Café grec, chapitre I
by jjj • 9 mai 2013 • Textes à lire • 0 Comments
Extrait du roman Café grec publié en 2003 aux éditions du Cherche midi.
1 – Jude Delator
Serge Tullier arrivait rue Sokratous. Des grappes de touristes la gravissaient avec des lenteurs de hérons, d’autres sortaient d’une boutique pour s’engouffrer dans une ouzeri, d’autres encore, immobiles, contemplaient la perspective montante qui conduisait au dôme gris de la mosquée Soliman.
Point d’Emmanuelle. Il entra dans un vieux café à façade rouge, au sol pavé, y chercha où s’asseoir.
– C’est beau, n’est-ce pas ?
Il se retourna, c’était bien à lui qu’on s’adressait.
– Je disais : c’est beau ! Mais c’est un peu triste, qu’en pensez-vous ?
– Moi ? Je n’en pense pas grand chose.
– Mais si, regardez la rue, ça défile, ça achète, ça furète partout ! Et là, rien, du recueillement, du sérieux, de la gravité pas de touristes, mis à part vous et moi…
L’individu ressemblait à n’importe quel jeune homme, corpulence moyenne, cheveux bruns coupés ras, short et chemise clairs.
– Vous êtes seul ? Asseyez-vous là, en face de moi… Vous prenez quoi ?
– Comme vous, un café…
– Un café, toujours un café ! C’est très important, le café, le café, c’est la vie, c’est noir comme la vie, ça
dépose au fond de la tasse comme la vie dépose au fond de l’âme un marc amer qui remonte si on remue trop. Ne pas bouger. Ne pas souffrir. La vie c’est ça, c’est du café, c’est l’allégorie du café, voilà pourquoi tout le monde en prend, avec un petit coup d’oeil au fond de la tasse à la fin, pour s’assurer qu’on n’a pas bu un mauvais souvenir… je vous étonne ?
– Un peu, oui…
– Et regardez-les, ceux-là, ils boivent du café grec, vous savez ce que c’est que le café grec ? C’est comme le café turc, on dépose au fond de la tasse la poudre moulue très fin, on en met…épais comme ça, et on ajoute l’eau chaude par dessus. Alors, forcément, eux, ils en avalent des mauvais souvenirs qui ne se privent pas pour chahuter leur tristesse : les massacres, les violences qu’il y a eu ici ! Ce sont tous des vieux de l’île ! Regardez, là-bas, au fond, celui qui semble si lointain, qui ne voit plus personne, c’est un juif, un de ceux qui sont revenus.
– Vous connaissez tout le monde ici ?
– Moi, pas du tout ! Je ne suis là que depuis hier ! Pensez qu’avant l’occupation allemande, presque toute la population de la vieille ville était d’origine juive, soixante-dix pour cent des habitations appartenaient aux quatre mille membres de la communauté hébraïque. Leurs ancêtres avaient été chassés d’Espagne au XVème siècle par les rois catholiques, ils ont alors trouvé refuge dans l’empire ottoman qui d’un petit coup de patte a ramené Rhodes dans son giron. Les juifs s’y sont installés. La vie économique et la vie culturelle y ont pris alors un essor fantastique…
– Mais, où avez-vous appris tout ça ?
– En une nuit, en une seule nuit, monsieur, les nazis ont réduit à néant une culture vieille de plus de cinq cents ans ! Les mille sept cents juifs présents sur l’île ont été déportés vers Auschwitz. Cent cinquante et un ont survécu. Deux seulement sont revenus à Rhodes ! Deux, monsieur !Et celui que vous voyez là-bas, c’est l’un de ces deux-là !
– Vous m’étonnez, vous n’êtes pas banal, au moins. Mais comment savez-vous que le vieux monsieur là-bas, est l’un des deux qui sont revenus, si vous n’êtes ici que depuis hier…
– Vous pourriez aussi vous étonner de ce que je raconte… Enfin… Eh bien, ce matin, je suis allé à la synagogue pour, chut – il posa sur ses lèvres son index – raison professionnelle. Disons plus exactement que je m’y suis égaré, je suivais une fausse piste. Mais, quand j’y suis entré, j’ai vu ce vieil homme si recueilli, si bouleversant… Et puis, pour tout vous dire, c’est quelqu’un qui me l’a soufflé…
– Donc, votre métier, c’est suivre des pistes ?
