• À une dame créole

    by  • 1 mai 2014 • Poème quotidien • 0 Comments

     

    Madame Autard de Bragard, Emmeline de Carcenac

    Madame Autard de Bragard, Emmeline de Carcenac

    Au pays parfumé que le soleil caresse,

    J’ai connu, sous un dais d’arbres tout empourprés

    Et de palmiers d’où pleut sur les yeux la paresse,

    Une dame créole aux charmes ignorés.

     

    Son teint est pâle et chaud ; la brune enchanteresse

    A dans le col des airs noblement maniérés ;

    Grande et svelte en marchant comme une chasseresse,

    Son sourire est tranquille et ses yeux assurés.

     

    Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire,

    Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,

    Belle digne d’orner les antiques manoirs,

     

    Vous feriez, à l’abri des ombreuses retraites,

    Germer mille sonnets dans le cœur des poètes,

    Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.

     

    Charles Baudelaire – Les Fleurs du mal, 1857

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    Extrait de « La Poésie française pour les Nuls » (First, 2010) :  

    Baudelaire, prince des nuées…

    « Charles Baudelaire réunit en lui, poussées à l’extrême, toutes les caractéristiques du romantisme : le flou, le mou, le ténébreux, le narcissisme, les infinis faciles, ce qui ne l’empêche pas, soyons juste, d’avoir un petit fumet assez personnel de viande décomposée et de savonnette » Eh bien, Marcel Aymé (1902 – 1965), on a mal dormi ? On a fait des cauchemars ? On y a vu la postérité continuer de vouer à Baudelaire une admiration sans cesse croissante pendant que le nom Aymé, prénom Marcel, commençait à se dissoudre dans l’amnésie collective ? Pourtant, soyons juste, comme vous l’êtes : il y a du flou, du mou, du narcissisme et de l’infini facile dans le romantisme ; et Baudelaire se roule avec d’étranges voluptés dans son poème « Une charogne », lui le dandy qui ne supportait pas la moindre tache sur ses chemises toujours parfumées. Mais, si vous le voulez bien, Marcel Aymé, allons un peu plus loin…

    Le révolté en marche

    Lorsque la révolution de 1848 éclate, Baudelaire a vingt-sept ans et toute l’exaltation d’un adolescent qui s’amuse d’une situation où vacille le monde. Un monde qui ne va pas changer selon ses vœux…

    Le monde va changer !

    « Aux armes ! On égorge nos frères ! On égorge le peuple ! ». Ce cri lugubre parcourt les rues de Paris dans la nuit du 24 février 1848. La veille, sous une pluie battante, on s’est battu partout dans la capitale, afin que le ministre de Louis-Philippe, Guizot, démissionne, et que le peuple souffre moins. Et que revienne la République ! À neuf heures du soir, boulevard des Capucines, alors que la troupe était harcelée de jets de pierres par les émeutiers, un coup de feu est parti, on ne sait trop d’où il venait. Les soldats ont cru à un signal, ils ont ouvert le feu : on a compté cinquante-deux morts, des hommes de tous âges, des femmes, des adolescents. Leurs corps ont été chargés sur des charrettes, et promenés toute la nuit dans les rues de la capitale.

    Inconnu dans la rue

    Partout on s’exalte, partout on espère : la Révolution est en marche, le monde va enfin changer ! Fini les grosses fortunes et les petites gens, fini l’injustice, et le mépris, les lois, les hiérarchies. Au petit matin, les poètes sont à la fête : Lamartine et Hugo gravitent dans les sphères où le nouveau pouvoir pourrait prendre forme. Charles Baudelaire est dans la rue, inconnu. Carrefour de Buci, il a dévalisé avec la foule en furie une armurerie, s’est emparé d’un fusil tout neuf, d’une cartouchière, il a escaladé la barricade de bric et de broc dressée en hâte, a brandi son arme vers le ciel et s’est écrié : « Il faut aller fusiller le général Aupick ! » Le général Aupick, commandant de l’Ecole Polytechnique, c’est son père…

    Je vais vous étrangler

    Ce n’est pas la première fois que Baudelaire s’en prend à Aupick : dix ans auparavant lors d’un dîner qui rassemble de nombreuses personnalités, Charles, vexé par une réflexion du commandant, se précipite sur lui, en lui déclarant : Vous m’humiliez devant des gens de votre caste qui par politesse croient devoir rire de vos plaisanteries, vous méritez une correction, Monsieur, je vais avoir l’honneur de vous étrangler ! Aupick se lève gifle violemment Charles qui tombe, hurle, saisi d’une crise nerveuse… Des domestiques l’emportent dans sa chambre où il est enfermé pendant plusieurs jours, puis envoyé dans l’Oise chez un ami du général. Quinze jours plus tard, une diligence le conduit à Bordeaux sous la surveillance d’un officier. Embarquement sur le Paquebot des Mers du Sud. Direction : les Indes.

