• Louise Ackermann : « Toujours ! Un mot hardi… »

    by  • 26 juin 2013 • Poème quotidien • 0 Comments

     

    Le verrou. Jean-Honoré Fragonard, 1732 - 1806.

    Le verrou. Jean-Honoré Fragonard, 1732 – 1806.

     

    Louise Ackermann (Victorine Choquet). Victorine Choquet naquit en France en 1813, y fit ses études qu’elle termina à Berlin. Elle y rencontra un Alsacien de famille luthérienne, Paul Ackermann qui ayant renoncé à devenir pasteur s’était fait philologue (spécialiste des langues étudiées d’un point de vue historique).  Devenue sa collaboratrice, elle l’épousa en 1843 à Berlin. Veuve trois ans plus tard, elle se retire dans un petit domaine qu’elle achète, près de Nice, très affectée par la disparition de celui qui avait su faire son bonheur. Les travaux agricoles auxquels elle se consacre n’étouffent pas son désir d’écrire. Elle publie ses poèmes, pessimistes et lucides, sous le nom de Louise Ackermann. Ils sont à son image – à l’image d’une femme qui comprit bien trop tôt, la vanité de tout serment d’éternité.

     

    L’amour et la mort

    I

    Regardez-les passer, ces couples éphémères !

    Dans les bras l’un de l’autre enlacés un moment,

    Tous, avant de mêler à jamais leurs poussières,

    Font le même serment :

     

    Toujours ! Un mot hardi que les cieux qui vieillissent

    Avec étonnement entendent prononcer,

    Et qu’osent répéter des lèvres qui pâlissent

    Et qui vont se glacer.

     

    Vous qui vivez si peu, pourquoi cette promesse

    Qu’un élan d’espérance arrache à votre cœur,

    Vain défi qu’au néant vous jetez, dans l’ivresse

    D’un instant de bonheur ?

     

    Amants, autour de vous une voix inflexible

    Crie à tout ce qui naît : « Aime et meurs ici-bas ! »

    La mort est implacable et le ciel insensible ;

    Vous n’échapperez pas.

     

    Eh bien ! puisqu’il le faut, sans trouble et sans murmure,

    Forts de ce même amour dont vous vous enivrez

    Et perdus dans le sein de l’immense Nature,

    Aimez donc, et mourez !

    II

     

    Non, non, tout n’est pas dit, vers la beauté fragile

    Quand un charme invincible emporte le désir,

    Sous le feu d’un baiser quand notre pauvre argile

    A frémi de plaisir.

     

    Notre serment sacré part d’une âme immortelle ;

    C’est elle qui s’émeut quand frissonne le corps ;

    Nous entendons sa voix et le bruit de son aile

    Jusque dans nos transports.

     

    Nous le répétons donc, ce mot qui fait d’envie

    Pâlir au firmament les astres radieux,

    Ce mot qui joint les coeurs et devient, dès la vie,

    Leur lien pour les cieux.

     

    Dans le ravissement d’une éternelle étreinte

    Ils passent entraînés, ces couples amoureux,

    Et ne s’arrêtent pas pour jeter avec crainte

    Un regard autour d’eux.

     

    Ils demeurent sereins quand tout s’écroule et tombe ;

    Leur espoir est leur joie et leur appui divin ;

    Ils ne trébuchent point lorsque contre une tombe

    Leur pied heurte en chemin.

     

    Toi-même, quand tes bois abritent leur délire,

    Quand tu couvres de fleurs et d’ombre leurs sentiers,

    Nature, toi leur mère, aurais-tu ce sourire

    S’ils mouraient tout entiers ?

     

    Sous le voile léger de la beauté mortelle

    Trouver l’âme qu’on cherche et qui pour nous éclôt,

    Le temps de l’entrevoir, de s’écrier :  » C’est Elle !  »

    Et la perdre aussitôt,

     

    Et la perdre à jamais ! Cette seule pensée

    Change en spectre à nos yeux l’image de l’amour.

    Quoi ! ces voeux infinis, cette ardeur insensée

    Pour un être d’un jour !

