• by  • 2 septembre 2012 • Textes à lire • 0 Comments

    L’uchronie est un genre littéraire fondé sur la réécriture de l’histoire à partir d’un événement réel.

    Dans « Mort d’un kiosquier », paru en 1994 aux éditions Critérion, Jean-Joseph Julaud réécrit la biographie de grands auteurs avant qu’ils aient produit leurs œuvres. Il construit chacun de ses récits sur un événement qui eût pu être fatal à l’écrivain naissant, et qui, dans la fiction uchronique, le devient.

    Chaque texte prend la forme d’un genre particulier pour que soit racontée la fin prématurée des écrivains malchanceux : une lettre, un chapitre de livre, un registre de médecin… Pour les deux auteurs dont vous connaîtrez le nom à la fin de ce récit, il s’agit d’une nouvelle.
    Dans le dernier paragraphe sont précisés les éléments empruntés à la biographie réelle des « disparus ».

    POUR LE MOMENT, LA SEULE CHOSE

    Pour le moment la seule chose difficile était de détourner les yeux de la blancheur obsédante et glacée qui scintillait sous la lune pâle. Toutes les aspérités du sol, celles des arbres et, plus loin, le mouvement cassé des coteaux, se confondaient dans l’épaisseur floconneuse, durcie de gel en sa surface, souveraine et fragile. Des corbeaux, dans l’air sombre, s’en allaient vers la nuit, lâchant de noires écharpes sonores dans l’inquiétude de l’âme. On n’entendait de la voiture que le grincement lustré des suspensions de cuir ; les sabots du cheval et les grandes roues ferrées avaient été enveloppés de sacs, soigneusement, afin qu’il n’y eût point de glissade dans les déclivités. L’atténuation du relief des choses, leur uniformité troublaient la vision dans sa prise des distances et ramenaient à l’intime les dimensions du monde. L’avance lente du cheval, le massif balancement de sa croupe se prolongeaient dans la réponse nonchalante de la nacelle, où l’on pouvait douter du mouvement.

    Il s’était laissé tomber sur la banquette, au départ, quelques minutes plus tôt, étouffant cette inadmissible douleur dans le bassin et dans les jambes, qui lancinait toujours. Les portails de l’abbaye franchis, il avait vite compris, par les mystérieux accords parfaits s’élaborant entre ses chairs, ses os et sa moelle, qu’on lui donnait pour une durée imprévisible, du répit. Et il craignait en cet instant que détacher son regard de la terre devenue pure comme une âme absoute, ne rallumât la sarabande cruelle qui avivait des aiguilles, affûtait des tranchants pour harceler encore ses nerfs. Il pensa : « Il faut que je lui parle, nous n’irons pas ainsi, pendant trois jours, dans le silence. » Et il tourna la tête, pris de la peur insensée, que d’un coup, comme un cristal trop fragile d’être né d’un paroxysme de silence, tout ce qui paraissait annoncer un passage de bonheur se brisât au seul murmure d’un mot. Il attendit.

    Le jeune visage de son compagnon lui parut tout à coup échappé à l’espace proche, gagné, absorbé par la pâleur diamantine qui n’en finissait pas d’accorder ses tons bleus à l’acier de la lune. Et parce que ce visage penchait tout doucement, dans un demi-sommeil, vers l’immatériel, parce qu’en même temps, ne cessait de se recomposer la ligne pure de son profil comme le signe sensible d’un langage invitant au mystère, il y eut dans sa poitrine un galop désordonné, une cavalcade avec de l’allégresse par vagues fortes, de l’exultation presque douloureuse comme en ces temps proches encore où la vue d’une robe ne masquait rien, en son imaginaire, qui sût retenir la violence du désir. Une sueur monta à son front. Le garçon avait appuyé sa tempe contre la vitre. Le bercement prenait des cadences maternelles et détachait, sans qu’il fût possible de lutter, ces étranges nefs d’amour maintenues à l’ancre au fond de soi par des mains délicates qui refusèrent tendresse et caresses, et disparurent trop tôt : « Ma mère, pensa-t-il, ma mère… » Mais aucune image ne se forma dans sa mémoire vide où le garçon, à son insu, vint se blottir pour toujours. Il n’avait, à ce moment, aucune des pensées qui étaient la raison de ce voyage ; leur bataille furieuse contre d’autres non moins excitées allait produire du bruit qu’on entendrait longtemps, avec la même intensité, à la manière de ces torrents qui de leur source, au plus fort de leur tourment, ne crachent qu’une colère. Tout cela, d’un coup, semblait lourd, pesant comme du jour qui n’en finirait pas. Et parce que tout à coup les trois jours qui venaient lui parurent infiniment courts et qu’il s’en affola, parce que le garçon laissait se fermer ses paupières et que le sommeil est une indécence, il fit descendre en sa gorge une poignée de mots maigres, pauvre aveugles mutilés, cahotant mal, unis par leurs cannes, mendiant qu’on les comprenne alors que tout le monde sait qu’ils ignorent la lumière. Il dit :

