• Christine de Pisan, femme majeure

    by  • 25 mai 2014 • Poème quotidien • 0 Comments

    Christine de Pisan en 1407

    Christine de Pisan en 1407

    Quinze ans, parée comme une princesse et déjà reine des mots, couvée par le regard affectueux du roi lecteur Charles V aux cinq paires de besicles, admirée par Eustache Deschamps, par tous les hommes qui sont là en ce jour d’épousailles, par toutes les femmes qui retrouvent dans ses pas leurs rêves de jeunes filles avant la vraie vie, radieuse, comblée au bras d’Etienne de Castel, notaire et secrétaire du roi, voici que s’avance, dans l’éclat délicat de ses quinze ans, Christine de Pisan.

    Vie joyeuse, plantureuse et paisible

    Veut-elle lier son sort désormais et pour toujours à Etienne de Castel, dans la fidélité et le respect de la parole donnée ? Oui. Christine a dit oui du haut de son jeune âge, fière, sûre d’elle, à l’acmé du bonheur… Vite, Christine, profitez de ces instants, laissez venir à vous les douces images d’antan : votre naissance à Venise en 1364, votre arrivée en France en 1370, après que votre père, devin et médecin a donné si grande satisfaction dans ses prédictions que le roi, passionné de divination, l’a attaché à son service. Votre vie jusqu’à ce jour est « joyeuse, plantureuse et paisible » ainsi que vous l’avez écrit. On loue vos dons pour la musique, pour l’écriture, pour la poésie où déjà vous excellez. Sonnez trompettes ! Luth, harpe et douçaine, rebec et taborin qui accompagnez les pas heureux des épousés, charmez le sort afin que, des époux,  la vie tout entière soit fille de bonne étoile !

    Finie la belle vie

    Mais le sort hélas ne fut jamais enfant de l’harmonie ! Et Thomas de Pisan, votre devin de père Christine, ne voit rien venir de ses coups les plus funestes. Dès 1380, le malheur s’installe : rongé par la tuberculose qui l’a atteint deux ans plus tôt après la mort de sa femme, la reine Jeanne de Bourbon, sa conseillère en politique et en arts, Charles V meurt. C’en est fini de la belle vie. L’entourage de Charles VI qui n’a que douze ans, écarte la cour de son père pour placer la sienne, réflexe de tous les temps. Cinq années passent. Thomas de Pisan s’éteint. Bientôt, Etienne de Castel et ses affaires sont au plus mal.

    Une vie de Charles V

    Etienne est emporté par une « hastive épidémie » en 1389 ; ses affaires en ruines lui survivent et vont traîner de procès en procès pendant des années. Et qui va devoir affronter cette situation, lutter pour faire vivre les trois enfants du ménage alors que tous les appuis sont tombés ? Christine, forte et déterminée, sûre que son art peut assurer sa subsistance, pari fou en ce monde d’alors gouverné seulement par des hommes qui jugent, goguenards et moqueurs, toute tentative d’émancipation des femmes. Sauf Louis d’Orléans, sauf Jean de Berry, sauf bien d’autres hommes qui admirent le courage (et la beauté) de Christine. Sauf, aussi et surtout, Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, qui lui commande une vie de Charles V, son frère disparu.

    Ballades, lais, virelais

    Désormais femme de lettres connue  et célébrée dans toutes les cours du royaume, Christine écrit, pour vivre,  tantôt mélancolique, tantôt rayonnante, tantôt soucieuse ou triomphante, des ballades, des lais, des virelais (lais à refrains mis à la mode par Guillaume de Machaut), des dits, des complaintes, des essais sur l’amour, des romans allégoriques, La Cité des Dames, par exemple, premier ouvrage féministe, où l’image, les capacités de la femme sont simplement décrites à l’égal de celles des hommes.

    Toutes êtes, serez et fûtes…

    « Toutes êtes, serez et fûtes / De fait ou de volonté putes »… Christine enrage lorsqu’elle lit ce passage du Roman de la Rose dans sa version finale écrite par Jehan de Mung ! Quelle insulte à la femme, quel mépris ! Elle réplique à travers de vives épîtres, plus de six mille vers, à tous ceux qui soutiennent la vision dévalorisante de la femme. La querelle s’apaise. Christine cependant continue d’agir et d’écrire pour que la condition de la femme s’améliore. Christine souhaite d’abord pour ses semblables un accès à la culture, à l’éducation, au maniement des armes ! Mais, n’en déplaise aux féministes d’aujourd’hui, elle approuve l’idée de soumission à l’époux, parce qu’elle y voit une garantie de « paix » du ménage…

     

