• Tristan Corbière, triste en corps bière…

    by  • 4 mai 2013 • Poème quotidien • 0 Comments

    Extrait de La Poésie française pour les Nuls, éditions First, 2010 : 

    « D’autres poètes l’incitaient encore à se confier à eux : Tristan Corbière, qui, en 1873, dans l’indifférence générale, avait lancé un volume des plus excentriques, intitulé : Les Amours jaunes. Des Esseintes qui, en haine du banal commun, eût accepté les folies les plus appuyées, les extravagances les plus baroques, vivait de légères heures avec ce livre où le cocasse se mêlait à une énergie désordonnée, où des vers déconcertants éclataient dans des poèmes d’une parfaite obscurité ». Le héros de Joris-Karl Huysmans – des Esseintes –  découvre Tristan Corbière, dans À Rebours, roman publié en 1884.

    Les Amours jaunes

    Edouard Joachim Corbière, est  né le 18 juillet 1845, au manoir de Coat-Congar en Ploujean, près de Morlaix. De santé fragile, mené à la dure par sa famille,  tôt atteint de rhumatismes, puis de tuberculose, il vit misérablement ses jours et ses amours entre Cannes, Roscoff, l’Italie, et Paris. Il publie en 1873, aux frais de son père, auteur lui-même, son recueil de poèmes : Les Amours jaunes, à cinq cents exemplaires. Personne n’en remarque alors l’originalité, les audaces de ponctuation, l’ironie, le cynisme, le ton neuf, unique.

    Triste en corps…

    Tristan (prénom qu’il avait choisi par fantaisie afin qu’on entendît aussi : Triste en corps bière…) meurt le 1er mars 1875, serrant sur sa poitrine un bouquet de bruyère en fleur. En 1883, Verlaine le découvre et lui consacre la première partie de son étude intitulée « Poètes maudits », dont font aussi partie Rimbaud et Mallarmé. On continue de découvrir encore aujourd’hui Corbière, prince de l’étrange. Ainsi, vous qui allez lire, pour commencer, le flamboyant cantique des éclopés mystiques : la Rapsode foraine !

     

    La Rapsode foraine

    En octosyllabes à rimes croisées, voici la vision que Corbière découvre à Sainte-Anne-la-Palud, dans le Finistère, pendant que se déroulent les trois jours et trois nuits du pèlerinage où se mêlent le plus noir de la misère et la foi la plus rustique.

     

    Bénite est l’infertile plage

    Où, comme la mer, tout est nud.

    Sainte est la chapelle sauvage

    De Sainte-Anne-de-la-Palud… (…)

     

    Des paroisses environnantes :

    De Plougastel et Loc-Tudy,

    Ils viennent tous planter leurs tentes,

    Trois nuits, trois jours – jusqu’au lundi. (…)

     

    En aboyant, un rachitique

    Secoue un moignon désossé,

    Coudoyant un épileptique

    Qui travaille dans un fossé.

     

    Là, ce tronc d’homme où croît l’ulcère,

    Contre un tronc d’arbre où croît le gui ;

    Ici, c’est la fille et la mère

    Dansant la danse de Saint-Guy.

     

    Cet autre pare le cautère

    De son petit enfant malsain :

    – L’enfant se doit à son vieux père…

    – Et le chancre est un gagne-pain !

     

    Là, c’est l’idiot de naissance,

    Un visité par Gabriel,

    Dans l’extase de l’innocence…

    – L’innocent est près du ciel ! – (…)

     

    Mais une note pantelante,

    Écho grelottant dans le vent

    Vient battre la rumeur bêlante

    De ce purgatoire ambulant.

     

    Une forme humaine qui beugle

    Contre le calvaire se tient ;

    C’est comme une moitié d’aveugle :

    Elle est borgne, et n’a pas de chien…

     

    C’est une rapsode foraine

    Qui donne aux gens pour un liard

    L’Istoyre de la Magdalayne,

    Du Juif-Errant ou d’Abaylar.

     

    Elle hâle comme une plainte,

    Comme une plainte de la faim,

    Et, longue comme un jour sans pain,

    Lamentablement, sa complainte…

     

    – Ça chante comme ça respire,

    Triste oiseau sans plume et sans nid

    Vaguant où son instinct l’attire :

    Autour des Bon-Dieu de granit…

     

    Ça peut parler aussi, sans doute.

    Ça peut penser comme ça voit :

    Toujours devant soi la grand’route…

    – Et, quand ç’a deux sous… ça les boit.

     

    – Femme : on dirait hélas – sa nippe

    Lui pend, ficelée en jupon ;

    Sa dent noire serre une pipe

    Éteinte… – Oh, la vie a du bon ! –

     

    Son nom… ça se nomme Misère.

    Ça s’est trouvé né par hasard.

    Ça sera trouvé mort par terre…

    La même chose – quelque part.

     

    – Si tu la rencontres, Poète,

    Avec son vieux sac de soldat :

    C’est notre soeur… donne – c’est fête

    Pour sa pipe, un peu de tabac !…

     

    Tu verras dans sa face creuse

    Se creuser, comme dans du bois,

    Un sourire ; et sa main galeuse

    Te faire un vrai signe de croix

     

    Tristan Corbière – Les Amours jaunes, 1873

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