• Souvenir du 20 octobre 1854

    by  • 22 septembre 2016 • Textes à lire • 0 Comments

    La Montagne Sainte Victoire - Paul Cézanne (1839 - 1906)

    La Montagne Sainte Victoire – Paul Cézanne (1839 – 1906)

    Souvenir du 20 octobre 1854

     

    Ce jour-là donc, nous nous étions retrouvés tous trois au bord de l’Arc dans un passage resserré, bordé de pans rocheux, en coude, avec une végétation telle que nous pouvions, grâce aux larges berges, créer la scène idéale, à ciel ouvert. Depuis quelque temps, nous avions délaissé Hugo pour Musset que nous venions de découvrir à travers Lorenzaccio. Je jouais Philippe Strozzi, Émile faisait Lorenzo le fragile ; le déterminé, Baille pouvait sans difficultés passer du rôle de tyran florentin à celui de Catherine Ginori ou de Marie Soderini. Nous avions décidé que jamais nous ne jouerions les passages où paraît Louise, Louise Strozzi, celle que Salviati outrage à deux reprises, et qui meurt empoisonnée, à la fin de l’acte III. Nous ne pouvions supporter l’idée d’une Louise au destin tragique. Louise ne pouvait être qu’heureuse, complètement et particulièrement la nôtre. Notre Louise. Celle dont tous les trois, nous étions amoureux.

    Chaque soirée de répétition pour la fanfare du collège s’achevait sous la fenêtre de notre bien-aimée, Émile à la clarinette, Baille et moi au cornet à pistons, jusqu’à cette heure tardive d’un dimanche de juin où l’amoureux empressement de nos quinze ans fut refroidi avec deux seaux d’eau lancés par les parents exaspérés ; un troisième fut englouti presque entier dans le pavillon de mon cornet dont le son imita le glougloutement désespéré de celui qui se noie, et qu’on ne sauvera pas. Mais notre flamme demeura intacte.

    La rivalité installa entre nous une compétition amicale pour gagner le cœur de Louise. Je veux dire que chacun cherchait l’excellence dans ce qu’il avait cru déceler de meilleur en son âme, son savoir ou ses talents. Ainsi je devins poète, en vers latins d’abord, mais Louise n’y entendait rien et je fabriquai des bouts rimés qui la faisaient rougir. Baille connaissait les plaisirs de bouche et savait conserver des tranches de gigot cuit en plein air, sur du romarin, parfumé d’herbes, qu’il offrait à sa belle. Elle en raffolait. Émile, lui, s’était mis en tête que son talent s’exprimerait pleinement par le dessin. « Du génie me viendra » répétait-il avec une assurance soucieuse, et il traçait de ces portraits de Louise, de ces profils qui nouaient ma gorge trop polie pour laisser exploser le rire assassin. « C’est mon père qui a dû me léguer cela. Tu sais, il dessinait très bien… » Émile avait sept ans quand ce père, ingénieur, était mort. Depuis, il lui vouait un culte touchant, accomplissant souvent, seul, de longues promenades circulaires dont le centre était l’emplacement du barrage paternel, dominé par la Sainte-Victoire.

    « Tes vers ne sont pas bons, me disait-il. Pourquoi écris-tu : « Elle tombe, la grêle ! » et non pas simplement : « La grêle tombe » ; tu cherches la complication. Regarde les choses, elles portent elles-mêmes leur poésie, tes phrases tordues la leur enlèvent. »

    J’aurais pu lui répondre que Louise, sous son crayon, avait l’air d’une Carabosse hébétée, qu’il cultivait pour la grâce de sa taille l’involontaire homonymie donnant aux maladresses conjuguées des allures de faute impardonnable. Je préférais fermer les yeux.

    « Et là, elle tombe la grêle… Bientôt elle se mêle. À ces noirâtres eaux… Moi, j’entends « semelle… », tu comprends ? On ne peut pas écrire n’importe quoi ! Et puis, essaie donc de faire chanter ces vers : « À ces noirâtres eaux »… Ah, aaahah ! À ces noirâtres… Ton vers brame, mon vieux, il brame… »

    Il écrivait avec application des vers nouveaux qu’il substituait aux miens ; ils ne valaient guère mieux mais je le laissais faire : cela me donnait du temps pour croquer sa silhouette studieuse, recroquevillée, arrondie comme un signe alphabétique, dans le labeur de la pensée. Car je me découvrais une passion secrète pour le dessin. Tout se passait alors comme si Émile et moi, nous nous étions engagés d’abord dans un art qui ne nous convenait point, pour lequel nous n’étions pas doués, cela pour mieux observer, mieux approcher, pour apprivoiser nos vraies passions respectives, terribles bonheurs entés dans l’âme et qui auraient dû croître, s’irriguer de nos énergies, devenir immense, pour des partages multipliés, sans la limite du temps. Tout ce qui aurait dû arriver n’arriva jamais, parce qu’il y eut ce jour, au bord de l’Arc…

    Il était midi. Depuis le matin, nous répétions Lorenzaccio, avec plus d’emphase que d’art, et des outrances qui nous donnaient le fou rire, où se tendait le drame. Il y avait par moments quand même du dense et de l’intense contenus dans les espaces restreints où le végétal tombant et profus prêtait la variété de son décor aux exubérances italiennes. Soudain, Baille qui venait d’être tué pour la troisième fois déclara :

    –       La mort me donne faim, je monte et je fais cuire…

    –       Monteras-tu là, directement par la paroi… ? C’était Émile qui lui lançait le défi.