    De Paris à Port-Louis

    Paris, le temps de l’enfance heureuse, puis de la survenue du fameux général Aupick, beau-père détesté. Port-Louis, à l’ïle Maurice, c’est là que débarque Charles lorsqu’il effectue un voyage vers les Indes qu’il n’atteindra pas, pour cause de langueur, de spleen…

    Elle a vingt-cinq ans, il en a soixante

    « Il faut aller fusiller le général Aupick ». Aupick n’est pas le père de Charles, c’est son beau-père. Le vrai père de Charles, François Baudelaire, est un ancien curé, né le 17 juin 1759, défroqué en 1793. Il a épousé en 1797  Rosalie Janin, elle lui a donné un fils, Alphonse qui fera une carrière de magistrat. Devenu veuf en 1814, François Baudelaire abandonne alors ses responsabilités au Sénat, se retire rue Hautefeuille, et se déclare peintre. Chez ses amis, les Pérignon, il remarque Caroline Archimbaut-Dyfaÿs, orpheline, fille d’un officier pauvre émigré pendant la Révolution. Elle a été recueillie, élevée par les Pérignon. Elle a vingt-cinq ans, il en a soixante.

    Sa mère l’aime, son père l’adore

    Une idée folle traverse la tête de François Baudelaire : et s’il demandait la main de Caroline. Caroline accepte, ses parents adoptifs sont ravis. Le mariage a lieu le 9 septembre 1819, et le 9 avril 1821, Caroline donne naissance à un garçon : Charles-Pierre, baptisé le 7 juin à Saint-Sulpice. L’enfance du petit Charles est heureuse : sa mère l’aime, son père l’adore. Il l’emmène faire de longues promenades au jardin du Luxembourg, façonne patiemment son langage au fil de leurs stations devant les statues, devant des massifs de fleurs. Le petit Charles s’imprègne doucement de la beauté du monde. Et de sa cruauté, brutalement : le 10 février 1827, François Baudelaire, le père aimé, le père artiste, meurt.

    Charles à l’école

    Deux ans plus tard, Caroline épouse un militaire  Jack Aupick. Il a fait les campagnes de l’Empire, a été décoré de la Légion d’honneur, a servi sous la Restauration. Le coup est rude pour le petit Charles. Il s’efforce de ne rien montrer, tente de rapporter de bons résultats du collège. Mais bientôt, il prend ses aises, travaille de moins en moins, se rebelle au lycée Louis-le-Grand où un jour, il avale un papier qu’il passait à son voisin et que le surveillant lui demandait de lui donner. Cet incident est suivi d’une exclusion. Charles obtient malgré tout son bac, de justesse, le 12 août 1839, le jour même où Aupick est promu général de brigade. Caroline est aux anges !

    L’amant de Louchette

    Aupick, se méfie de ce beau-fils imprévisible qui en prend à son aise après son bac, fréquentant de loin les cours de droit, mais de fort près les prostituées. Louchette, par exemple, qui lui inspire son premier poème… baudelairien, brûlant de réalisme « Je n’ai pas pour maîtresse…. Le romantisme flou et mou est bien loin : le vocabulaire et les images crus, réalistes, font une entrée magistrale en poésie. Le « je » des Lamartine ou Musset, lové dans ses douleurs de velours, se transmue ici dans l’inaltérable métal que l’on trouve dans cet alexandrin à l’adresse de Paris, signé, plus tard, Charles : Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.

     

    Je n’ai pas pour maîtresse…

    Baudelaire n’est pas un innovateur dans la forme, il revêt les costumes du romantisme, alexandrins, rimes plates, croisées, embrassées, quatrains, sonnets… ; son apport au fond, en revanche, procède d’une nouveauté qui étonne, scandalise ou séduit à l’époque : le réel, le quotidien dans ses apparences les plus triviales acquièrent le droit d’asile en poésie. Voici, par exemple, dans ce poème, le portrait que Baudelaire compose en hommage à « Louchette », sa maîtresse :

     

    Je n’ai pas pour maîtresse une lionne illustre :

    La gueuse, de mon âme, emprunte tout son lustre ;

    Invisible aux regards de l’univers moqueur,

    Sa beauté ne fleurit que dans mon triste cœur.

     

    Pour avoir des souliers elle a vendu son âme.

    Mais le bon Dieu rirait si, près de cette infâme,

    Je tranchais du Tartufe et singeais la hauteur,

    Moi qui vends ma pensée et qui veux être auteur.

     

    Vice beaucoup plus grave, elle porte perruque.

    Tous ses beaux cheveux noirs ont fui sa blanche nuque ;

    Ce qui n’empêche pas les baisers amoureux.

