• Claude François et la reine Margot

    by  • 29 juin 2017 • Textes à lire • 0 Comments

    Marguerite de Valois (1553 - 1615) surnommée - au XIXe siècle... - "la reine Margot"

    Marguerite de Valois (1553 – 1615) surnommée – au XIXe siècle… – « la reine Margot »

     

    Claude François et la reine Margot

    Extrait de « Les Malchanceux de l’Histoire de France », Jean-Joseph Julaud ; le cherche midi (2014), Librio (2017)

     

    Le 18 juillet de l’année 1614, Claude François entra dans la ville de Paris par la porte Saint-Germain. Il arrivait de ses terres d’Auvergne. Plus d’une semaine auparavant, il avait quitté Brioude, tantôt marchant, tantôt profitant de quelque voiture à chevaux ou a bœufs. Il avait aussi navigué sur des rivières en compagnie de bateliers au cœur gai qui faisaient reprendre à leurs passagers de fortune des chansons dont les mesures semblaient un escalier sans fin grimpant en farandole jusqu’au délices célestes.

     

    Claude François avait chanté à pleins poumons, et sa voix filant au ras de l’eau rassemblait d’autres bateaux revenus en hâte de l’aval ou pressant la rame de l’amont. Et bientôt, ce fut une vraie chorale qui éleva son chant dans les ramures touffues formant voûte au-dessus de la rivière, alternant la douceur de la berceuse puis l’entrain endiablé des rondes de mariage.

     

    Des villages voisins, on avait entendu passer dans le vent des brassées de cette gaieté filant sur l’eau. On était accouru jusqu’aux berges, et Claude François avait été prié de descendre du bateau, d’aller sur la place pour former avec le vielleux un couple dont on parlerait longtemps car plus d’une amourette était alors éclose dans les jeunes cœurs charmés tourbillonnant au pas cadencé. « Il faudra que je lui raconte cela, avait pensé Claude François en reprenant le chemin de Paris, elle aime les petits miracles qui naissent de la musique ».

     

    La marche vers Paris, par les bords de la Seine l’avait décontenancé. Plus il approchait des remparts aperçus dans le lointain, plus les odeurs de verdure et de sous-bois se chargeaient de notes écœurantes, décochant vers le fond de l’âme des flèches de mort.

     

    Soudain sur sa droite, découvrant le gibet de Montfaucon il avait compris la source de ces effluves désespérants : une dizaine d’hommes s’affairaient pour exécuter une charrette de condamnés à pendre sur l’immense potence carrée à deux étages. Des voix bravaches, des cris cassés mouraient dans les croassements de corbeaux volant en petits cercles, comme en éteignoir.

     

    Il avait hâté le pas, contournant trop bas la ville, et voilà pourquoi, remontant plus au large, il s’était trouvé devant la porte Saint-Germain, deux tours pointues encadrant un grand porche auquel on accédait par un pont trapu franchissant le fossé d’enceinte.

     

     

    La porte franchie, Claude François s’était engagé dans la rue de l’Esperon sur sa gauche, avait fait demi-tour pour retrouver la rue des Cordeliers. Puis il avait de nouveau tourné à gauche, rue Hautefeuille. Toutes ces voies étroites étaient bordées de larges étals, encombrées de passants, de pourceaux, de chariots, de poules, de chiens, de ventrée de veaux égorgés tout près, d’enfants dartreux, de fumiers, et, au milieu, stagnait dans la rigole un jus immonde, brun à traînées rouges et glaireuses. « Mon Auvergne, avait pensé Claude François, mon Auvergne est propre, sa terre est pure et belle, la ville est un trou punais ! »

     

    Perdu, il avait crié à la cantonade :

    – Je m’en vais à l’hôtel de la Reine Marguerite.

     

    Un tisserand s’était proposé de l’y conduire :

    – J’y vais livrer ces étoffes, venez l’ami !

     

    À la sortie de la rue Hautefeuille, ils avaient traversé la rue de Saint-André, s’étaient engagé dans la rue Gillecoeur, débouchant sur le quai des Augustins.

     

    – Regarde, l’ami, notre pont, tout neuf, enfin terminé ! Déjà, depuis sa première pierre en 1578, on l’appelait le pont-Neuf ! Il en a fallu des années, avec toutes ces guerres…

    – Quoi donc va être hissé sur ce socle en son milieu ?

    – Une statue, l’ami, et celle chez qui tu vas en sera contente !

