• Le carlin du duc d’Enghien

    by  • 15 décembre 2017 • Extraits • 0 Comments

    20carlin

    Le carlin du duc d’Enghien

    Pleure pas Mohiloff, pleure pas… ton maître, il est mort, enfin… non, il est tombé, Mohiloff… Ton maître, il est tombé sous la pluie, et la pluie, dans tes yeux… Tu as couru, Mohiloff, tu as détalé… Alors, tu n’as pas vu, tu ne sais pas s’il est… Tu ne sais pas où il est, enfin, si, tu sais où il est…  Tu le sais, où il est ? Tu pleures, Mohiloff, attends, j’ai du pain, j’ai de la viande, tu as faim ? Ah, mon Dieu, mon Dieu, ils l’ont fait, ils l’ont tué… Non, Mohiloff, je ne dis rien, je me parle, à moi, tu n’as pas faim, tu me regardes et tes yeux, c’est des puits, des puits de chagrin, Mohiloff. Pleure pas… Ton maître, il est mort, oui, mais peut-être pas tout mort, pas tout… Peut-être qu’il en reste un peu, de son âme, dans le fossé, et que son âme forte, et pure, va le… Ah, quel tonnerre tout à l’heure dans la nuit, et les lampes à bout de bras, et l’averse, et le mur, il était debout devant le mur, et toi, Mohiloff, à ses pieds, tu ne voulais pas, tu ne voulais pas partir, tu ne voulais pas le laisser, tu sentais qu’il était seul, tout seul devant les ombres avec des fusils, et tu t’es dit, je vais le protéger, moi, Mohiloff, ils vont se dire, mais qu’est-ce qu’il fait là celui-là, à ses pieds, tout trempé, tout tremblant, et ils vont comprendre tout d’un coup, ils vont se dire on ne peut pas, et ils vont refuser… Non Mohiloff, les hommes, c’est bien pire que les chiens.

    Ils sont allés chercher ton maître à Ettenheim, à quatre lieues de Strasbourg, Ettenheim, en Allemagne… Allons, calme-toi, viens dans ma cabane, au bord du fossé, viens, Mohiloff, laisse-moi te prendre, là, là, viens, grimpe sur mes genoux, et roule en boule dans mes bras, bon, mon bon carlin, avec ton museau noir, tout plat, ta peau qui plisse, et tes yeux comme des petits boulets de verre, tout noirs, avec un point de lumière chercheuse. Carlin, toi, ton nom… On me l’a dit quand je servais Joséphine, elle en a deux comme toi, ton nom, c’est parce que ton nez et ta face ressemblent au masque de Carlo Bertinazzi, l’Italien qui jouait Arlequin à Paris voilà cinquante ans, Arlequin avec son masque noir, noir comme le tien, et on appelait ce comédien d’un diminutif, Carlin… Tu en apprends cette nuit, Mohiloff, et je vais te dire, la reine Marie-Antoinette, la marquise de Pompadour, elles avaient des chiens comme toi, des Carlins, ta race est celle des princes, des nobles, ne tremble plus, cette grande famille des aristocrates s’occupera de toi, c’est sûr, tu verras, dans tes yeux ils fouilleront, ils recueilleront les derniers éclairs de vie de ton maître.

    Ils sont allés le chercher ton maître, en terre étrangère, celle du margrave de Bade, violant la frontière, ton maître, un prince, Louis-Antoine… Tu tressailles, Mohiloff, son nom, c’est son âme qui passe encore en toi… Louis Antoine de Bourbon-Condé, duc d’Enghien… Un conspirateur ! Ils l’ont dit, ils l’ont cru, ils l’ont voulu…

