• Affaire du chevalier de Chateaubriand

    by  • 6 mai 2013 • Textes à lire • 0 Comments

    Portrait du chevalier de Chateaubriand

    Portrait du chevalier de Chateaubriand

    Sénéchaussée de Rennes

    Palais de justice

    6 septembre 1784

    Le 6 septembre 1784 a comparu devant nous, juges à la sénéchaussée de Rennes, Jacques Raulx, habitant Combourg, garde-chasse de René-Auguste de Chateaubriand, comte de Combourg. Nous l’avons interrogé sur l’affaire du chevalier François-René de Chateaubriand, fils cadet du comte, âgé de seize ans, trouvé mort avant-hier, la tête fracassée par une balle, au pied d’un arbre du bois dit le Grand Mail, jouxtant au nord le château de Combourg.

     

    – Vous êtes le fils de Jean Raulx, tué il y a sept ans par un braconnier, n’est-ce pas ?

    – Oui, c’est vrai. Ça s’est passé à l’automne. Mon père surveillait tous les jours les bois de monsieur le Comte. Chaque matin, il revenait avec cinq ou six collets placés dans la nuit par des braconniers. Souvent, il emmenait avec lui le petit chevalier – c’est comme ça qu’on appelait monsieur François-René. Il lui apprenait à reconnaître le gibier à ses traces, lui disait le nom des arbres, des plantes…

    – Et vous accompagniez ces promenades ?

    – Parfois, oui…

    – N’étiez-vous pas jaloux de l’affection portée par votre père au petit chevalier ?

    – Jaloux ? Non. Pourquoi aurais-je été jaloux ? Cela m’évitait simplement d’avoir à le subir, d’avoir à supporter ses coups de pied, de poing, ses moqueries, c’était un vrai chenapan à huit-neuf ans. Il avait bien changé depuis.

    – Vous ne l’aimiez guère.

    – C’est vrai, je ne l’aimais pas. Je n’aime pas cette famille de Chateaubriand que je sers malgré tout par respect pour la mémoire de mon père. Ils sont vaniteux, chicaneurs, avares, menteurs, ils nous méprisent. Il y a dans la grande salle du château, au-dessus de la cheminée un panneau avec tous les noms de leurs ancêtres. Plus on remonte, paraît-il, moins ils sont vrais, ils se sont fabriqué ça pour le prestige. Pourtant, quand on prétend descendre de telles lignées, on ne devrait pas comme Monsieur le Comte faire le marchand d’hommes, oui, vendre des pauvres nègres au pays de la canne à sucre…

    – Ce ne sont pas vos affaires. Parlez-nous plutôt du chevalier ces derniers temps.

    – Ah ! Celui-là. Autant il était polisson à dix ans, autant il était triste à seize. Il était devenu vraiment bizarre, se promenant toujours seul, des heures entières, dans les bois des environs ; ou plutôt non, pas toujours seul…

    – Que voulez-vous dire ?

    – Sa sœur Lucile l’accompagnait parfois, elle avait quatre ans de plus que lui…

    – Vous les surveilliez alors ? Qu’avez-vous vu ?

    – Je n’ai rien vu. Et puis si j’avais vu des choses, je ne dirais rien…

    – Qu’appelez-vous « des choses « ?

    – …

    – Voulez-vous dire que le chevalier et sa sœur avaient des relations coupables dans les bois dont vous aviez la surveillance ?

    – Je n’ai jamais dit cela, et je ne le dirai jamais de toute façon. De plus, ces derniers temps le chevalier allait toujours seul dans le Grand Mail, au plus profond des fourrés. Lorsqu’il croyait n’être vu ni entendu de personne, il parlait, il parlait à quelqu’un que je n’ai jamais vu. Il disait ce qu’on dit à une femme qu’on aime. Vous voyez, pour moi, il n’avait plus sa tête. D’ailleurs, il avait maigri, ses joues étaient creuses, ses yeux enfoncés dans les orbites…

    – Et sa sœur Lucile ?