    – La statue du bon roi Henri ?

    – Tu l’as dis, l’ami, le bon roi Henri IV, son mari ! Et au bout du pont là-bas, vois-tu cette espèce de haute maison avec un toit pointu ? C’est la Samaritaine, une énorme pompe qui donne de l’eau de la Seine au Louvre et au palais des Tuileries, à des fontaines aussi… Après la tour de Nesle et sa porte, on arrivera chez la reine Marguerite. Mais dis-moi, l’ami, tu es bien hardi d’aller ainsi chez la reine. L’as-tu prévenue ?

    – Non, je viens la surprendre le jour de sa fête. J’ai écrit un chant pour elle. À mon nom seul, elle viendra vers moi !

    – Et quel est ton nom l’ami ? »

    – Claude François.

     

     

    La reine Marguerite crut défaillir en voyant s’avancer vers elle Claude François. Pour lui, elle avait écrit des hymnes de messe qu’il mettait en musique, elle avait composé des poèmes qu’il ornait d’harmonies belles à tomber en pamoison. Elle se rappelait le jour où il était arrivé dans la forteresse d’Usson, chaudronnier de son état, mais si jeune, si beau, si puissamment homme déjà qu’elle était sûre qu’il s’adonnât avec autant de délices et de génie à la musique, trop souvent servie par la pâle rêverie de frêles créatures.

     

    Usson en Auvergne ! Gigantesque butte de terre en pointe capable de porter en son sommet une forteresse à vingt tours, doublée d’enceintes intérieures protégeant les pièces immenses, les couloirs sans fin, la chapelle, les cours, les réserves, les ateliers, les écuries… Usson ! Le village au pied du château, ses ruelles de vertige, ses petites gens si fiers de leur captive royale qu’ils la disaient là-haut, voisine de Dieu.

     

    – Usson ! Claude François ! Claude François de Pominy, seigneur des Grèzes ! Vous étiez Claude, vous étiez mon cher Claude, mon maître de chapelle, et en même temps celui du Puy. Je vous ai anobli, je vous ai fait seigneur ! Dites-moi, Claude, comment vont les terres et le château dont je vous dotai ?… Ou plutôt parlons de vous. Comment se porte celle à qui je vous mariai, Michelette de Faugères ? Marchons jusqu’à ma chambre, elle donne sur le Pont-Neuf. Savez-vous Claude, qui se dressera bientôt, au milieu de ce pont, sur le socle déjà prêt ?

     

    – Un tisserand me conduisant ici me l’a appris… Vous voici en paix, Madame, après tant de turbulences. Peut-être que le fleuve sous vos fenêtres nous donne l’image de ce que nous sommes : ballottés un temps par les crues au cœur des saisons où fermentent les grains de vie dans la terre, ainsi serait la jeunesse fougueuse ; et puis cette colère passée, le cours tranquille de l’eau étale, la douceur de l’azur s’y reflétant, cela devient l’image de l’âge et de la sagesse qui apportent à l’esprit et à l’âme le repos.

     

    – Vous parlez bien Claude François, aussi bien que vous chantez mes hymnes et mes poèmes. Tout à l’heure, me ferez-vous l’honneur d’en reprendre un, pour moi ? Oui, vous parlez de l’eau étale… J’ai le temps de la contempler… Elle file vers la mer qui résout son hasard, ainsi que la mort dénoue le nôtre. Et chaque jour, j’y interroge les miroirs du ciel qui déjà, dans cette éternité qu’on nous promet, contient tous les avenirs. Je suis inquiète, Claude, inquiète… »

     

    – Vous étiez habitée d’inquiétude Madame à Usson, je parvenais à la dissoudre dans une bonne infusion de notes tintinnabulant jusqu’aux voûtes de la chapelle…

     

    –  J’aime tant les mots que votre sourire me dessine. Usson, c’est mon frère, mon propre frère le roi Henri III qui avait ordonné que j’y restasse captive. C’était en 1586, vingt-huit années ont passé depuis, j’avais trente-trois ans… Ce qui m’inquiète, Claude François, c’est ma vie, ma vie qui a traîné sous les plumes méchantes des catholiques trop zélés, puis sous celle des protestants qui ont cru que je les trahissais. Ma vie, comment la lira-t-on dans les temps mystérieux qui seront parcourus de millions d’inconnus, nos fils et nos filles des ères futures… Que dira-t-on de moi ? Quel portrait feront de ma personne les plumes toujours promptes à la surenchère ?

