• La prosopopée du virus

    by  • 18 décembre 2015 • Textes à lire • 1 Comment

     

     

    Le Grand Dauphin (1661 - 1711), fils de Louis XIV - par Hyacinthe Rigaud (1659 - 1743).

    Le Grand Dauphin (1661 – 1711), fils de Louis XIV – par Hyacinthe Rigaud (1659 – 1743).

    La prosopopée du virus

    Article paru en 2015 dans la rubrique « Vocabulaire » des magazines du groupe Edimark.

     

    Enfin ! Enfin une visite aimable, la promesse d’une présence courtoise, déférente, attentive à mon histoire, moi, le vaincu, enfermé dans ma cellule, observé, surveillé, traqué par des chercheurs qui se sont ligués, sur toute la planète, pour me torturer, m’empoisonner, moi, le tortionnaire diabolique, l’empoisonneur fou !

    Pourtant, j’aurais mauvaise grâce de me plaindre aujourd’hui, après des millénaires d’existence : ce n’est que depuis le XXe siècle que je suis identifié : hélas pour moi, l’œil et l’intelligence humaine ont dépassé les apparences simples, ont foré la matière, décousu toutes sortes de tissus animaux et végétaux, avec leurs patients microscopes, leur logique au scalpel, leurs calculs besogneux. Voilà cent ans à peine, ils ont crié victoire – je les entends encore – : « Il est là, le virus, nous le tenons ! Il se tient caché dans les cellules qu’il dévaste, où nous allons le tuer ! »

    Ah ah, les amis, pas encore, je n’ai pas dit mon dernier mot, pas lâché mon dernier venin ! Venin…  moi, virus, voilà ce que je signifiais en latin : venin. De façon plus générale, on m’employait aussi pour désigner le suc des plantes, la sève qui s’écoule, celle de la tige brisée ou celle de l’homme ardent. Et puis, au fil des siècles, on m’a fait descendre dans les zones obscures et tourmentées où le genre humain bataille pour créer sa descendance : j’étais, vers 1700, le coupable de toutes les maladies de leurs sexes contaminés, aux chancres purulents.

    Moi l’accusé du vénérien, moi le virus, bien tranquille encore, je piétinais en farandoles démoniaques, depuis des millénaires, la race des hommes ! Il suffisait qu’au temps des Egyptiens l’agitation brouillonne des constructeurs de pyramides m’irritât pour que je calme tout le monde avec des fièvres à rougeurs, des membres déformés, paralysés… J’ai fait des ravages dans l’Athènes de Périclès, dans les paradis d’Arcadie, j’ai répandu la terreur dans la Rome des empereurs, et sur toute la Terre. Aujourd’hui on nomme mes folies grippe, variole, fièvre jaune, rage, ou autres noms qui terrifient : VIH ou Ebola.

    1711 ! Qu’est-ce qui m’a pris en 1711 ? Je ne sais pas, mais j’en ressens encore une sorte de plaisir trouble… C’était au début d’avril, il faisait beau à Versailles, ce château d’une repoussante saleté où tout le monde se soulageait dans les recoins. Ah, quelle voie triomphale on m’offrait ainsi pour jouer au casse-« têtes couronnées » ! J’ai sauté sur le Grand Dauphin, le fils de Louis XIV. En huit jours, je l’envoyais ad patres avec la plus belle petite vérole qui fût ! L’année suivante, en février, j’expédie le fils du Grand Dauphin, duc de Bourgogne, 29 ans, et sa belle-fille, la délicieuse duchesse Marie-Adélaïde, 26 ans, au moyen d’une fièvre éruptive aux mille boutons : la rougeole ! Il reste leurs deux enfants… Le petit duc de Bretagne, 5 ans, adorable ! Je n’en fais qu’une bouchée… Mais, mais… On m’enlève le duc d’Anjou, il n’a que 2 ans. Deux jours m’eussent suffi ! J’enrage, ses nourrices le sauvent. Ne te réjouis pas, bambin ! Tu vas devenir le grand roi Louis XV. J’ai tout le temps de préparer ma vengeance. La voici : gros corps devenu croûte noire en trois jours, tu meurs du virus de la variole en 1774, à 64 ans ! Victoire !

    La fête, encore la fête, partout sur la terre, jusqu’aux temps si récents où l’on m’a découvert, squatteur de cellules où je mets la pagaille. Malgré les cent visages et les cent tailles que je possède, on me reconnaît depuis les années 1950, on m’ôte mes déguisements, mon acide nucléique, ma capside, mon allure isocaédrique ou hélicoidale, et me voici aujourd’hui nu face à vous, honteux, fragile, blessé… Mort ? Pas encore ! Dites bien à ceux qui vous envoient que je ne suis pas seul, nous sommes une armée d’inconnus, tapie dans tous les coins de votre vie où vous devenez faible. Dites à vos chercheurs d’affûter leurs vaccins. La vie, c’est leur victoire ; la mort, notre venin !

     

    Jean-Joseph Julaud

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    One Response to La prosopopée du virus

    1. alizée darminez
      18 décembre 2015 at 13 h 06 min

      j’adore !

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