    – Elle le cherchait partout, l’appelait, criait puis s’effondrait en larmes. Elle pleurait longtemps, étendue sur les mousses, les feuilles mortes, les lierres ; parfois, j’allais la relever, essayer de la consoler parce qu’elle faisait pitié : c’était un petit bout de femme, assez forte, pas très jolie…

    – Les parents savaient-ils tout cela ?

    – Pas par moi en tout cas. Je ne leur ai jamais parlé de cela. Monsieur le comte René-Auguste n’aurait rien compris aux affaires de sentiment, il avait le cœur sec. Il lui prenait des colères subites, épouvantables et il aurait été capable de me frapper, peut-être à mort, si je lui avais touché deux mots de ce que je vous ai dit. La mère était toujours malade, malade de tristesse et ce coup-là va sans doute lui être fatal. Il faut dire qu’on ne s’amuse guère à Combourg, mis à part dans les jours de la foire qui n’aura pas lieu cette année.

    – Parlez-nous de cette foire.

    – La foire angevine ? On l’appelle comme ça parce que certains marchands viennent d’aussi loin que l’Anjou. On dresse des étalages dans le grand parc du château, près de l’étang. Pendant trois jours, c’est la fête, on boit du cidre, on mange des saucisses, il y a des chants, des danses, des acrobates, des diseuses de bonne aventure. Elle débute le 4 septembre et le 4 septembre c’est l’anniversaire du petit chevalier. C’est pour ça, vous comprenez, qu’il n’y en aura pas cette année.

    – C’est vous et vous seul qui avez découvert le cadavre ?

    – Moi seul, oui, et je le regrette bien maintenant. Parce que des soupçons planent sur moi à Combourg et ailleurs. Et ici, surtout ici. Mais pourquoi l’aurais-je tué, moi ? Pour quelques coups de pied reçus il y a des années ? Pour me venger de la famille ? Elle me fait vivre, cette famille, même si je la hais. J’ai déjà femme et enfant…

    – Il y a quand même ce fusil.

    – Ce fusil, ce fusil ! C’est son père qui le lui avait donné il y a quelque temps, parce qu’il ne pouvait plus s’en servir, la détente usée partant souvent toute seule… Le chevalier s’était alors pris de passion pour la chasse sans grand succès, vous imaginez : la pétoire capricieuse détonait n’importe quand, faisant fuir les canards à deux lieues à la ronde. Un jour, une balle a même emporté le bout de la patte de son chien. J’en ris encore, pardonnez-moi…

    – Allons, allons ! Cette pétoire comme vous dites, a été retrouvée près de lui ?

    – C’était avant-hier, vers six heures du matin. Avant-hier 4 septembre… Son anniversaire… Je travaillais à l’orée du Petit Mail, je coupais des branches feuillues pour l’entourage des étalages. Il y avait déjà de l’animation dans le parc, des jongleurs qui répétaient leur numéro, des montreurs d’ours… Maintenant, tout le monde est parti…

    – Vous coupiez des branches, et puis ?

    – Et puis je l’ai vu, le chevalier, sortir du Grand Mail en courant, ébouriffé, comme s’il venait de s’y éveiller, il est allé au château. Il y a eu des bruits, des cris, des voix d’hommes et de femmes en colère ou en pleurs mais je ne peux pas dire si cela venait vraiment du château ou des baraques des saltimbanques.

    – Le chevalier est-il réapparu ?

    – Tout de suite il est revenu vers le Grand Mail au galop, le fusil à la main. J’ai pensé : il a dû repérer un lièvre au gîte, des lapins, des grives ou un nid de corneilles ; j’ai pensé aussi pendant qu’il courait : pourvu que le coup ne parte pas tous seul, ça ferait du joli parmi les jongleurs et les ours… Et malgré moi, je riais. Mais je n’ai pas ri après…

    – Le coup est parti ?

    – Non, non ! J’ai continu à couper mes branches, je les ai entassées dans ma charrette et je me suis dirigé vers les étalages. J’étais encore sur le chemin, caché de tout le monde. C’est à ce moment-là que l’explosion m’a transformé en statue…

    – Pourtant, vous ne pouviez pas savoir.