    « La neige chaque année, vers la même saison, rappelle le Divin. N’est-de pas que nous voyons le signe de sa perfection ?… »

    *

    Je m’endormais, j’ai froid. Je n’ai pas envie de répondre. N’est-ce pas assez que je l’accompagne chercher cette commande qui peut, si l’on nous découvre, nous envoyer dans les fers, et qui sait, au supplice. Non, je ne vois pas le divin dans la neige, je vois de la neige. C’est tout. Et j’aimerais descendre, courir, faire des boules dans mes mains, lui en mettre dans le cou, pour qu’il rie ou pour qu’il crie, qu’il joue, me poursuive. Je voudrais que la vie s’accélère, que tout s’accélère. Je voudrais que le cocher fouaille sa bête à tour de bras, que la voiture parte en zigzags et qu’à la vitre passe un grand squelette couvert de givre, dévalant jusqu’en bas la pente pour nous recueillir entre ses doigts qui claquent. Mais je ne sais trop que tout est calculé dans la précaution : le cocher est un homme prudent et sûr, la voiture est parée contre la glissade et ma présence même suffit au prétexte d’un petit voyage vers ma famille à la Ferté-Milon, alors qu’il faudra pousser jusqu’à Troesnes, franchir le pont branlant sur l’Ourcq, gravir la longue courbe du chemin qui mène à l’imprimeur Jean-Marie Gros, révolté dès la naissance contre tout ce qui ne bouge pas, les certitudes, par exemple, et acceptant de faire travailler ses machines clandestines s’il sent du bouillonnement dans les lignes à composer. Mon voisin à la neige divine est justement effervescent : il a prêté, voilà peu, sa plume à l’un de mes maîtres attaqué sur la question religieuse en Sorbonne, ou plutôt il a pris sa défense dans une sorte de lettre prétexte signée d’un faux nom et qui sera demain répandue partout dans la capitale et ses environs. C’est elle que nous allons chercher. C’est vers elle que nous sommes partis tout à l’heure à la fin du jour, traversant Chevreuse au petit trop et alternant maintenant la vive allure et le pas selon l’état de la route. La mi-nuit sera passée lorsque nous atteindrons avant Meaux l’auberge où nous devons dormir. J’ai sommeil.

    *

    Il se dit que la sagesse se composait d’une grande part de silence et que ne point répondre était une façon d’exprimer le neutre de la conscience ou de taire sa foi. Et puis il importait peu que l’on pût voir partout la main de Dieu pourvu qu’en soi on le portât dans la lumière. « Il dort maintenant» pensa-t-il, doutant même d’avoir parlé, amusé que parfois les mots destinés à l’autre, serrés dans la terreur de n’être point reçus, reviennent tout seuls s’ils n’ont trouvé personne, sur les lèvres d’où ils sont partis, et meurent en petites contorsions, inaudibles, ridicules. Il eut soudain grand-hâte d’être arrivé à Meaux, il était pressé d’ouvrir un lit bassiné, d’y trouver la chaleur ajustée à son sang, présence aveugle, fidèle, dont il fallait payer le réconfort par la violence faite à l’irrépressible désir d’un contact de chair. L’idée que Dieu était de la lumière en soi-même venait de s’amplifier d’un coup ; jointe à celle de la chaleur et du sang, elle croissait en torche triomphal et conquérante, jusqu’au bord des yeux pendant qu’en sa gorge se préparaient des plaintes ou des cris qui seraient tus de toute façon, mais dont l’incapable à naître produisait une volupté diffuse, par tout le corps. La douleur était loin maintenant. Ses jambes, son bassin étaient d’ouate légère. Il aurait voulu dix lieues à parcourir et que partout on se retourne sur son passage avec ces paroles : « Voyez comme il marche bien, qu’il est simple d’aller quand on va comme lui, guidé par la ferveur. »