    Simple bergère

    Déçue sans doute par les luttes politiques qui déchirent la France, par la désastreuse défaite de la chevalerie à Azincourt le 25 octobre 1415, par la mainmise des Anglais sur les affaires du royaume, elle se retire à l’abbaye de Poissy d’où sa voix se fait entendre à nouveau pour célébrer Jeanne d’Arc : « L’an mil quatre cent vingt et neuf / Reprit à luire le soleil / Voici femme, simple bergère / Plus preux qu’oncques homme fut à Rome » Simple bergère… Et dire qu’aujourd’hui certains auteurs nous affirment que Jeanne d’Arc n’était point bergère, que ceci et que cela, et que point on ne la brûla… Allons, Jeanne fut bien ce que l’histoire nous en a transmis, et ce qu’en dit François Villon dans sa ballade des Dames du temps jadis : Et Jehanne la Bonne Lorraine / Que les Anglais brûlèrent à Rouen… Alors, pour ceux qui doutent de Jeanne aujourd’hui, lisez François, lisez Christine ! Puisqu’on vous le dit…

    Un des plus authentiques bas-bleus…

    Christine de Pisan écrit beaucoup, certains disent beaucoup trop. Il est vrai que sa prose abondante est datée dans ses images, ses métaphores qui nous sont parfois incompréhensibles. Mais, Monsieur Gustave Lançon (1857 – 1934), qui avez écrit une histoire de la littérature qui fit longtemps autorité, de quel doit vous permîtes-vous d’écrire à propos de Christine : « … un des plus authentiques bas-bleus, la première de cette insupportable lignée de femmes auteurs qui n’ont affaire que de multiplier les preuves de leur infatigable facilité, égale à leur universelle médiocrité ». On imagine que Christine se fût amusée de ce jugement  et que, poétesse délicieuse et malicieuse, elle eût dans l’instant recherché, en termes d’une syllabe, toutes les rimes à Lanson. Christine de Pisan meurt au début des années 1430.

     

    Ballade de Christine, Seulete, en moyen français

     

    Seulete suy et seulete veuil estre,

    Seulete m’a mon doulz ami laissiée ;

    Seulete suy, sanz compaignon ne maistre,

    Seulete suy, dolente et courrouciée,

    Seulete suy en languour mésaisée,

    Seulete suy plus que nulle esgarée,

    Seulete suy sanz ami demourée.

     

    Seulete suy à huis ou à fenestre,

    Seulete suy en un anglet muciée,

    Seulete suy pour moi de plours repaistre,

    Seulete suy, dolente ou apaisiée,

    Seulete suy, riens n’est qui tant messiée,

    Seulete suy en ma chambre enserrée,

    Seulete suy sanz ami demourée.

     

    Seulete suy partout et en tout estre,

    Seulete suy, ou je voise ou je siée,

    Seulete suy, plus qu’autre riens terrestre,

    Seulete suy de chascun délaissiée,

    Seulete suy durement abaissiée,

    Seulete suy souvent toute éplourée,

    Seulete suy sans ami demourée.

     

    Princes, or est ma doulour commenciée :

    Seulete suy de tout deuil menaciée,

    Seulete suy plus teinte que morée,

    Seulete suy sanz ami demourée.

     

    Christine de Pisan – Cent ballades, 1415

    Plaisir de lire

     

    Ballade de Christine, Seulette, en français d’aujourd’hui

     

    Seule je suis et seule je veux être

    Toute seule mon doux ami m’a laissée

    Seule je suis sans compagnon ni maître,

    Seule je suis, souffrante et affligée

    Seule je suis, malade de langueur

    Seule je suis, plus qu’aucune égarée

    Seule je suis, sans ami demeurée

     

    Seule je suis, à la porte ou la fenêtre

    Seule je suis, dans un angle blottie

    Seule je suis, pour me repaître de pleurs

    Seule je suis, souffrante ou apaisée

    Seule je suis, rien ne peut mieux m’aller

    Seule je suis, dans ma chambre enfermé

    Seule je suis, sans ami demeurée

     

    Seule je suis, partout, en tout foyer

    Seule je suis, que j’aille ou reste assise

    Seule je suis plus qu’aucun ici-bas

    Seule je suis, ,de chacun délaissée

    Seule je suis, souvent toute éplorée

    Seule je suis, sans ami demeurée.

     

    Princes, voici ma douleur commencée

    Seule je suis, de tout deuil menacée

    Seule je suis, plus noire que morelle,

    Seule je suis, sans ami demeurée.

     

    Christine de Pisan – Cent ballades, 1415

     

     

    Christine de Pisan en oeuvres

    Dit de la rose – 1401

    Le Chemin de longue estude – 1402

    La mutacion de fortune – 1403

    Le livre des faits et bonnes mœurs du sage roi Charles V

    La Cité des Dames – 1405

    La mentation – 1410

    Livre de la paix – 1413

    Le Dittié de Jeanne d’Arc – 1430

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