     

    –  On aura du respect pour vous, Madame, on saura vos chagrins, votre courage, votre grande âme, on…

     

    –  Ma vie… Mon père, le roi Henri II, mort la tête percée par la lance de Montgomery dans ce duel affreux du 30 juin 1559. Nous étions heureux alors, Claude, jusqu’à ce jour. Et puis il fut absent, pour toujours. Et ce fut le malheur. Mon frère, le roi François II mourait un an plus tard, à seize ans, dans l’horreur de cris que j’entends encore, ses oreilles ayant conduit à son cerveau un pus blanchâtre qui fut retrouvé par les lames d’Ambroise Paré. Malheur à Amboise lorsque les conjurés huguenots sont pendus à la balustrade du château, j’avais sept ans, je les ai vus, Claude, des têtes décapitées étaient fichées sur les grilles ! Malheur encore deux ans plus tard, en 1562 : les catholiques de François de Guise massacrent les Huguenots à Wassy, des femmes et des enfants transpercés par l’épée sous l’œil bien lointain d’un même Dieu… Ma mère Catherine veut que vivent ensemble les deux religions, et nous voici partis sur les routes du royaume, pendant deux ans, en 1564 et 1565, pour en persuader toutes les provinces. Ah, si vous aviez vu cela, Claude : seize mille chevaux, des processions de chariots, de charrettes, de voitures richement parées, des gentilshommes par centaines, les grands seigneurs, les princes, les Suisses en écarlate, des pages et des laquais, des cuisiniers, des échansons, des palefreniers, des gens d’église, des fauconniers, des trompettes et des tambours, des jours de lenteur, deux printemps de bonheur à Troyes, à Bordeaux, deux été de folie, à Roussillon, à Bayonne, l’automne à Châteaubriant, à Avignon, l’hiver à Tarascon. J’oubliais, Claude, j’oubliais l’escadron volant créé par ma mère, quatre-vingts des plus belles jeunes filles du royaume, les mieux éduquées, élevées dans la pratique des lettres de la musique, quatre-vingts jeunes filles capables d’installer avant toute négociation un climat de sourire, de détente et de bonheur d’être. Aucune autre volonté que celle d’installer l’amitié pure entre femmes et hommes, et cela fut admis, compris, ma mère réussissait à imposer le bonheur par le charme et l’intelligence… Et pour prix de ces merveilles, la guerre, encore la guerre ! Condé le huguenot qui tente d’enlever mon frère Charles IX et ma mère à Meaux ! La guerre encore… Henri de Navarre, mon roi, mon époux depuis, futur Henri IV, nommé chef de l’armée des protestants, à dix-sept ans ! Et puis cette idée de ma mère Catherine pour tout arranger : puisque les catholiques et les protestants ne cessent de se faire la guerre, qu’ils se fassent donc l’amour et tout ira bien. Claude François, vous le savez, c’est moi qui suis contrainte d’épouser Henri de Navarre, et cela ne me déplaît pas. Je veux bien servir la paix. Je le trouve rustre, sale, mais toujours joyeux, vif, batailleur, invincible. On a dit que j’avais fait la rebelle, que j’avais dit ce fameux « Jamais ils ne m’auront », ce sont des légendes nées de mon premier mouvement, celui du refus instinctif, qui ne dura pas. Devant Notre-Dame où la bénédiction nuptiale nous fut donnée, car les protestants ne voulaient pas entrer dans le lieu sacré, j’acceptai de bonne grâce la main d’Henri. C’est un mensonge que de prétendre qu’il fallut la main de mon frère Charles IX, le roi, pour me faire acquiescer. En ce temps-là, j’ai pris de la taille, de la gorge, je suis belle, on me le dit, je le crois, je séduis et j’en use, mais de raisonnable façon. J’aime avant tout l’idée de l’amour. Que des yeux conquérants préparent leurs armes pour me gagner, je le sens, je le sais, ou le provoque, et c’est moi toujours qui donne la victoire ou force au renoncement. En amour, Platon me guide, Claude, vous le savez…

    –  Pourtant, Madame, pourtant…

    –  Ne dites rien, Claude, notre voie première à Usson fut celle du sentiment subtil, et cela dura jusqu’à ce que deviennent naturelles, nécessaires, des caresses au pouvoir plus apaisant que des mots mariés à la musique. Pourquoi cela ? La réponse est en votre souvenir et dans le mien, je savais que mon frère, ma mère et mon mari souhaitaient ma mort, et je m’attendais chaque jour à être transpercée de la dague qu’ils auraient payée pour cette besogne. J’avais peur, et vous étiez là. En ce temps-là, pour qu’on ne se trompe en rien sur moi, j’envisageai d’écrire mes Mémoires…