    Je pense à la petite fille, la petite Marianne, le 24 décembre 1800, voilà combien… nous sommes le 21 mars 1804, voilà quatre ans à peine…  Marianne Peusol, elle avait quatorze ans, sa mère, la veuve Peusol fabriquait des petits pains rue du Bac, et elle envoyait sa fille en vendre dans les rues fortunées. Marianne, je l’ai croisée ce 24 décembre 1800, rue Saint-Nicaise, son plateau d’osier chargé de boules encore chaudes, appétissantes, Marianne, je me rappelle le fichu jaune qui enveloppait ses cheveux blonds, sa robe à rayures bleu et blanc et son caraco de laine, elle grelottait, mais hélait le passant avec un bon sourire. Je me rappelle aussi tous ces gens attablés au café Apollon, et la patronne accourue devant sa porte, avertie qu’il allait passer, dans son carrosse, Bonaparte !  Il y avait aussi un marchand de vin qui fermait sa boutique, un perruquier sur le seuil de sa porte, un horloger, de petits outils en main qui discutait avec le marchand de drap…

    Et puis une charrette est arrivée, une charrette traînée par un vieux cheval noir, fourbu, une petite charrette couverte d’une bâche un peu soulevée à l’arrière, on voyait des cailloux… La charrette s’est arrêtée à la sortie de la rue Saint-Nicaise, un peu en travers, celui qui la conduisait, un jeune homme à blouse noire, a déchargé les cailloux de façon qu’ils bouchent l’autre moitié du passage. Il est allé vers Marianne, lui a demandé de garder cheval et charrette contre douze sous ! La fortune ! Ah, la tête de cette enfant heureuse, un conte de Noël…

    Tu le sais, Mohiloff, enfin, non, tu ne le sais pas, parce que Paris, cette immense niche à chiens n’est pas la tienne, Bonaparte habite au palais des Tuileries, et quand il en sort, il se trouve place du Carrousel, et de là, il entre dans la rue Saint-Nicaise, et celle qui la prolonge, c’est la rue de Richelieu. C’est là qu’il se rendait, Bonaparte, rue Richelieu, le 24 décembre 1800. Il ne voulait pas y aller, mais Joséphine l’avait forcé… Alors, d’abord, des cavaliers sont sortis des Tuileries, au grand galop, suivis de plusieurs voitures qui filaient, à toute allure… Dans la première, il y avait Bonaparte. Au bout de la rue, elle n’a même pas ralenti, elle est passée entre le tas de cailloux et l’arrière de la charrette, il y avait juste la place.

    Alors, j’ai vu, moi qui m’en allais dans l’autre sens, j’ai vu un homme faisant de grands signes avec son chapeau, il donnait un signal, et presque aussitôt, l’enfer ! La charrette a explosé, tout a volé dans les airs, des fenêtres, des pierres, des bras, des têtes… La femme sur son seuil a reçu une plaque de fer, en travers, qui lui a coupé les seins. Le plafond du café s’est effondré sur les clients, plus de quarante maisons autour étaient détruites, la fumée, les cris, le sang, la chair, trente morts… Mohiloff, c’était atroce… Et Marianne, Marianne… C’est le lendemain que sa mère a su, elle est venue demander à la police où pouvait se trouver sa fille qui n’était pas rentrée la veille au soir… Elle s’est évanouie, la veuve Peusol… Et Bonaparte ? L’explosion s’est déclenchée trop tard. A une minute près, le premier consul et tout le cortège y passaient !

    Et qui avait préparé cette affaire, Mohiloff ? Tu me regardes, je t’intéresse, mon carlin, qui sait, je vais peut-être te garder avec moi… Tu m’écoutes et tu oublies ta misère… C’était des hommes de Cadoudal ! Georges Cadoudal, un Breton épais comme un bœuf, grand comme deux fois Bonaparte… Imagine, dans ta tête de carlin, la rencontre de ces deux hommes, elle a eu lieu en février 1800, toi, ce serait Cadoudal, et Bonaparte un chien de manchon, gros comme le poing… Tes yeux rient… Les deux hommes se sont toisés, se sont haïs. En décembre, c’était l’attentat de la rue Saint-Nicaise…

    Cadoudal ! Il hait la République ! Il veut remettre un Bourbon sur le trône de France, coûte que coûte. L’attentat, il l’avait confié à ses sbires ! Il va se charger lui-même d’en finir avec Bonaparte. Son plan, c’est de le capturer sur le chemin qui le conduit du château des Tuileries à celui de la Malmaison. Et de le tuer.

