Segalen en stèles
by jjj • 26 juin 2013 • Poème quotidien • 0 Comments
Un restaurant non loin du port en 1914, à Bordeaux. Trois hommes sont attablés et se parlent. On ne sait rien de leurs phrases perdues, mais on devine, dans leur regard, l’espace, l’espace sans fin. L’un d’eux, c’est le Guadeloupéen, Alexis Leger, pas encore Saint-John-Perse ; l’autre, c’est Claudel ! Et le troisième ? Ah, le troisième, c’est peut-être le premier, sûrement, le plus élevé vers le mystère que tous les trois chassent avec leurs armes à répétition : les mots. Ce troisième, ce premier, c’est Victor Segalen.
Médecin de marine
Né à Brest, le 14 janvier 1878, Victor Segalen devient médecin de marine – sa thèse porte sur les névroses d’écrivains – il part pour Tahiti en 1903. Gauguin vient d’y mourir. Segalen est frappé par la débâcle du sacré dans la civilisation maorie, au profit d’une mystique d’emprunt, inadaptée, sans relief et sans joie : celle des colonisateurs. C’est le thème de son premier roman : Les Immémoriaux, publié en 1907, sous le pseudonyme de Max Anély. Segalen découvre ensuite la Chine, l’immensité qui le descelle de toutes ses limites d’occidental habitué aux frontières géographiques, aux limites intérieures.
La connaissance au fond de soi
La Chine ! Aux confins de soi. Segalen s’y découvre à la fois identifié et perdu par les extrêmes : le présent, le passé, l’ici et l’ailleurs, la transparence et l’opaque, bref, tout ce qui ravit son être inquiet, livré depuis toujours au mystère. Ainsi naît le recueil Stèles. Non pas traductions de textes gravés sur des tables de pierre, mais poèmes au lyrisme étrange et fascinant, libres de forme et de ton, créés pour devenir, selon Segalen « jour de la connaissance au fond de soi » Segalen a trouvé sa voix, et son chemin. D’autres œuvres suivent : Peintures, en 1916, où sont décrites et recréées par les mots, des illustrations taoïstes. Un roman posthume, René Leys (1922). Le 21 mai 1919, Victor Segalen, revenu en France, est trouvé mort au pied d’un arbre, dans la forêt du Huelgoat, Hamlet à la main. Ce n’est probablement pas un suicide, mais un appel. Y répondre, c’est lire Stèles.
Plaisir de lire
Sans méprise
Comme le geste au carrefour accusant la bonne route, préserve des faux pas et des heurts, — que ceci, non équivoque, fixe amicalement l’Orient pur.
Empressés autour d’elle, si mes pas ont si vite accompagné ses pas, — Échangés avec elle, si mes yeux ont trop souvent cherché le scintillant ou l’ombre de ses yeux,
Si ma main touchant sa main, si tout en moi rapproché d’elle a parfois composé la forme du désir implorant,
Ce n’est point, — hélas, et vraiment, — pour l’amour injurieux et vain de moi vers elle, mais par respect, par grâce, par amour
De l’amour qui est en elle vers un autre, — lui.