    – Madame, c’est assez de dire vos malheurs. En ce jour du 18 juillet, votre fête, j’ai apporté un air que j’ai composé pour le souvenir d’Usson, de nous…

    – Vous êtes tellement bon, Claude, mais laissez-moi dire encore un moment, s’il vous plaît, afin que le fleuve du temps les apaise, toute ma misère, et mes malchances… Le 24 août 1572, quelques jours après mon mariage, mon frère, le roi Charles IX et ma mère décident de faire assassiner quelques chefs huguenots, une dizaine. Ce sont des milliers de protestants qui meurent en cette Saint-Barthélemy funeste, indélébile tache sur le nom des Valois ! Et je vis l’horreur ! Malheur encore en 1574, lorsque meurt mon frère Charles IX, les poumons pourris. Malheur deux ans plus tard : Henri mon mari s’évade de la cour de France pour rejoindre sa Navarre, il redevient le chef des protestants. Henri III, mon frère est le nouveau roi. Mon autre frère, François d’Alençon se brouille avec lui. On m’accuse de diriger fuites et brouilles, alors que je tente de dissoudre les haines. François voudrait être roi d’une Flandre où se réaliserait le rêve de ma mère : catholiques et protestants mêlés vivant un paradis sur terre. Mais François meurt en 1584, au retour de mon séjour à Nérac en Gascogne où j’étais restée trois ans, près de mon mari volage. Si volage que je l’abandonne. Et me voici dans la nature, poursuivie par les deux religions qui souhaitent ma mort. On m’arrête sur l’ordre de mon frère le roi, et on m’enferme à Usson en 1586…

    – Pour mon bonheur, Madame. Maintenant, chantons…

    – … vingt ans à Usson, vingt ans dans votre Auvergne, mon Auvergne où je réussis à apaiser les tensions religieuses ! Ma mère meurt en 1589. Dans le même temps, mon frère Henri est assassiné. Est-ce assez de malheurs ? Point encore…Usson, pourtant, devient par ma volonté l’école du platonisme, du raffinement, on y décline le sentiment avec dans l’esprit l’élégance qui bannit les unions de chair soudaines et bestiales. Et si le cours de la pensée amoureuse croise un de ces hasards où le désir de n’être plus qu’un, sans métaphore, se fait impérieux, les corps deviennent une sorte d’harmonie céleste, parfaite, née de l’espoir soudain comblé jusqu’à la pamoison. Mes amis et correspondants s’appelaient Montaigne qui me passionna lors de son séjour à Paris en 1580, Guillaume du Bartas, Honoré d’Urfé, si souvent présent à Usson, et qui vous découvrit.

    – Enfin, votre retour à Paris, voilà dix ans, après l’annulation de votre mariage qui permit à Henri IV d’épouser Marie de Médicis.

    – Ils venaient me voir tous les deux, dans cette petite cour que j’ai créée en mon Hôtel des Augustins. Nous étions de bons amis tous les trois. Et l’infâme Ravaillac a poignardé ce doux bonheur le 14 mai 1610 ! Voilà toute ma vie, Claude François ! Des malheurs, des misères, des…

