• Chère mère…

    by  • 24 décembre 2012 • Textes à lire • 0 Comments

    CHÈRE MÈRE

    Angers le 17 avril 1914

    à Mrs Lucas-Chadwell, Londres

     Chère mère,

    Il vient de se passer ici quelque chose d’affreux. Des heures durant, dans cette chambre où je vous écris, les sanglots m’ont secoué sans que ma volonté s’exerce à les interrompre car c’était le seul moyen de recomposer mon souffle, de retrouver derrière le rideau des larmes, l’image du monde intact, d’approcher de nouveau son rythme énorme et sourd, d’y remettre mon pas et mon cœur. Revivre, voilà, c’est ce que j’ai voulu à tout prix et ce n’est pas l’œuvre de ma raison, c’est l’instinct de survie seulement qui bataille contre la contagion de la mort.

    Car j’ai voulu, sitôt le drame, rouler dans les ténèbres moi aussi. La mémoire, la pensée, et l’esprit m’ont été trois douleurs insupportables, et il nous faut bien du génie pour les trouver utiles. L’animal qui ne possède rien de tout cela assure quand même ses jours et voit sans désespoir la vie de ses semblables passer à l’inerte, puis à l’absence. C’est faire insulte à Dieu, mais j’aurais préféré qu’il me bâtît en bête insoucieuse de tout plutôt qu’en homme que le spectacle de la mort déchire et plonge vers des détresses dont il ne guérit jamais tout à fait.

    Notre cousine Marie chez qui je demeure depuis une semaine venait de me servir le thé de quatre heures quand son petit-fils, le deuxième, a demandé, en son langage attendrissant, de sortir pour jouer avec cette grosse balle bleue que j’ai offerte. Nous lui avons ouvert la porte-fenêtre qui donne sur la prairie en pente légère au bas de laquelle coule la rivière. Et puis, sans nous dire l’un à l’autre que nous allions de temps en temps veiller à ce que le bambin ne s’éloigne pas – cela paraissait trop évident -, nous avons repris une conversation où, vous le devinez, il ne fut question que du « disparu » d’il y a quinze ans, de ses années d’enseignement à l’Université, du journal et de la banque dont il était président, des ouvrages de politique qu’il a écrits, des études historiques publiées. Toutes ces choses que je connaissais. Mais, d’un coup, avec un regret attendri, comme si cela ne prenait pas place dans sa fierté mais dans une sorte d’indulgence plénière acquise, après des années, par prescription, elle s’est levée, le visage rayonnant et m’a dit : « Savez-vous qu’il faisait des romans aussi, des romans populaires, qu’il signait d’un autre nom… Je suis sûr que leur lecture peut vous distraire. Tenez, je vais vous en choisir un, pour ce soir. Vous savez, ce n’est pas de la grande littérature et j’ai caché cela, un peu, un peu trop, mais c’était son plaisir… Il savait tout faire, tout… »

    Elle m’a laissé seul. Je me suis levé, j’ai marché vers la porte-fenêtre et j’ai vu l’enfant qui roulait par terre avec le ballon en riant ; il ne s’était guère éloigné. Je suis sorti partager son jeu, il s’est effrayé de ma voix, peut-être aussi de mon visage, je ne saurais dire, mais la moue chagrine sur ses lèvres annonçant les pleurs, j’ai fait demi-tour et me suis contenté de le regarder. Je me rappelle que j’avais des pensées sur la vie, sur ses hasards, ses bonheurs, ses cruautés. J’essayais de projeter de possibles avenirs pour cette jeune pousse munie d’une si riche ascendance. Et je voyais tout près un petit chêne, planté sans doute de quelques semaines, dont l’état nécessitait d’urgence une bonne provision d’eau. Voyez le parallèle que j’ai établi entre l’humain et le végétal ! Des métaphores et des comparaisons faciles sont venues, que je projetais d’écrire dès le soir afin d’enrichir ce petit livre de didactique morale que je compte publier un jour.

    Et puis notre cousine Marie est revenue avec une brassée d’ouvrages que nous avons passé une heure à feuilleter, tout en regardant, de temps à autre, le ballon bleu rouler sur l’herbe, l’enfant le poursuivre. J’ai choisi deux livres pour le soir, Marie est repartie à la bibliothèque, je suis monté dans ma chambre, jetant sur le papier quelques-unes des pensées dont je vous parlais ; leur contenu maintenant m’effraie parce qu’il me semble qu’elles sont le jeu d’une puissance maligne, signant par là son forfait avant qu’il soit commis, et le couvrant de l’ironie la plus atroce.

    Je me rappelle fort bien avoir entendu la servante appeler l’enfant. Je sais aussi m’être dit qu’elle l’avait rentré, que je pouvais maintenant, sans crainte d’effrayer personne, prendre l’arrosoir et secourir le petit chêne altéré, ce que j’ai fait. Je me souviens encore avoir perçu, pendant que j’arrosais, un bruit d’eau remuée, assez loin derrière, mais je savais le jardinier occupé auprès de ses carrés, j’ai pensé qu’il faisait comme moi.

    Pourquoi faut-il qu’au lieu d’élargir les causes possibles de ce bruit, de ce « plouf », je me sois mis en tête de chercher les premiers versets du Psaume 1, ceux-là où il est dit :

    « Heureux l’homme qui ne suit pas le conseil des impies,

    Mais se plaît dans la loi de Yahvé,

    Mais murmure sa loi jour et nuit.

    Il est comme un arbre planté auprès des cours d’eau ;

    Celui-ci portera fruit en son temps

    Et jamais son feuillage ne sèche

    Tout ce qu’il fait réussit… »

     

    Pourquoi n’ai-je pas couru vers la rivière ?

    Vous devinez la suite : Marie inquiète survenue dans le quart d’heure, suivie de la servante répétant en pleurs qu’elle croyait l’enfant avec nous ; et moi qui parle de cette chute, perçue dans la rivière, là-bas où nous courons comme des fous pour ne rien voir. Et puis l’agitation partout, les appels, les cris, les barques, les perches qui sondent le fond, les visages désespérés de ceux qui devinent, l’horreur quand on revient avec le petit corps sans vie près duquel on pose le ballon bleu, l’atroce douleur des parents accourus, et surtout celle de la mère, si poignante qu’a fondu sans artifice le soupçon de désamour qui commençait à la poursuivre.

    Je demeurerai ici quelques jours après les obsèques, de sorte que mon retour près de vous subira le retard d’une semaine environ.

    Tout à l’heure le graveur est venu demander ce qu’il faudrait écrire sur le caveau de la famille, afin que tout soit prêt lors de la cérémonie au cimetière. C’est moi qui l’ai reçu, qui lui ai copié ceci, à travers des larmes qui sont les vôtres maintenant :

    « Jean-Pierre Hervé-Bazin. 1911 – 1914 »

    Mon affection est tout entière auprès de vous dont je sais la douleur à la lecture de ces lignes. Protégez-vous, protégez votre santé. Continuons d’accorder à Dieu qui nous éprouve, toute notre confiance, à l’assurer de notre foi.

     

    Votre fils

    Lucas-Chadwell

    ***

    Jean-Joseph Julaud, 21 novembre 1992 – Récit uchronique extrait du recueil « Mort d’un kiosquier » publié en 1994

    ***

    À trois ans, Hervé-Bazin (beaucoup plus tard, en 1948, auteur de « Vipère au poing ») laissé sans surveillance fit une chute dans la rivière. Un parent anglais ayant décidé à ce moment d’aller arroser un petit chêne, entendit le « plouf » et sauva l’enfant in extremis…

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