• Camarón, chapitre I

    by  • 25 avril 2013 • Textes à lire • 0 Comments

     I

     

    Ce soir-là, Honorato Dominguez fit une halte devant son miroir piqueté de rouille, suspendu à l’un des poteaux mal dégrossis soutenant sa hutte au toit de paille. Ce n’était pas son habitude. Honorato Domingez était un homme pressé : trois femmes dans trois villages différents sur la route de Veracruz à Puebla, et vingt-deux enfants, dont quatorze répartis dans ses trois foyers. Les autres, il les rencontrait au fil de ses chevauchées, jouant à repérer dans chacun d’eux ce qu’il avait transmis de plus ressemblant à son imposante personne : chez l’un, c’était les épaules carrées comme le rempart du fort de Guadalupe, à Puebla ; chez l’autre, le regard sombre, sauvage, à l’incandescence inquiétante ; chez un autre encore, pourtant à peine sorti des langes, la voix puissante et grave qui faisait trembler les guérilleros, juste avant qu’il lance, ou qu’il lançât les attaques. Et cette voix de caverne sortant d’un petit bonhomme au pas encore mal assuré, le secouait d’un rire aussi saccadé que le galop de son cheval.

    Il noua sous sa gorge un foulard de tissu rouge se terminant, dans son dos, par une pointe exactement située entre ses deux omoplates. Ses guérilleros portaient eux aussi cet accessoire de combat qui, pivotant prestement d’un demi-tour, pouvait, remonté au plus haut de l’arête du nez, masquer utilement aux assaillis la dernière image de l’humanité, déformée, étirée sans élégance par le violent effort musculaire que nécessite l’action de tuer au poignard ou à l’épée, en s’efforçant d’y arriver du premier coup.

    Honorato Dominguez s’approcha un peu plus du miroir. Sa chemise blanche, le foulard rouge, sa veste et son pantalon noirs, de toile légère, rehaussés sur toutes les coutures de liserés d’argent ou d’or, criblés de rangées de boutons brillants… «Je suis beau », pensa-t-il, après avoir effleuré de son majeur amputé d’une phalange la masse de jais qui lui casquait la tête. Il était impossible de discerner, dans cette pensée de chef de guérilla, si ce « Je suis beau » n’était qu’une triviale satisfaction de soi, ou si, par antiphrase, elle traduisait l’amorce ou la confirmation d’un dégoût salutaire pour l’activité guerrière conduite avec une fureur sans limite, depuis une dizaine d’années.

    Honorato Dominguez avait vingt-cinq ans. « Non, vingt-deux enfants, ce n’est pas excessif pour mon âge. Dès que j’ai pu le faire, je l’ai fait, voilà tout, servi par une corpulence d’adolescent vigoureux dès ma dixième année. Oui, j’étais très précoce. Non, je n’ai pas l’intention de m’arrêter en si bon chemin. Oui, je suis conscient qu’à cette allure-là, c’est plus de cent enfants qui porteront dans la vie mes épaules, mon regard ou ma grosse voix. Je souhaite simplement que le hasard dote garçons et filles de ces trois éléments selon les lois de l’harmonie ordinaire des corps. »

    Il est toujours intéressant de pénétrer le cerveau pensant d’un guérillero tel qu’Honorato Dominguez. Tout d’abord parce que la visite dure peu de temps, ensuite parce qu’on apprend, comme s’il les livrait à la gazette de Veracruz, des détails de sa vie dont l’histoire se passe souvent avec regret, enfin parce que la fin de son propos explique le sourire qu’il arbore quand il arrive sur le seuil de sa hutte donnant sur une très vaste cour entourée d’un muret où l’attendent, déjà à cheval, sombrero légèrement de biais vers l’arrière, sur la tête, ses deux cents hommes.

    Un coup d’œil à gauche sur les écuries à claire voie, où vingt chevaux de remplacement et cinquante mules philosophent à petits pas, par intermittence, hochant la tête sur l’incompétence des arrieros qui fournissent un foin si peu sapide.

    Un coup d’œil à droite sur la mare où les canards se demandent bien pourquoi ce regard qui ne sert à rien avant un départ de cette importance.