    – Des amours, Madame…

    – Oui, Claude, il y eut Bussy d’Amboise, si sûr de lui, je l’aimais pour ses bravades, son audace ; il eut celle de courtiser la dame de Monsoreau, il en mourut. Il y eut Jacques de Harlay, seigneur de Champvallon, que j’aimai à cœur perdu. Voilà, ces deux hommes seulement occupèrent mon cœur, j’eus pour eux de la ferveur et peut-être un peu de folie… Mais, Claude François, je vois dans les miroirs du ciel bien des visages qu’on déclare mes conquêtes sous les plumes de la haine, et ces têtes ont des grimaces affreuses. Les ignobles scribes qui ont consigné mes amours imaginaires seront-ils demain les vainqueurs de ma mémoire, et feront-ils de mon être une âme immonde, un corps qui se donna à ses frères ? Ces bruits que font courir encore les ennemis de ma famille se sont-ils éteints ? Peut-on imaginer entre François, Henri, Charles et moi, d’autres événements que ceux de la tendresse fraternelle ? Une union de chair ? Je frémis d’horreur à cette idée ! Croira-t-on ce bruit qui dure encore et me met dans les bras du duc Henri de Guise ? Oui, je l’aimais, en amie, en prudente politique qui œuvrait pour l’union des religions. Ajoutera-t-on foi à toutes ces images d’ordure où l’on me montre affamée du sexe des hommes, roulure enfiévrée, chienne jamais repue, dans le lit avec des jeunes hommes dont je fais ma suite, prise par tel ou tel, n’importe quand, n’importe où… J’ai peur, Claude François, qu’on ajoute foi à cette histoire du Guast, favori de mon frère Henri III, que j’aurais fait assassiner par un spadassin pour une bourse d’or donnée dans une chapelle une nuit où il aurait exigé mon corps, et je le lui aurais donné… Et toutes ces morts autour de moi, celle de mon prétendu amant La Môle, décapité, dont j’aurais récupéré la tête fichée sur la place de grève au bout d’une pique, y prenant un ultime baiser glacé avant de la conserver dans une boîte couverte de plomb enterrée à Montmartre ? Tout cela est écrit, Claude François, tout cela se répète, tout cela est monstrueux, ce n’est pas moi, jamais je n’ai trempé dans ces turpitudes, dans ces banlieues de l’enfer ! Jamais. Combien diront m’avoir surpris dans l’exercice public de l’amour, combien affirmeront m’avoir regardée, les jupes retroussées, en bête de lucre, assouvir mon désir ? Vous, Claude, vous savez qu’il n’en est rien, que toujours mon cœur fut pur, et que je conduisis ma vie afin de ne jamais blesser la morale, ou ternir mon image qui passera dans les siècles à venir. Claude, pensez-vous qu’en ces temps lointains, il se trouvera des êtres assez sages pour séparer le bon grain de l’ivraie, pour éteindre le soufre et me rendre la lumière, pour nier l’immonde et tracer de moi le portrait que j’ai ébauché dans mes Mémoires ? Ou bien donnera-t-on à ces ragots l’ampleur suffisante pour que, la bave aux lèvres, des lecteurs aux méninges en feu, aux parties malades, à l’âme délabrée, assurent que ce tas d’immondices fut ma vie ? Claude François, rassurez-moi, des générations qui viennent, j’espère le meilleur, je souhaite la sortie de l’état de violence que nous avons vécu. Et cela s’accompagnera d’une croissance de l’intelligence générale. Jamais on ne prendra le fiel des petites hyènes de la page pour vérité, rassurez-moi, Claude…

     

    La reine Marguerite de Valois venait de fondre en larmes. Celle que seul son frère Charles avait surnommé Margot, venait de voir passer, dans les miroirs du ciel et les possibles de son destin posthume, le spectre de son être déformé, hideux, ridicule et honteux que lui bâtiraient peut-être des écrivains ou des artistes plus vils que le bourreau puisque, si celui-ci harcelle les vivants, ceux-là violent la mémoire des morts. On entendit la réponse de Claude François, où passaient ces mots désolés, à propos du genre humain : «  … stupides… assez fous pour… méchants… Français surtout crédules, crédules, crédules… »

     

    Claude François interpréta ensuite sa chanson de fête. Il renonça à révéler à Marguerite le véritable but de sa visite : incapable de gérer les biens qu’elle lui avait légués, il s’enfonçait dans la ruine. Il reprit la route, le cœur lourd, évita les rivières à chansons trop gaies, les paysages trop purs lui rappelant les temps heureux d’Usson.

     

    Lorsqu’il arriva à Brioude, il s’alita. Sa famille, trop occupée dans la campagne, le laissa peu à peu sans tendresse, avec juste ce qu’il fallait de pain et de vin pour que l’approche de la mort fût discrète.

     

    Claude François s’éteignit à l’orée du printemps 1615. A Paris, au même moment, on étendait les tentures du deuil à l’Hôtel de la reine Marguerite. Le 24 août précédent, elle avait vu se poser sur le socle du Pont-Neuf, la statue de celui qu’elle avait tant aimé, peut-être le seul homme de sa vie : Henri IV. Elle regretta seulement que, même devenu statue de bronze, il demeurât homme jusqu’au bout, ingrat, amant goujat puisque, grimpé sur son socle et son cheval, vu de l’Hôtel où elle allait finir ses jours, il lui tournait le dos.

     

    Jean-Joseph Julaud

     

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