– C’est ça, pisteur… et le vôtre, c’est touriste ?
– Non, moi, je suis d’ici, je veux dire, je vis ici.
– Quoi ? Un autochtone, et vous ne parlez pas un mot de grec ?
– Non, pas un autochtone, je vous dis que je vis ici, je n’en suis pas originaire, et je ne suis installé que depuis deux mois. Mais enfin, comment avez-vous deviné que je ne parle pas un mot de grec ?
– Je vous suivais tout de suite dans la rue Omirou, L’une des vieilles femmes assises a dit « Celui-là, à mon avis, il ne parle pas un mot de grec ! » L’autre a répondu « A mon avis aussi : oh là ! l’imbécile au coup de soleil sur le nez, tu nous entends ? » Et encore, je vous donne la version polie ! Et vous, vous avez continué, les mains dans les poches…
– Vous me suiviez ? Mais vous êtes arrivé ici avant moi !
– Et votre halte dans la cour de l’église…
– Vous me suiviez quand même, avant ! Vous êtes payé pour me pister ?
– Allons, pas de paranoïa, c’est à mon tour de vous demander, si vous le permettez… Il vous intrigue, ce jeune barbu blond ? Il est déjà passé deux fois, une en montant, une en descendant, et il a l’air de chercher quelqu’un qu’il ne trouve pas. Vous voulez son nom ? Yannis Demetrios. Il est arrivé ici il y six mois après ses études et quelques années de ministère à Athènes, fils d’une famille originaire d’Arachova, près de Delphes, mais établie au Pirée. C’est un jeune pope plein d’avenir, je devrais dire un « papas » comme on les appelle ici ; son secteur s’étend jusqu’à Kalavarda, et, à mon avis, il plaît aux femmes… Vous êtes content ?
– Mais, là, vous n’allez pas me dire qu’on vous a soufflé tout ça à la synagogue !
– Je suis passé ce matin à l’église orthodoxe, j’avais à faire, et sa photo, son curriculum sont affichés dans l’entrée ! Vous en sauriez autant si tout à l’heure, vous n’aviez pas été effrayé par les vestales…
– Des vestales, vous y allez fort…
Il y eut dans leurs yeux une belle complicité d’hommes, de celles qui peuvent inaugurer une amitié qui résiste à tout, même à la trahison.
– Et sur moi, alors, vous savez tout ?…
– Non, je ne sais rien, vraiment rien, je vous ai parlé tout à l’heure comme on s’adresse à une énigme. Parfois on la résout tout de suite, parfois elle résiste, vous contamine et vous ne comprenez plus rien à vous-même, vous avez du mal à vous admettre…
– Je ne pense pas être une énigme, ma vie est claire, transparente, je dirais même insignifiante. Quand je suis dans un groupe, en général, tous les regards me traversent, pour aller vers les autres, sans s’arrêter. Mais, dites, si on cessait de jouer au chat et à la souris, qui êtes-vous ?