    – Oh, j’ai su tout de suite ! Un coup de feu tiré comme ça n’a pas le même bruit, pas la même résonance que les autres. Aussitôt revenu de ma commotion, j’ai couru, je l’ai trouvé sans peine…

    – Sans peine ? Vous saviez donc où il était ?…

    – Sans peine, oui ! Ce n’était tout de même pas difficile, je me suis dirigé vers le bruit de la détonation et puis aussi vers l’endroit où je l’avais vu entrer dans le bois…

    – Les premiers arrivés après vous déclarent que vous aviez le fusil dans les mains.

    – C’est vrai, c’est vrai j’avais le fusil dans les mains, un fusil éclaboussé de sang. Ah ! Ce n’était pas beau à voir ! La balle n’a pas eu de mal à faire de grands ravages vu la tête qu’il avait avant, décharnée, je vous l’ai dit. À mon avis, il a mis le canon dans sa bouche pour que le coup parte et il a frappé la crosse par terre, plusieurs fois, parce qu’il y en avait la trace sur le sol, je l’ai montrée à ceux-là qui vous ont si bien dit que j’avais l’arme en mains…

    – Ils ne nous ont pas parlé de ces traces.

    – Vous n’allez pas dire que… Vous n’allez pas me…

    – Les parents et la sœur, qui les a prévenus ?

    – Avec tout le mouvement qui s’est fait dans le parc, ils sont accourus, la mère et Lucile se sont évanouies. Monsieur le Comte m’a lancé un regard épouvantable comme si j’étais le coupable, moi ! Ses yeux sont restés secs, son visage est demeuré impassible, il a fait disperser tout le monde… Que voulez-vous que je dise de plus ? Une heure plus tard, alors que le soleil se cachait derrière la grande tour où le chevalier avait sa chambre, le glas a sonné au clocher de Combourg.

    – Monsieur de Chateaubriand nourrit de forts soupçons contre vous. Il connaît la haine que vous lui portez, que vous leur portez. Comment comptez-vous assurer votre défense ?

    – Mais voyons ! Me défendre, moi ? Je vous ai tout dit, c’est la vérité, la vérité. Non, non, non et non ! Je ne suis pas un assassin, vous ne pouvez pas croire cela, vous ne pouvez pas. Regardez-moi, entendez-moi… Ai-je l’air de…

    – La haine, Jacques Raulx, est mauvaise conseillère.

    – Et si je dis que j’ai aperçu une silhouette qui détalait du Grand Mail, juste après la détonation, hein ? Si je dis cela ?

    – Vous accuseriez monsieur le comte René-Auguste de Chateaubriand du meurtre de son fils ? Faites attention !

    – Non, je n’ai pas dit cela, pas dit que c’était lui !

    – Mademoiselle Lucile, alors ?

    – Je ne dis rien, je n’ai pas reconnu qui c’était !

    Il nous a paru utile d’interrompre cet interrogatoire, Jacques Raulx, au fil de ses réponses, perdant son assurance et sa contenance. Il s’est même fait violent à notre égard, en paroles et en gestes.

    En conséquence, il est transféré à la prison de Rennes où il a été décidé qu’on lui appliquerait la question préalable en présence des juges et conseillers. Il subira d’abord la pelote, puis l’extension, enfin les brodequins. Au terme de ces tortures nous obtiendrons, sans nul doute, ses aveux complets.

     

    Ce lundi 6 septembre

    à la sénéchaussée de Rennes.

    *

    *   *

    Chateaubriand raconte, dans les Mémoires d’outre-tombe, qu’un jour, à seize ans, il partit dans le bois face au château de Combourg, avec une vieille carabine à la détente capricieuse et trois balles. Il s’assit, mit une balle dans le canon, le canon dans sa bouche, frappa la crosse à terre afin que le coup partît. Deux balles refusèrent la besogne. La troisième aurait sans doute fonctionné mais le garde-chasse arriva… Peut-on vraiment lui en vouloir ?

    Jean-Joseph Julaud – Mort d’un kiosquier, récits uchroniques, éditions Critérion, 1994

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