    Un dernier coup d’œil à tous les foulards des cavaliers afin de châtier celui qui aurait enfreint le règlement : le rouge pour Honorato, seulement pour Honorato, parce que, dans les mêlées bouchères, on le reconnaît. On lui obéit quand il nous donne l’ordre de lancer l’assaut. On le suit quand il s’enfuit.

    A cheval, Honorato Dominguez ! A cheval ! Et un discours à la troupe.

    « Compagneros ! Compagneros ! Compagneros ! »

    Deux « compagneros » de plus, Honorato Dominguez, et tu deviens ridicule. Le silence est le premier langage d’un chef.

    « Compagneros… »

    Pas un silence trop appuyé cependant, sinon la vacuité de l’instant peut servir de creuset à toutes les suppositions, y compris celle de l’incompétence.

    « Compagneros, machete ? »

    Cent lames à deux tranchants, longues comme un bras, resserrées près de la poignée, un peu plus larges à l’extrémité recourbée en pointe, sont sorties des ceintures d’où elles pendaient mollement, comme des mortes. Elles ont été remises en place dans un chuintement où le fer et le cuir rivalisaient de discrétion.

    Et la troupe derrière Honorato Dominguez sorti de l’enclos, s’est mise en marche. Finalement, au fonctionnement des minuscules rouages de l’action guerrière conviennent les proclamations minimales ; aux grandes campagnes les longs discours. Pourtant, on parlera longtemps du forfait que Dominguez et sa troupe s’apprêtent à commettre, en deux temps, le temps de la scansion des marches militaires et celui des marches funèbres, lentes, lourdes, qui laissent dans la mémoire leur sillon rouge de sang, jamais de cicatrice, toujours la blessure.

    Au village de La Loma, près de celui de La Tejeria, à quatre ou cinq lieues à l’ouest de Veracruz, on a préparé l’aire d’accueil pour les chevaux, dressé des tables chargées de viandes rôties, de fruits multicolores : des ananas et des papayes, des figues de barbarie grosses comme des cœurs, des mangues, et des citrons verts déjà coupés en quatre, près des bouteilles de tequila et de mescal.

    On consulte le mescal plus souvent qu’un médecin parce qu’il offre l’avantage d’être à la fois le médecin et la médecine : cherchez-vous l’appétit ? Il vous en donne. Un coup de machete dans le gras du bras ? Il vous referme la blessure sans cicatrice. Vous souffrez ? Il vous apaise. Avez-vous soif dans la steppe aride ? Il vous désaltère. Le monde vous désespère ? Il vous en crée un, pour vous tout seul, ou les ahuehuete, les cyprès mexicains, dansent la bamba et la brujita des sorcières avec les cactus. Sentez-vous que la limite de votre capacité à réfléchir ne dépasse pas l’espace qu’occupe une tête d’épingle ? Il vous greffe dans le cerveau une machine à logique aussi grosse qu’un petit pois. Enfin, les innombrables miraculés du mescal lui ont décerné un diplôme oral où figure, depuis des générations, cette formule magique : Para todo mal, mescal ; para todo bien, tambien !

    Les deux cents guérilleros d’Honorato Dominguez désespèrent tous du monde, tous sont marqués dans le gras des cuisses ou des bras de quelques coups de machete ; ils sont maigres, manquent d’appétit, et leur logique n’est qu’un titre sans ouvrage. Voilà pourquoi leur cœur se réjouit en voyant se dessiner à l’extrémité des terres poussiéreuses et plates les huttes du village de La Loma.

    Dès qu’ils auront mis pied à terre, on leur apportera le sel mélangé aux larves de gasano qu’ils déposeront sur leur main gauche ; ils en imprégneront le quart d’un citron vert qu’ils porteront à leur lèvres, et tout de suite, il faut prendre en main le caballitos, le verre étroit et long comme un canon de pistolet, en avaler d’un trait le contenu, puis recommencer, encore, encore, car la beauté du monde nécessite de patients efforts.