– Jude Delator, détective privé. Oui, je le sais bien, Jude, ça étonne toujours. Mes parents aimaient les Beatles et quand je suis né, mon père chantait « Hey, Jude ! », et il était tellement heureux d’avoir un fils ! Comme tout le monde, vous avez pensé « Forcément, Jude, détective privé, c’est comme Judas ». Oui, bien sûr, Judas… Mais moi, je vais vous dire, Judas, c’est pour moi le personnage le plus sympathique, le plus bouleversant des Écritures, et même le plus sincère : tout les autres guignent la récompense, le royaume des cieux ou je ne sais quoi, une place auprès de l’Éternel, bien en vue, pour être toujours sur la photo, ils font la charité comme d’autres placent à la banque, en espérant une rente, des intérêts bien au-delà du coût de la vie ! Judas, lui, il ne convoque personne pour le juger, il se condamne à mort tout seul, il a fait le mal, il le sait, et parce qu’il le sait, c’est un type bien. Alors, l’argent, les trente pièces d’argent lui brûlent les doigts, c’est un homme pur, Judas ! Il va les jeter aux Grands Prêtres dans le temple en leur disant « J’ai péché en livrant le sang d’un innocent ! », et les autres répondent quelque chose comme « Nous, on s’en fout, fallait y penser avant ! ». Et Judas, je l’imagine, je le vois bien, il est tout seul, tout seul ! Il marche sur un petit chemin à l’écart du monde. Au bout du chemin, il y a un olivier, très vieux comme un grand-père, avec des branches en forme de bras qui consolent, c’est tout ce qu’il a trouvé, Judas, son arbre généalogique s’arrêtera là. Il tombe une petite pluie fine peut-être, ou bien, le soleil se couche avec plein de nuages sur la tête, comme pour se protéger des accusations, se disculper, comme pour dire « Toutes les saloperies du jour, je n’y suis pour rien, moi, ce n’est pas ma faute ! », et pourtant, si on n’y voyait goutte, ce serait bien plus difficile de faire le mal : Judas, il aurait embrassé les soldats au lieu de son maître, et ils se seraient tombés dessus, ç’aurait été drôle, dans le Nouveau Testament, au moins un passage pour rire, qu’en pensez-vous, Monsieur… mais vous ne m’avez pas dit votre nom…
– Tullier, Serge Tullier, j’aimerais bien que vous terminiez… Judas…
– Ah ! Vous voulez le voir se pendre ! Curiosité morbide, comme tout le monde ! Je ne vous en veux pas, moi c’est pareil, je n’y résiste jamais. Donc, il tombe une petite pluie fine, je préfère ça, c’est mieux pour l’ambiance. Judas s’avance Il n’y a pas un bruit sous l’olivier du bout du chemin. Il attache la corde à la plus grosse branche. Il baisse la tête. Il pleure, Judas, tout doucement, comme un enfant. Et sa souffrance est atroce, vous comprenez, Serge, bien plus atroce que d’autres souffrances épaulées, elles, par des compassions sanglotantes qui vont couler de siècle en siècle. La souffrance de Judas, c’est l’essence de la souffrance humaine : la solitude. Il monte sur un petit tas de rondins, il passe le noeud coulant autour de son cou, il ne lève pas les yeux au ciel, il n’est pas de ce royaume, il sait, lui, qu’il n’est que poussière, QUE poussière, Serge, vous entendez ! Il connaît d’instinct les seules paroles de vérité de la liturgie qui effraient tant ceux qui encaissent leurs loyers et les placent en obligations à 8% « Tu es poussière, et tu retourneras en poussière ». A cause de la pluie fine, il glisse, et le voilà qui se balance dans le vide pendant que sa violente érection crache au ciel sa pitoyable réserve de vie, pour solde de tout compte !
– Tant de sympathie pour Judas ! Je vous suis, mais, pour l’absoudre comme ça, vous n’auriez pas des choses à vous reprocher, vous ?…
– Attendez, je termine. Judas se balance dans le vide pendant qu’un autre meurt sur la croix. Eh bien, moi, je vous le dis, on devrait tous avoir au lieu d’un crucifix, ou bien en plus du crucifix, un petit gibet, avec un Judas qui se balance, on le mettrait dans la niche d’un meuble, sur la table du salon. Chacun en aurait un sur son bureau, aussi naturellement qu’un pot à crayons, ce serait une réduction en bronze par exemple,. Et, du bout de l’index, dans les labyrinthes de la culpabilité, on imprimerait au petit Judas pendu un mouvement de balancier, pour se rappeler qu’il n’a pas triché, qu’il n’a pas confié son crime à des juges. Leur justice, elle peut se tromper, on peut l’acheter, on peut passer en maille, fripouille jusqu’à la fin de ses jours, cravatée, costumée. Mais face à soi, si on se regarde sans indulgence, on sait bien si on mérite de partir sur un petit sentier, sous la pluie fine, avec un olivier au bout. Et si on est un homme, un vrai, on y va ! C’est ça, Judas !
