• Rutebeuf : Que sont mes amis devenus…

    by  • 14 décembre 2015 • Poème quotidien • 0 Comments

    Et il ventait devant ma porte...

    Et il ventait devant ma porte…

    Extrait de « La Poésie française pour les Nuls », éditions First, 2010.

    « Comment vous noume la gent de votre conissance ? Sire, sachiez bien sans doutance que hom m’apele Rutebuef, qui est dit de rude et de buef » Voilà comment notre Rutebeuf (1230 – 1285), notre « pauvre Rutebeuf » décline son identité au seigneur qui le questionne avant de l’engager sans doute pour un spectacle en son château. D’autres passages de son œuvre proposent le même surnom, qui s’infléchit alors vers l’allusion à la vigueur qu’il s’attribue : Se Rustebués fet rime rude, / Je n’i part plus, més Rustebués / Est aussi rudes comme bués (Rutebeuf fait rime rude, Je quitte le débat, mais Rutebeuf est aussi rude qu’un bœuf).

    Un dandy de grands chemins

    On peut tout imaginer avec cette rudesse brandie comme un étendard, affichée comme une garantie pour toutes sortes d’activités. L’écriture d’abord. Celle de la poésie surtout où il nous livre de lui-même un portrait désarmant de sincérité : il aime le jeu, mise beaucoup et perd bien davantage, il fait la fête, les 400 coups, s’étourdit et se réveille groggy avec des tessons de vie à recoller afin de trouver encore une place dans le décor des jours. C’est un dandy de grands chemins, Rutebeuf, un hippie des temps anciens qu’on imagine en ce moment bras dessus bras dessous avec des Kérouac et des Calet, des bien élevés de l’amertume, sur les routes d’éternité.

    Les malheurs de Théophile

    Pauvre, Rutebeuf ? Voire… De foire en foire, de château en château, il se produit, jongleur d’abord itinérant, ménestrel engagé pour un temps, auteur pour la scène d’un Miracle de Théophile, un Théophile en Cilicie (Turquie) qui vend son âme au diable pour retrouver la dignité de grand prêtre que son évêque lui a reprise ; un Théophile si malheureux d’avoir conclu ce pacte qu’il demande à la Vierge elle-même d’aller reprendre le contrat chez le Malin. Ce qu’elle fait, devant un parterre de spectateurs éblouis, bouleversés, et édifiés par cette conduite…

    Pauvre femme !

    Poèmes chantés ou dits, saynètes et petits drames à sujets religieux ou profanes, tout cela ne rapporte-t-il pas de quoi tenir à distance la pauvreté, Rutebeuf ? Si, mais, le jeu, les amours pillent ma bourse avant le retour chez cette femme qui est mienne et que je vous décris ainsi dans Mariage Rutebuef : Et si n’est pas gente ne bele ; / Cinquante ans a en s’escuele, / S’est maigre et seche. (Elle n’est ni avenante ni belle / Elle a cinquante ans dans sa corbeille : Elle est maigre et sèche.) Pauvre Rutebeuf ! Et pauvre femme…

    La guerre de Troyes

    Troyes, foire chaude de mai, 1249, Rutebeuf est là parmi le peuple des jongleurs, des clercs, près des seigneurs et des bourgeois. Toute la foire bruit de l’affaire : la guerre est déclarée entre le clergé régulier, celui des ordres, des abbayes, les moines, et le clergé séculier, celui qui est dans la vie, dans le siècle, les prêtres. Rutebeuf prend partie pour les réguliers, et cela fait grand bruit. La querelle se poursuit. Rutebeuf revient à Paris – c’est là qu’il vit – et voilà qu’il entre en palinodie : ce ne sont plus les réguliers qu’il soutient, mais les séculiers. Il dénonce avec force les ordres mendiants dont les membres s’en vont quêtant deux par deux, et qui s’installent dans les chairs d’université pour prêcher l’austérité. De plus en plus influents auprès du roi Louis IX, le futur saint Louis, ils ont soif de pouvoir et le pape enchanté les choie comme ses enfants… Rutebeuf attaque tous les puissants d’alors dans des fabliaux, des textes satiriques (Renard le Bestourné, le Dit de l’Herberie).