     

    Et toi, serais-tu donc à ce point sans entrailles,

    Grand Dieu qui dois d’en haut tout entendre et tout voir,

    Que tant d’adieux navrants et tant de funérailles

    Ne puissent t’émouvoir,

     

    Qu’à cette tombe obscure où tu nous fais descendre

    Tu dises :  » Garde-les, leurs cris sont superflus.

    Amèrement en vain l’on pleure sur leur cendre ;

    Tu ne les rendras plus !  »

     

    Mais non ! Dieu qu’on dit bon, tu permets qu’on espère ;

    Unir pour séparer, ce n’est point ton dessein.

    Tout ce qui s’est aimé, fût-ce un jour, sur la terre,

    Va s’aimer dans ton sein.

     

    III

     

    Eternité de l’homme, illusion ! chimère !

    Mensonge de l’amour et de l’orgueil humain !

    Il n’a point eu d’hier, ce fantôme éphémère,

    Il lui faut un demain !

     

    Pour cet éclair de vie et pour cette étincelle

    Qui brûle une minute en vos coeurs étonnés,

    Vous oubliez soudain la fange maternelle

    Et vos destins bornés.

     

    Vous échapperiez donc, ô rêveurs téméraires

    Seuls au Pouvoir fatal qui détruit en créant ?

    Quittez un tel espoir ; tous les limons sont frères

    En face du néant.

     

    Vous dites à la Nuit qui passe dans ses voiles :

     » J’aime, et j’espère voir expirer tes flambeaux.  »

    La Nuit ne répond rien, mais demain ses étoiles

    Luiront sur vos tombeaux.

     

    Vous croyez que l’amour dont l’âpre feu vous presse

    A réservé pour vous sa flamme et ses rayons ;

    La fleur que vous brisez soupire avec ivresse :

    « Nous aussi nous aimons ! »

     

    Heureux, vous aspirez la grande âme invisible

    Qui remplit tout, les bois, les champs de ses ardeurs ;

    La Nature sourit, mais elle est insensible :

    Que lui font vos bonheurs ?

     

    Elle n’a qu’un désir, la marâtre immortelle,

    C’est d’enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor.

    Mère avide, elle a pris l’éternité pour elle,

    Et vous laisse la mort.

     

    Toute sa prévoyance est pour ce qui va naître ;

    Le reste est confondu dans un suprême oubli.

    Vous, vous avez aimé, vous pouvez disparaître :

    Son voeu s’est accompli.

     

    Quand un souffle d’amour traverse vos poitrines,

    Sur des flots de bonheur vous tenant suspendus,

    Aux pieds de la Beauté lorsque des mains divines

    Vous jettent éperdus ;

     

    Quand, pressant sur ce coeur qui va bientôt s’éteindre

    Un autre objet souffrant, forme vaine ici-bas,

    Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre

    L’Infini dans vos bras ;

     

    Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure

    Déchaînés dans vos flancs comme d’ardents essaims,

    Ces transports, c’est déjà l’Humanité future

    Qui s’agite en vos seins.

     

    Elle se dissoudra, cette argile légère

    Qu’ont émue un instant la joie et la douleur ;

    Les vents vont disperser cette noble poussière

    Qui fut jadis un coeur.

     

    Mais d’autres coeurs naîtront qui renoueront la trame

    De vos espoirs brisés, de vos amours éteints,

    Perpétuant vos pleurs, vos rêves, votre flamme,

    Dans les âges lointains.

     

    Tous les êtres, formant une chaîne éternelle,

    Se passent, en courant, le flambeau de l’amour.

    Chacun rapidement prend la torche immortelle

    Et la rend à son tour.

     

    Aveuglés par l’éclat de sa lumière errante,

    Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea,

    De la tenir toujours : à votre main mourante

    Elle échappe déjà.

     

    Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime ;

    Il aura sillonné votre vie un moment ;

    En tombant vous pourrez emporter dans l’abîme

    Votre éblouissement.

     

    Et quand il régnerait au fond du ciel paisible

    Un être sans pitié qui contemplât souffrir,

    Si son oeil éternel considère, impassible,

    Le naître et le mourir,

     

    Sur le bord de la tombe, et sous ce regard même,

    Qu’un mouvement d’amour soit encor votre adieu !

    Oui, faites voir combien l’homme est grand lorsqu’il aime,

    Et pardonnez à Dieu !

     

    Louise Ackermann – Poésies, 1874

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