    Le garçon, la tête appuyée contre le montant de la portière, les yeux mi-clos, le profil découpé dans le blanc éclatant, ressemblait à ces graves directeurs de conscience qui prêtent l’oreille à la misère des âmes, absolvent par habitude, à petits gestes, dans la crainte seulement que s’abîment les dentelles de l’étole et du surplis. Cette gravité accidentelle contrastait fort avec sa jeunesse, présente partout, comme une fleur juste éclose, fraîche, douce dans le grain uni de la peau, avec juste ce qu’il fallait de hâle naturel, douce aussi dans le sang qui brillait aux lèvres abandonnées. Il continua de le regarder, longtemps. Plus un seul mot ne se forma dans son esprit. Il y eut seulement une tension développée, courant à toute allure vers des sommets qu’il ne redouta pas. Qu’ils fussent le plus élevé possible puisque de grands vertiges, seuls, donnent de l’intense au plaisir.

    *

    Tard dans la nuit, j’ai accueilli deux voyageurs qui disent venir de Chevreuse. Je leur ai donné la chambre du fond, au rez-de-chaussée parce que l’un d’eux paraît avoir une marche difficile. Il est âgé de plus de trente ans, habillé de noir, avec un visage doux, peu coloré. Il n’a point pris de nourriture alors que son compagnon, un garçon d’environ quinze ans, a mangé à lui seul un chapon froid, presque entier, avec du pain et du beurre, ce qui sera ajouté au prix de la chambre. Je noterai leur nom demain matin.

    *

    Mortel ennui. S’il n’y avait eu ce chapon dodu, plus la gelinotte, le jambon et la confiture que j’ai chipés, je serais étendu sans vie là, au pied de la cheminée où rougeoient des braises qui raniment mon regard. Mortel ennui, j’ai fait semblant de sommeiller dans la voiture, mais le pas du cheval, même feutré,  a poussé dans ma tête les épopées caracolantes qu’on m’enseigne. J’ai eu des visions hallucinées, avec des passions, des incendies, des vengeances et des crimes. Folie des hommes.

    Je souhaite qu’il dorme lorsque j’entrerai dans la chambre à deux lits qui nous est réservée. Il n’a rien voulu manger, il est resté là peu de temps, mais ce que les flammes ont fait briller dans sa prunelle m’effraie ; ou peut-être suis-je hanté par mes visions. Je vois de la malice partout et ce n’est pas mon habitude. Il me faut reposer.

    *

    Il avait ouvert les rideaux de velours rouge masquant la fenêtre, lentement, à la façon dont s’écartent ceux de la scène « Voici le spectacle de la pureté originelle, comme au début du monde » se dit-il, mais la neige se troubla jusqu’aux ténèbres proches, elle prit des couleurs de chair, des formes aimables semblables à celles d’un corps entier, jeune et nu, découvert à l’avidité prudente des premières caresses. « Qu’il vienne, oh ! qu’il vienne ! » Il se savait depuis Chevreuse en état de péché, il savait le Malin piétinant à grands pas soucieux de victoire son âme épargnée jusqu’alors par l’amour inverti. C’est à peine s’il percevait au fond de lui une façon de petite voix, lamentable de chagrin, qui s’épuisait à dire « Non, non… »

    Glissé dans les draps, il avait rabattu sur lui la couverture comme celle d’un bon livre porteur de la sainte vérité. Il avait les yeux mi-clos quand le garçon entra. Les vêtements tombèrent un à un. Il pensait à la neige, aux étoles des hommes d’Église, à la douleur qui ne revenait pas, retenue mystérieusement, le temps peut-être que s’accomplisse l’irréparable – mais il chassa cette idée – ; il voyait des censeurs, des rhéteurs de Sorbonne et des femmes en plaisirs, délires tournant en farandole sauvage et terribles. Il y eut bientôt dans la fenêtre lumineuse, un corps entièrement nu, resplendissant de jeunesse candide avec des proportions, des harmonies tout en fermetés, en tendresses, par tous les reliefs.

    Et puis le cri effarouché du jeune homme, bientôt terrorisé, découvrant son aîné debout appuyé au bois de lit, pitoyable et effrayant dans son triomphe infirme.