    De pleuvoir sur son front plus pelé qu’un lépreux.

     

    Elle louche, et l’effet de ce regard étrange

    Qu’ombragent des cils noirs plus longs que ceux d’un ange,

    Est tel que tous les yeux pour qui l’on s’est damné

    Ne valent pas pour moi son œil juif et cerné.

     

    Elle n’a que vingt ans ; – la gorge déjà basse

    Pend de chaque côté comme une calebasse,

    Et pourtant, me traînant chaque nuit sur son corps,

    Ainsi qu’un nouveau-né, je la tette et la mords,

     

    Et bien qu’elle n’ait pas souvent même une obole

    Pour se frotter la chair et pour s’oindre l’épaule,

    Je la lèche en silence avec plus de ferveur

    Que Madeleine en feu les deux pieds du Sauveur.

     

    La pauvre créature, au plaisir essoufflée,

    A de rauques hoquets la poitrine gonflée,

    Et je devine au bruit de son souffle brutal

    Qu’elle a souvent mordu le pain de l’hôpital.

     

    Ses grands yeux inquiets, durant la nuit cruelle,

    Croient voir deux autres yeux au fond de la ruelle,

    Car, ayant trop ouvert son cœur à tous venants,

    Elle a peur sans lumière et croit aux revenants.

     

    Ce qui fait que de suif elle use plus de livres

    Qu’un vieux savant couché jour et nuit sur ses livres,

    Et redoute bien moins la faim et ses tourments

    Que l’apparition de ses défunts amants.

     

    Si vous la rencontrez, bizarrement parée,

    Se faufilant, au coin d’une rue égarée,

    Et la tête et l’œil bas comme un pigeon blessé,

    Traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé,

     

    Messieurs, ne crachez pas de jurons ni d’ordure

    Au visage fardé de cette pauvre impure

    Que déesse Famine a par un soir d’hiver,

    Contrainte à relever ses jupons en plein air.

     

    Cette bohème-là, c’est mon tout, ma richesse,

    Ma perle, mon bijou, ma reine, ma duchesse,

    Celle qui m’a bercé sur son giron vainqueur,

    Et qui dans ses deux mains a réchauffé mon cœur.

     

    Charles Baudelaire – Les Fleurs du mal, 1857

     

    Vers les Indes

    Le 9 juin 1841 le Paquebot-des-Mers-du-Sud appareille. A son bord, le reclus du tragique dîner, le jeune rebelle, l’adolescent qui a menacé d’étrangler son beau-père. Pendant le voyage, les marins capturent un oiseau aux ailes immenses : un albatros. Sur le pont, ils s’amusent à le malmener sous les yeux de Charles qui, fou de rage, se précipite sur eux, les roue de coups de poing, de pied, jusqu’à ce que le capitaine intervienne – ainsi est née dans la violence, l’idée du poème l’Albatros, écrit peu de temps après. Et l’albatros ? Il a fini en pâté qui a régalé équipage et voyageurs, sauf Charles… Bien que le terme symbolisme n’apparaisse qu’en 1886 sous la plume d’un journaliste du Figaro, on en voit naître ici, l’exploitation toute baudelairienne.

     

    L’albatros

     

    Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage

    Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,

    Qui suivent, indolents compagnons de voyage,

    Le navire glissant sur les gouffres amers.

     

    A peine les ont-ils déposés sur les planches,

    Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,

    Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches

    Comme des avirons traîner à côté d’eux.

     

    Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !

    Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !

    L’un agace son bec avec un brûle-gueule,

    L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

     

    Le Poète est semblable au prince des nuées

    Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;

    Exilé sur le sol au milieu des huées,

    Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

     

    Charles Baudelaire – Les Fleurs du mal, 1857

     

    Bizarre, baroque…

    Après une tempête dantesque qui a failli envoyer le paquebot par le fond en brisant ses mâts, Charles pose son sac à Port-Louis,  capitale de l’île Maurice. Reçu par des amis du général qui font tout ce qu’ils peuvent pour le mettre en confiance, Charles n’a qu’une idée : rentrer en France ! Il se rend désagréable, il est bizarre – baroque, disent ses hôtes. Le capitaine du bateau chargé de l’emmener à Calcutta décide de le rapatrier au plus vite en France. Charles est ravi ! Aupick reçoit du capitaine une longue lettre où Charles tout au long du voyage apparaît invivable, méprisant, odieux, bref, asocial en langage d’aujourd’hui. Quelque temps après son retour à Paris, il fait parvenir à Emmeline de Carcenac, la superbe épouse d’Adolphe Autard de Bragard qui l’a accueilli à l’île Maurice, le poème À une dame créole.

    La Poésie française pour les Nuls – Jean-Joseph Julaud – Editions First, 2010

    À suivre…

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