez !

    – Je n’avais aucun martyr, ni héros parmi mes relations !

    – Cet être, c’est vous !

    – Comment ?

    – C’est votre double, fabriqué à l’emporte-pièce, sous le marteau des petites réflexions, le pilon des médisances.

    – Les roses de septembre ! Et dire que ce matin, en courant dans la rue Agiou Fanouriou, je me disais « Un détective… et si je lui demandais une enquête sur moi ». Mais vous êtes bien pessimiste ! Mon double, il est peut-être heureux, épanoui, gavé tous les jours avec les reliefs des discours prononcés le soir de la fête…

    – Pourquoi Pas ! Si vous acceptez qu’avec vous j’inaugure « Les roses de septembre », ce serait ma première expérience, je m’installe là-bas un mois, je vous envoie régulièrement des rapports sur ce que j’entends dire de vous, de votre femme…

    – Mais, après tout ce que vous m’avez révélé de « Fabulo », les mensonges, la vérité arrangée…

    – Croyez-vous que j’aurai besoin d’inventer ?

    Serge Tullier regardait son interlocuteur, ébahi. Il était au bord du vide, prêt à sauter, pour voir de près l’être que Jude venait de lui montrer, au fond du précipice.

    – Je voudrais un parachute !

    – Vous avez peur de tomber de haut ?

    – Non, je voudrais que tout se fasse en douceur, que vous m’envoyiez une par une les pièces que vous découvrirez. Je tâcherai de me reconstituer à mesure qu’elles arriveront…

    – Vous êtes partant, vraiment ?

    – Je ne peux plus faire autrement ! Il y a trop longtemps que je crains cette rencontre. Mais je voudrais que ma femme Emmanuelle ignore tout de l’entreprise.

    – Elle ne saura rien.

    – Et tout cela me coûtera combien ?

    – Pas un centime, c’est pour moi un travail expérimental, donc à ma charge. Et pour vous, gratuit !

    – Gratuit ! Allons, Jude, vous savez bien que je peux le payer très cher !

    Le café s’était peuplé de joueurs de tavli, des vieux de la veille. La place du juif était vide. Sous les pieds multipliés des passants, la rue suffoquait. La longue silhouette grise du papas blond frôla la porte du café, poursuivit sa montée, mais lâcha un petit signe de la main à l’adresse de Jude. Serge regardait ailleurs.

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