    Du milieu du village de presque mille âmes, monte chaque jour le parfum du pain que Cristobal Herrera fait cuire dans son four chauffé aux traverses de chemin de fer qu’il a débitées à coups de hache. Cristobal Herrera brasse sa pâte dès minuit. Le pain est doré à cinq heures. Puis il va travailler jusqu’à midi sur la ligne de chemin de fer que le haut commandement militaire français a décidé de prolonger jusqu’à Orizaba, hors des terres chaudes, afin que les troupes débarquées des navires, déjà penaudes d’avoir si mal rêvé le pays, ne soient crochetées par le moustique du vomito. Quand on écrabouille cette petite bête qui possède l’assiduité et l’application des fonctionnaires des services sanitaires, il est trop tard, il ne reste plus que cinq  jours avant que se déclenche la forge des entrailles, chauffée au rouge. Puis la peau devient jaune, le malade vomit du sang noir. D’où ce double nom pour une maladie qui décime l’armée française bien plus facilement que les armes américaines débarquées en chenilles processionnaires à Veracruz, avant les caprices de Napoléon III : la fièvre jaune et le vomito.

    Construire la ligne de chemin de fer jusqu’à Cordoba, c’est mettre à l’abri de la mort sans gloire des poitrines gonflées à l’héroïsme des rubans et des épingles.

    Pendant son enfance française, Cristobal s’appelait Christophe. Il est venu au Mexique chercher fortune. Il la cherche toujours. Son seul trésor, c’est Isolina, créole de La Havane, qu’il a épousée voilà dix ans. Ils boulangeaient à Cordoba, vivotaient en faisant des enfants. Ils en ont quatre, Angel, Julio, Lorelia et Clarisa, qui s’amusent à  exprimer le jus des citrons verts dans la gueule des chiens. Leurs rires, petits moutiques de malice, volent de travailleurs en guérilleros, et voici tout le village en fête.

    Des lumières abritées d’espèces de bols ajourés, ont été suspendues à tous les poteaux des huttes. La nuit stationne au large de La Loma où Cristobal est heureux de vivre : à Cordoba, puis, tout près,  dans le village du Chiquihuite où la boulangerie avait migré, Isolina, tentante et parfumée comme une mie sortie du four, était courtisée de tous les hommes, les bons et les méchants, d’Honorato Dominguez, par exemple, en visite chez sa femme aux six enfants. C’était avant qu’il connût les deux autres. Aujourd’hui, il est calmé. Les danses du diable, les flûtes et les guitares, les violons crin-crin, les chansons folles emportent dans leurs toupies les guérilleros.

    Dans une hutte fermée, cependant, Lazaro Pastor, le chef du chantier, s’est retiré avec Honorato Dominguez. Depuis des mois, afin de se concilier les petits pois de la guérilla, Lazaro Pastor verse à Dominguez la moitié de la paie mensuelle de tous les ouvriers de la voie ; peu d’Indiens, beaucoup d’émigrés de la Nouvelle-Orléans, descendants de créoles et d’esclaves chassés de la verte Hispanola, Haïti, en 1802, après la défaite de Toussaint Louverture .

    L’argent, cent mille piastres, arrive de Veracruz par les convois se dirigeant vers l’ouest pour aller à Mexico. Lazaro divise la liasse par deux. « C’est tout ? » dit, ce soir, Honorato Dominguez que deux seaux de mescal ont transporté dans l’idéal au point qu’il en chancelle. « C’est tout » répond Lazaro Pastor. « Donne-moi le  reste, donne-moi tout, ou je te tout… ou je te tue… ou je tue tout… ». « Les ouvriers, Honorato, que vont-ils manger ? Déjà tu prends presque… » « Je veux tout, Lazaro, tout ! » La machete levée terrifie Lazaro. Mais Honorato Dominguez s’abat comme un ahuehuete que le norte, cet enragé de vent du nord, aurait pris en grippe. Il faut l’emporter dehors. Les guérilleros le chargent sur un cheval, le regard mauvais. Tout s’arrête, les chants, la musique, les danses et le diable. Les loupiottes s’éteignent. La Loma se vide. Au loin, le grondement du petit trot qui fait gargouiller le ventre d’Honorato Dominguez, diminue, disparaît. Les deux cents guérilleros et leur chef regagnent leur repaire. Où ? Nul ne le sait. Honorato Dominguez a interdit à quiconque de le révéler.

     

    Camarón – Jean-Joseph Julaud, éditions Le Cherche midi, 2008

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