    Une quarantaine de conjurés sous ses ordres arrivent dans la capitale au début de 1804. Pendant ce temps, Mohiloff, ton maître vit en bon enfant de famille à Ettenheim, il aime chasser, il se tient sage, prêt à renouveler des exploits militaires si on vient le chercher, mais il n’en a pas envie. Charlotte-Louise de Rohan, son grand amour, lui suffit. A Paris, la police de Bonaparte flaire toutes les traces laissées par les hommes de Cadoudal, et dès février, les plus en vue sont en prison.

    Et Cadoudal arrêté aussi ? Oui, le 9 mars 1804 ! Attention, Mohiloff, c’est mouvementé, tes petites pattes vont en courir toutes seuls dans tes prochains rêves…  Cadoudal et trois autres complices logeaient place du Panthéon, une cachette provisoire. Pour en changer, ils avaient fait louer par un autre complice un cabriolet, mais, au moment d’y grimper, voici la police. Le conducteur du cabriolet où seul Cadoudal s’était déjà installé fouette alors le cheval. Un pauvre cheval sans force, usé et épuisé qui trotte comme il peut… La voiture descend la rue Monsieur le Prince, arrive au Carrefour de l’Odéon. Là, un inspecteur nommé Buffet court au-devant de l’attelage, saisit le cheval par la bride, mais Cadoudal sort son pistolet, tue Buffet, saute du cabriolet et galope à toute vitesse pour s’échapper par la rue de l’Ancienne Comédie… L’adjoint de Buffet le poursuit, ameute les passants qui rattrapent Cadoudal au carrefour de Buci. Il envoie coups de poings et coups de pieds, mord, crie, mais rien n’y fait. Cadoudal, le géant breton à l’énorme cou, aux bouclettes blondes, est arrêté.

    On interroge les conjurés, et tous, tous disent qu’après avoir tué Bonaparte, ils attendent l’arrivée d’un jeune prince, un prince de très grande famille, un prince qui a trente ans, et qui va prendre en mains l’opération de retour du roi. Un jeune prince… Mohiloff, tu réalises ? Ce jeune prince, pour la police, pour Bonaparte, c’est le tien ! Un ennemi de la République, un ennemi de la Nation… Il faut aller le chercher dans le duché de Bade, il faut l’arrêter, il faut le juger, il faut…

    C’est le général Ordener et le commandant Charlot qui sont envoyé à Ettenheim le 15 mars. Ils y arrivent le 16. Ton maître est bientôt prévenu, mais il refuse de fuir. Fuir, pourquoi ? Il n’a rien fait, sinon attendre, attendre en chef militaire certes, mais surtout en fou amoureux, attendre que peut-être un commandement lui soit donné pour quels objectifs ? Il n’en sait rien, l’Angleterre qui lui alloue une pension chaque mois le lui dira assez, tôt. A cinq heures du matin, Ordener et Charlot encerclent la maison où se trouve ton maître, ils enfoncent la porte, se ruent sur le prince qui, par réflexe, a pris son fusil, mais ne tire pas. Charlotte-Louise n’est pas loin et va tout voir, tout comprendre, et commencer à pleurer pour le reste de sa vie…

    Le dixième prince de Condé est monté dans une charrette, et, derrière elle, tu cours, tu trottine, Mohiloff, tu pleures, et les soldats te lancent des coups de bottes pour te faire fuir, tu regardes, de tes grands yeux noirs, la tête de ton prince se dorer dans les premiers rayons du soleil, tu le vois conserver son bon visage serein… Voici le Rhin, ton maître est grimpé dans une voiture, tu galopes près des chevaux, la tête tournée vers l’ouverture de la bâche où tu le guettes, lui, que tu ne vois plus… Tu es épuisé à Strasbourg… Et, après la nuit, Mohiloff, tu entends la voix que tu chéris demander : «Vous me permettez au moins d’emmener mon chien ? » Trois jours de route et de chemins, de relais, de voiture brinquebalante, trois jours de tendresse avec lui, trois jours où vous êtes forts tous les deux, invincibles, et les soldats s’amusent de vous voir si sages, si soucieux l’un de l’autre, si chaudement lovés dans le sommeil sans souci, sans mémoire.