     

    Les fabliaux : petits potins et contes moraux

    Petites histoires, drôles de rumeurs, petits potins, racontars : le seigneur qui tente de la séduire la femme du laboureur, le prêtre qui la lutine, la femme elle-même calculatrice, habile, sournoise, menteuse… Le bourgeois riche trompé par un malin qui va, lui aussi, profiter des charmes de l’épouse délurée. La brave paysanne qui tente de graisser la paume d’un chevalier avec du saindoux, parce qu’on lui a dit que, si elle voulait récupérer sa vache perdue, il fallait justement graisser la paume de celui qui la retenait, c’est-à-dire lui donner un gras pourboire… L’opulence dénoncée, l’injustice soulignée, les excès du pouvoir politique… Tout cela est mis en récit et en octosyllabes de façon efficace et amusante.

    Le fabliau du Moyen Âge est bref, il est destiné à être dit en public, sur les places, dans les auberges, au cours de banquets ou réjouissances diverses. Il doit faire rire, ou réfléchir, dès les premières phrases. À la fin du récit, la morale est sauve. En général…

     

    Et tant aimés…

    Guillaume de Saint-Amour, professeur à l’université de Paris attaque ces hypocrites, soutenu par Rutebeuf son ami. Mais le roi s’en fâche exile Guillaume. Rutebeuf tombe en disgrâce, Louis IX ne supporte pas ce poète trop lucide qui dénonce les dérive de l’église, les écrit et les chante… La pauvreté de Rutebeuf devient bien réelle, et il nous la conte sans complaisance dans la Complainte Rutebeuf. Au roi de France, Philippe le Hardi – fils de Louis IX mort en 1270 lors de huitième croisade – il adresse une touchante supplique qui demeure sans suite. Le « rude bœuf » y apparaît désenchanté, ses « amis » lui ton tourné le dos, lui qui les avait « tant aimés »…

     

    Rutebeuf et la méthode « couée »

    La dominante de la « facture » de l’écriture Rutebeuf est la strophe couée. Qu’est la strophe couée ? vous demandez-vous. Eh bien, même si la réponse vous surprend, il s’agit d’une strophe à queue. Pourquoi à queue ? Parce queue… Parce qu’elle se compose, chez Rutebeuf, de deux octosyllabes suivis d’un vers court de quatre syllabes, puis viennent deux nouveaux octosyllabes, puis un autre vers court de quatre syllabes, et ainsi de suite. Ets-ce tout ? Non : les deux octosyllabes possèdent des rimes suivies (AA) et le vers court une rime différente (B) et cette rime nouvelle est reprise à la fin des deux octosyllabes qui suivent (BB), puis le nouveau vers de quatre syllabes introduit une rime nouvelle (C), reprise dans les deux octosyllabes qui arrivent (CC), et cela tout au long du poème. Rutebeuf n’est pas l’inventeur de cette méthode « couée », mais c’est lui qui en a tiré le meilleur parti.

    Complainte de Rutebeuf en langue d’oil

    Que sont mi ami devenu

    Que j’avoie si pres tenu

    Et tant amé ?

    Je cuit qu’ils sont trop cler semé ;

    Il ne furent pas bien femé,

    Si sont failli.

    Itel ami m’ont bien bailli,

    C’onques, tant com Diez m’assailli

    En maint costé,

    N’en vis un seul en mon osté,

    L’amor est morte.

    Ce sont amis que vens emporte,

    Et il ventoit devant ma porte

    Ses emporta,

    C’onques nus ne m’en conforta

    Plaisir de lire

     

    Complainte de Rutebeuf en français

    Que sont mes amis devenus

    Que j’avais de si près tenus

    Et tant aimés ?

    Je crois qu’ils sont trop clairsemés ;

    Ils ne furent point entretenus

    Puisqu’ils sont partis.

    Ces amis m’ont bien peiné

    Car jamais, quand Dieu m’a mis à l’épreuve

    De tous côtés,

    Je n’en vis un seul en ma maison.

    Je crois que le vent les a dispersés,

    L’amour est morte.

    Ce sont amis que vent emporte,

    Et il ventait devant ma porte,

    Les emporta

     

    Jean-Joseph Julaud – La Poésie française pour les Nuls, 2010, éditions First

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