• La planète Montaigne, première partie

    by  • 15 mai 2013 • Extraits • 0 Comments

    Michel de Montaigne

    Michel de Montaigne

    Extrait de La Littérature française pour les Nuls, éditions First, 2005 : 

    Le charmant compagnon, le délicieux voisin, le merveilleux conteur, l’ami : voilà Michel Eyquem de Montaigne ! Si vous ne le connaissez que de nom – on connaît tant d’écrivains ainsi, sans avoir jamais lu d’eux autre chose qu’un petit extrait de livre d’école, vite commenté, mal compris parce qu’isolé du grand corps signifiant du livre tout entier, aussitôt oublié, mais qui laisse dans la mémoire l’indice d’une sorte de devoir accompli – précipitez-vous sur les Essais ! Trois livres d’une sagesse infinie qui vous porteront secours chaque jour où le désir de vivre a perdu la partie, chaque fois que l’existence deviendra une impasse, ou même les jours de joie sans raison, les bons jours de n’importe quelle saison ! Montaigne ne se pose pas en sermonneur, en thaumaturge qui va résoudre vos énigmes ! Non, Montaigne a passé sa vie à tenter de comprendre sa propre nature, son propre esprit. Voilà pourquoi, lisant Montaigne, vous vous sentez compris !

    Michel Eyquem en sa librairie

    Laissez-vous conduire dans sa vie, laissez-vous aller près de lui, entrez dans son intimité, il vous invite à le suivre, à le lire. Le voici !

    Le doux éveil à l’épinette

    Doucement, tout doucement, éveillez-vous. Le jour se lève à peine et vous ouvrez les yeux. Doucement. Et voici comme une source d’harmonie, un petit ruisseau cristallin qui serpente jusqu’à vos oreilles : il vient de votre joueur d’épinette, assis dans le coin de votre chambre, en la tour du château ; ses doigts pincent les cordes, les effleurent, vous accordent à la beauté du monde. Qui a commandé tout cela ? Votre père ! Il a séjourné dans l’Italie humaniste, en a rapporté des idées nouvelles sur l’éducation. Par exemple sur la manière d’éveiller les enfants, sans les brusquer, de façon que leur esprit s’ouvre à la lumière ainsi qu’une fleur délicate. Toc toc ! On frappe à votre porte, l’épinette termine sa mesure, gagne son silence. Vous souriez d’aise : c’est Horstanus, votre précepteur, qui vient vous demander ce qu’il vous plairait d’étudier aujourd’hui !

    Latinus, latina, latinum !

    Horstanus est Allemand. Lorsque votre père l’a engagé, il lui a fait mille recommandations. la plus étonnante est celle-ci : il ne doit vous parler qu’en latin, du matin au soir, en latin, et pour toute chose, toute question, toute réponse… en latin ! De sorte que les domestiques de votre maison, et plus encore, les paysans, les artisans à deux lieues à la ronde se sont mis à cette mode, eux qui doivent aussi vous parler latin – du moins user en votre présence d’un lot de mots et de tournures suffisants pour être compris !

    Des souvenirs sur les poutres

    Le latin est votre langue maternelle, si bien qu’à votre arrivée dans le meilleur collège de Bordeaux, le collège de Guyenne, vous impressionnez déjà vos professeurs – tous de grands humanistes – , du haut de vos six ans ! Vous y demeurez jusqu’à treize ans. Votre père a pris soin de placer à vos côtés un précepteur privé. Vous n’avez pas envie d’apprendre vos leçons ? Il ne vous gronde pas, ne vous fait aucun reproche, et vous laisse tranquillement à votre lecture d’Ovide, de Térence ou de Plaute ! Il en restera sur les poutres de votre bibliothèque, de beaux souvenirs…

    Montaigne en sentences

    Voici quelques-unes des sentences que Montaigne avait fait peindre sur les poutres de sa librairie (sa bibliothèque). Ici traduites, elles y figuraient en grec ou en latin.

    Je vois en effet que nous tous, tant que nous sommes, nous ne sommes rien de plus que des fantômes et des ombres légères (Sophocle)

    O cœur malheureux des hommes ! O intelligences aveugles ! Dans quelles ténèbres et au milieu de combien de périls s’écoule ce peu de temps que nous vivons ! (Lucrèce)

    Pourquoi te glorifier, terre et cendre ? (L’Ecclésiaste)

    Tu ne dois ni craindre ni espérer ton dernier jour (Martial)

    Les hommes sont tourmentés par les opinions qu’ils ont des choses, non des choses mêmes (Épictète)

    Qui sait si la vie est ce que nous appelons mort, et si mourir c’est vivre (Euripide)

    Je suis homme, rien de ce qui est humain ne m’est étranger (Térence)

    Nul homme n’a su ni ne saura rien de certain (Xénophane)

    À tout argument, on peut opposer un argument d’égale force (Sextus Empiricus)

     

    Arrière-petit-fils de Ramon, petit-fils de Grimon…

    Il est temps qu’on sache qui vous êtes : vous vous appelez Michel Eyquem. Vous êtes né le 28 février 1533. Un an après Pantagruel. Un an avant Gargantua. Comme un équilibre… Votre bisaïeul, Ramon Eyquem – la famille Eyquem est d’origine anglaise – a fait fortune à Bordeaux, dans le commerce du poisson séché, du pastel et du vin. En 1478, il a acheté la terre noble de Montaigne, dans le Périgord. Le fils de Ramon, Grimon – votre grand-père – continue de faire de belles et bonnes affaires à Bordeaux. Le fils de Grimon – votre père -, Pierre, peu attiré par le commerce – s’est laissé tenter par l’aventure des armes. Il participe aux guerres d’Italie puis revient à Montaigne où il fait construire un château, au milieu de ses propriétés qu’il ne cesse d’agrandir.

    Fils d’Antoinette

    Pierre a épousé Antoinette Loupes, votre mère. Elle appartient à une riche famille de Juifs espagnols, les Lopès, installés dans le midi après avoir fui les persécutions, convertis au christianisme. Votre mère, séduite par les idées de la Réforme, deviendra protestante, votre père demeurera catholique, vos frères et sœurs seront soit protestants, soit catholiques. Et vous vivrez ensemble, dans l’heureuse harmonie qui vous rappellera sans doute vos délicieux matins à l’épinette… Ah ! Si le monde d’alors avait pu connaître votre partition familiale, la jouer, la chanter sur tous les tons, que de crimes, que de malheurs eussent été évités dans la France déchirée !

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