– Ouf !
– Oui, j’ai parlé trop longtemps, je le sais, c’est mon défaut, mais Jude, c’est mon prénom, alors vous comprenez… Parlez-moi de vous, Serge, c’est bien ça votre prénom…
– Oui, Serge. Et Tullier, c’est mon patronyme. Vous saisissez tout de suite le rapport, non ? Pendant que votre Judas se pendait sous la pluie, les Séres, une peuplade de Chine, élevaient des vers à soie, et juste avant qu’ils deviennent papillons, clac, ils les déshabillaient pour tisser une étoffe. Et pour consoler les petites larves toutes nues privées de vol et de lumière, ils mêlaient aux fils, des rayons de soleil. Séres, c’est devenu « sera » en latin, puis je ne me rappelle plus quoi, et enfin, on aboutit au prénom Serge. Vous voyez, on ne peut guère tirer une morale de cette histoire, sinon que les Serge ont souvent une mentalité d’amputés : on leur a coupé les ailes, alors, ils ne volent pas haut, pas bien loin…
– Vous êtes quand même venu à Rhodes, par avion ?
– Oui, par avion, et j’ai un vertige de tous les diables ! Mais auparavant, je n’avais pas bougé de ma petite ville : Sombreuil, la bien nommée, on dirait une hybridation de « sombre » et de « cercueil », n’est-ce pas ?… Je suis le fils unique des Tullier, « Serge », « tulle », vous saisissez maintenant la relation ? La serge, étoffe serrée comme les fils de soie, et le « tulle » tissu léger aux fibres lâches.
– On ne dit pas « la » tulle ?…
– Non, c’est masculin, « le » tulle, et je sais de quoi je parle ! Voilà ce que j’ai été jusqu’à présent : trop serré pour oser, trop lâche pour partir ! Heureusement que je n’étais pas une fille, mes parents avaient une telle conscience professionnelle qu’ils m’auraient appelé « Gabardine », ou « Mousseline », ou « Percale »… Vous imaginez, « Gabardine Tullier »…
– Vous exagérez ! Mais tout cela ne me dit pas pourquoi vous êtes ici, pourquoi vous avez émigré dans cette île ! Vous y travaillez ? Vous paraissez trop jeune pour être en retraite.
– Eh bien si… enfin, non… Ma femme, Emmanuelle, et moi, nous avons cinquante ans, je veux dire, à peine cinquante ans. Et… voilà, comment vous expliquer…
– Ne vous fatiguez pas, j’ai compris, vous êtes pétés de tune, et vous vous êtes dit « Pourquoi pourrir à Cercueil, à Sombreuil, pardon, on vend tout et on se barre sur une île grecque ! » C’est ça ? Tout le monde en a rêvé, moi le premier…
– Ce n’est pas moi ! C’est ma femme, Emmanuelle, c’est elle qui a toujours tout décidé. Mais, dites-moi, si vous rêvez de vivre sur une île, pourquoi ne le faites-vous pas ?
– « Delator », en latin…
– Oh, dites ! On a déjà beaucoup joué avec les mots ! Si on changeait de chapitre ? Tenez, justement, voilà ma femme qui passe, c’est elle que je cherchais tout à l’heure… Je vais devoir vous quitter.
– Et le café grec ?…
– Ce sera pour une autre fois !
– Je pars demain soir, on pourrait se revoir, si vous voulez, il me vient une idée, là tout d’un coup…
– C’est quoi, votre idée ?
– Je ne peux rien vous dire comme ça ! Je l’affine cette nuit, et demain, on se retrouve ici ?
– Demain quand ? Emmanuelle, Emmanuelle, tu m’attends ? Je suis là, devant le café…
– Demain matin, à neuf heures ?
– Neuf heures, d’accord. A demain, Jude Delator !
Interpréter le regard de Jude Delator en cet instant précis aurait relevé de l’art divinatoire étrusque. Hélas, depuis des siècles, les Étrusques avaient cessé de faire du tourisme à Rhodes.