    Vincennes. Le procès. Dans l’après-midi où ton maître est interrogé, le 20 mars, je peux te le dire, Mohiloff, quelqu’un je ne sais pas qui, mais je le vois, quelqu’un donne l’ordre de creuser un trou, un trou comme on n’en fait jamais ici, au pied du mur, et c’est, d’après celui qui le commence, pour mettre des ordures. Le procès… Oui à toutes les questions, oui, forcément, avec tous ceux qui le composent, le tribunal déclare coupable ton maître, il a porté les armes contre la République, il est l’ami des ennemis, les Anglais, et les ennemis le payent ! Il est le chef des émigrés, il fomente un complot à Strasbourg, c’est un traître et un conspirateur. Pendant ce procès sans nom et sans honneur, sans témoins, sans défenseur, on apporte à manger à ton prince. Il n’a pas faim, ou du moins, c’est ce qu’il dit, et toi, tu es là, à ses pieds, épuisé, tu attends, alors, il se penche doucement vers toi, tu lèves ta truffe noire, il installe son assiette par terre, sous ton nez, et tu manges, tu avales sa viande et son pain avec de petits clins d’œil vers lui, comme à Ettenheim, comme chez Charlotte-Louise, comme toujours…

    Condamné à mort, Louis Antoine de Bourbon-Condé duc d’Enghien, trente-deux ans ! Il ne comprend pas trop ce qui lui arrive, mais demande une audience à Bonaparte pour le lendemain. Accordé. Le général qui a conduit cette mascarade de justice commence à rédiger la lettre qui sera transmise au Premier consul…

    Mais une autre main, violente, en colère, et comme mue par un ordre, arrache la plume des mains du général qui entend : «Ce n’est plus votre affaire ». C’est Savary qui vient de parler, le bon chien, le toutou, l’aide de camp de Bonaparte, c’est lui qui a interprété la voix de son maître et qui y a compris l’exigence de l’immédiat pour la sanction, pour l’exécution… Ou c’est autre chose, ou cela venait d’ailleurs, on ne saura jamais…

    Savary ordonne tout de suite que ton maître soit conduit dans le fossé du château. Tu le suis, tu relèves ta grosse tête, il te regarde, en silence, tu t’agites, tu sens la mort, Mohiloff… Et vous voici descendus, sous la pluie, non loin du trou qui vient d’être agrandi… Des falots sont allumés, des gendarmes, l’arme au pied, déjà alignés, attendent…

    Ton maître a tout compris. Il demande des ciseaux. On les lui donne. Il coupe alors une mèche de ses cheveux blonds, la glisse dans l’anneau d’or qu’il vient d’enlever de son doigt. C’est pour Charlotte-Louise. Puis, il demande un prêtre. « Pas de capucinades !» répond Savary. Les gendarmes épaulent, tirent. Le ciel tremble. La muraille vibre. L’explosion écrase la poitrine. Ton maître est tombé doucement. Qui donc a pris une pierre énorme pour donner sur sa tête le coup de grâce ? Tête écrasée, le corps est étendu dans le trou à ordures. Et couvert de terre. J’étais là, moi, devant, hébété, ils l’ont enterré comme un… enfin, comme toi… il l’ont enterré, mais, retiens cela, Mohiloff, aucun des soldats n’a voulu le fouiller, le dépouiller avant sa mise en terre, ils en avaient le droit, ils ont refusé…

    Mohiloff, tu vivais avec une fée, Charlotte. Tu étais aimé d’un prince, tu aimais ton dieu. Tu viens de découvrir les hommes.

     

    Jean-Joseph Julaud – Les Malchanceux de l’Histoire de France – Le cherche midi éditeur, 2014

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