    *

    Je m’appelle Jean-Marie Gros, je suis imprimeur à Troesnes près de la Ferté-Milon, au bord de l’Ourcq, avec mon épouse Catherine et mon fils Clément. Je ne dispose d’aucune autorisation royale, aussi toutes sortes de menaces planent-elles sur ma maison et ma famille. J’effectue des travaux dans la clandestinité, j’imprime des libelles, des pamphlets, tous écrits satiriques dirigés contre des personnes et surtout, en ces temps, contre la religion. Un envoyé de l’abbaye de Port-Royal près de Chevreuse m’a fait parvenir récemment le texte d’une sorte de lettre à imprimer, une lettre un peu curieuse en forme de dialogue, signée Louis de Montalte, ayant pour titre : Lettre écrite à un provincial par un de ses amis sur le sujet des disputes récentes à la Sorbonne.

    J’ai fait le travail étant prévenu qu’on viendrait prendre livraison le 21 janvier et que je serais payé le jour même.

    Hier donc, j’ai vu arriver une voiture fermée, tirée par un cheval. Avant le pont qui franchit l’Ourcq, le cocher est descendu pour faire passer au pas sa bête, craignant à juste raison les plaques de glace. Il a repris place sur son siège pour lancer l’attelage à venir jusqu’ici. Ma femme, mon fils et moi-même avons chargé dans le coffre vingt ramettes dont chaque feuille est imprimée recto et verso du texte de la lettre. On m’a tendu par la vitre baissée une bourse bien pleine, et je n’ai pas demandé mon reste, ne cherchant pas à découvrir le visage de mes commanditaires qui semblaient ne pas souhaiter qu’on les vît.

    Dès que la voiture est repartie, j’ai su sa fin tragique parce qu’elle s’est engagée à gauche dans la descente, où la neige s’est tassée, devenant lisse et glissante. J’ai appelé Catherine et Clément qui ont vu avec moi ceci : l’attelage devenu incontrôlable est parti de biais pendant toute la descente alors que le cocher tentait de rattraper la situation, ne provoquant que chutes désordonnées de son cheval. Il y a eu des cris dans la voiture, un rugissement de colère du cocher, le cheval a henni à faire peur.

    À cause de la vitesse atteinte, le virage avant le pont n’a pu être pris. Le cheval, la voiture et les gens sont tombés sur la glace qui s’est brisée, s’est ouverte assez pour tout engloutir en cet endroit profond, dans un bouillonnement terribles, un remous sourd. Puis plus rien. Ils sont bien mal informés ceux qui diront que nous aurions pu tenter quelque chose. On sait que l’eau glacée arrête tout de suite le cœur. Et de toute façon, ma femme et mon fils m’ont retenu.

    Nous avons aussitôt entassé le matériel d’imprimerie et nos affaires dans notre charrette. Nous partons pour la Hollande chez un cousin de ma femme.

    En comptant l’argent, j’ai trouvé un papier parmi les pièces, glissé sans doute par mégarde. Il portait l’inscription suivante : « Dans la nuit du 20 au 21 janvier 1656, les dénommés Blaise Pascal, 33 ans, et Jean Racine, 17 ans, de l’abbaye de Port-Royal ont dîné et dormi à l’auberge des Trois Marchands dans la chambre du fond à deux lits. Ils ont payé la somme de 5 livres, ce reçu ayant valeur de quittance ».

    Qu’il soit donc su par toute autorité – on le trouvera dans cette lettre mise en évidence – que je ne suis pour rien dans la mort tragique de Messieurs Pascal et Racine, et de leur cocher. Il s’écoulera du temps sans doute avant qu’on ne découvre cadavres et voiture car la glace a repris et rien ne paraît plus.

    Qu’ils reposent en paix. Cet accident affreux ne changera rien, malgré tout à l’ordre du monde. Il semble que la nature elle-même ait voulu refermer la plaie ouverte à la surface de ses eaux. Et lorsqu’au printemps, ou bien plus tard, on tirera de la rivière ces messieurs penseurs et leurs lettres pleines d’esprit, l’eau, sans peine, aura continué de couler sous le pont.

     

    Jean-Joseph Julaud – 24 juillet 1992

     ***D’octobre 1655 à juillet 1658, Jean Racine vécut à l’abbaye de Port-Royal des Champs près de Chevreuse où il suivit l’enseignement des Maîtres. Un jeune mathématicien, jusque-là bien mondain, Blaise Pascal, venait de se convertir à la foi austère des Solitaires de l’abbaye où il demeura plusieurs années ; en 1656, lorsqu’il publia clandestinement la première des Provinciales, il avait trente-trois ans, Racine en avait dix-sept.

     

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