• Ophélie

    by  • 12 avril 2013 • Poème quotidien • 0 Comments

     

    I

     

    Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles

    La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,

    Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…

    – On entend dans les bois lointains des hallalis.

     

    Voici plus de mille ans que la triste Ophélie

    Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir,

    Voici plus de mille ans que sa douce folie

    Murmure sa romance à la brise du soir.

     

    Le vent baise ses seins et déploie en corolle

    Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;

    Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,

    Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.

     

    Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle ;

    Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,

    Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile :

    – Un chant mystérieux tombe des astres d’or.

     

    II

     

    O pâle Ophélia ! belle comme la neige !

    Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !

    C’est que les vents tombant des grand monts de Norwège

    T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté ;

     

    C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure,

    À ton esprit rêveur portait d’étranges bruits ;

    Que ton coeur écoutait le chant de la Nature

    Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits ;

     

    C’est que la voix des mers folles, immense râle,

    Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ;

    C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle,

    Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux !

     

    Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle !

    Tu te fondais à lui comme une neige au feu :

    Tes grandes visions étranglaient ta parole

    – Et l’Infini terrible effara ton œil bleu !

     

    – Et le Poète dit qu’aux rayons des étoiles

    Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ;

    Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,

    La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.

     

    Arthur Rimbaud – Poésies complètes, 1895

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    Extrait du Petit Livre des grands écrivains, éditions First, 2007 :

    Arthur Rimbaud

    Charleville, 1854 – Marseille, 1891

     

    « Harar, le 10 novembre 1890

    Ma chère maman, j’ai bien reçu ta lettre du 29 septembre 1890. En parlant de mariage, j’ai toujours voulu dire que j’entendais rester libre de voyager, de vivre à l’étranger et même de continuer à vivre en Afrique. Je suis tellement déshabitué du climat d’Europe, que je m’y remettrais difficilement. […] Monsieur Tian est un commerçant très honorable, établi depuis trente ans à Aden, et je suis son associé dans cette partie de l’Afrique (Hara, en Ethiopie). […] J’envoie à la côte des caravanes de produits de ces pays : or, musc, ivoire, café… La moitié des bénéfices est à moi. […] Personne à Aden ne peut dire du mal de moi. Au contraire, je suis connu en bien de tous, dans ce pays, depuis dix années… ».

    Cette lettre est signée d’un homme qui, dans sa trente-sixième année, semble heureux de son sort : ses affaires sont prospères, il gagne de l’argent, sa réputation est irréprochable.

    Son nom : Rimbaud ! Rimbaud Arthur qui meurt un an plus tard exactement, le 10 novembre 1891, amputé de la jambe droite à l’hôpital de la Conception, à Marseille, victime d’une syphilis tenace.

    À Paris, cette année-là, on s’arrache les œuvres du Rimbaud qui, vingt ans plus tôt scandalisait la capitale, fuguant à dix-sept ans, en juillet 1872,  avec Paul Verlaine vers la Belgique, séjournant avec lui en Angleterre avant un retour à Bruxelles qui échoue dans le fait divers au terme de douze mois agités, le 10 juillet 1873 : Verlaine tire un coup de pistolet sur Rimbaud qui veut rompre leur relation !

    La balle ne rate pas sa cible : elle tue le poète ; l’homme, lui, va survivre ! On retrouve donc Rimbaud Arthur à Stuttgart où, cynique, désabusé, il reverra une dernière fois Verlaine sorti de prison, le 14 février 1875.

    Vienne, Java, l’Irlande, la Suède, Hambourg, la ferme familiale de Roche, près de Charleville – tout l’été 1878, il travaille aux moissons.

    Gênes, Chypre, Roche de nouveau, été 1879. Aden, au Yémen, Harar en Ethiopie à partir de 1880. Commerce de café, trafic d’armes…

    Rimbaud, le poète ? De sa quinzième à sa vingtième année, il n’est plus qu’un laboratoire du langage en effervescence, en errance, presque en folie ! Le vocabulaire y est pris de vertige, se fait des frayeurs qu’il se raconte affolé, haletant ; et tout cela fascine le lecteur habitué au train-train du vers trottinant à petits pas sur ses petits pieds. On a cru à la naissance d’un soleil, c’était un feu d’artifice. Tant mieux pour la poésie : le mystère des étoiles demeure.

     

    Les irrésistibles

     

    Poésies complètes – publiées en 1895 – On y trouve notamment : Le Dormeur du Val,  Le Buffet, Les Assis, Le Bateau ivre, poèmes écrits entre quinze et dix-sept ans…

    Une saison en enfer – 1873. Pour Rimbaud, tentative d’ « alchimie du verbe » ; pour Verlaine, « autobiographie psychologique ».

    Illuminations – publication en 1886, ainsi que Vers nouveaux, derniers vers composés par Rimbaud en 1873. Selon Verlaine, « Illuminations » est le mot anglais désignant des gravures coloriées ; ce recueil rassemble des poèmes en prose qui éblouissent et déroutent à la fois.

     

    Citons l’auteur :

     

    Je est un autre – Lettre à Georges Izambard, 13 mai 1871

     

    Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens  – lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871

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