    –       Tu ne le ferais pas toi, Lorenzetta, une épée nue t’effraie, tu t’évanouis…

    Et Baille disparut sur le sentier grimpant, un gigot sous le bras, notre repas qu’il allait griller sur des branches de romarin.

    – Lorenzetta, Lorenzetta ! Nous monterons tout à l’heure, tous deux, nous surgirons devant sa popote… Gros Baille, il m’agace…

    – Nous ne monterons pas, Émile, à quoi veux-tu t’accrocher ? Regarde, c’est complètement à pic, tout lisse…

    – Poète médiocre et poule mouillée, te voilà bien, toi.. ; c’est toi qui devrais jouer le lâche Florentin…

    Il me provoquait, mais il allait trop loin. Il poursuivit :

    –       Je monterai seul, voilà ! Je dirai tout à Louise, oui, tout…

    –       Tu ne lui diras rien, tu ne la vois jamais seul…

    –       C’est ce que tu crois…

    –       Comment, toi ? Tu l’as… elle te…

    J’étais pétrifié. Émile, en quelques pas lestes, avait couru au pied de la paroi.

    –       Oui, je l’ai embrassée et même, j’ai suivi tes conseils, j’ai ouvert la bouche, elle aussi, c’était bien…

    De pierre livide, je devins lave brûlante, la colère bouillonnait sous mon crâne.

    –       Émile, tu n’as pas fait cela…

    Mon cri terrible et désespéré se répercuta dans la petite gorge, mourut en sanglot feutré dans le feuillage des saules.

    Émile grimpait, s’accrochant du bout des doigts aux rares aspérités. Je me rappelle qu’il déclamait le milieu de l’acte III : « Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un rocher taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d’herbe où j’aie pu cramponner mes ongles ? Crois-tu donc que je n’ai plus d’orgueil parce que je n’ai plus de honte ?… »

    Une sorte de folie s’était emparée de moi. «Tu n’as pas fait cela, répétais-je entre mes dents serrées, tu n’as pas fait cela. Oh ! mais, tu vas payer, payer cher… » Il continuait : « J’en ai assez d’entendre brailler en plein vent le bavardage humain… ». Une phrase se logea dans ma cervelle et se mit à tourner à une vitesse folle. « C’est la revanche du duc, c’est la revanche du duc… » Je montais, moi aussi, plus vite qu’ Émile qui se trouvait déjà à mi-paroi. Les volutes blanches du feu de Baille s’élevaient doucement dans la nonchalance bleue comme un appel à la paix que je perçus trop tard.

    Émile s’était arrêté, il ne pouvait plus ni monter, ni descendre, il acheva la tirade : « Il faut que le monde sache un jour qui je suis… » J’arrivais près de lui, sa main se tendit vers la mienne. Oh ! cet instant, depuis, me hante. « Aide-moi, mais aide-moi donc, ce que j’ai dit n’était… » Il n’acheva pas, j’avais saisi sa main et d’un coup sec la tirai vers l’arrière. « La revanche du duc » se figea dans ma tête emplie de l’horrible cri d’ Émile. Baille était à genoux, penché vers le vide, les mains sur le bord herbeux de la paroi, je voyais sa tête circonscrite dans des couronnes de fumée.

    –       Qu’est-ce qui se passe là, qu’est-ce qui se passe en bas ?

    Rien, on n’entendit plus rien. C’était fini. Émile s’était fracassé les os du crâne contre un rocher saillant puis son corps avait glissé doucement dans le silence de l’Arc.

     

    Je ne puis aller plus loin dans ce souvenir qui me déchire.

    D’ailleurs, ce serait inutile : la lecture de ces pages jointes à mon testament sera pour mon âme au tourment dans l’au-delà comme une levée d’écrou. On saura que le 20 octobre 1854 il n’y eut point d’accident, point de fatalité, seulement mon crime. On comprendra pourquoi j’ai étouffé en moi tous ces désirs de création qui, sans cesse, m’ont assailli, pourquoi j’ai toujours conservé à portée de la main, comme une torture expiatoire, une palette, des couleurs et un chevalet auxquels je n’ai jamais touché quoique je susse vraiment que c’était là ma voie, que c’était mon génie. On m’excusera d’avoir englouti ma vie dans la gérance de la banque que m’a léguée mon père voilà trente ans. On ne s’étonnera plus que ma promenade dominicale joignit toujours les mêmes parages de la ville d’Aix : le Val Saint-André, le Tholonet, Jaumegarde. C’est que j’y savais présente l’âme étonnée d’ Émile, blessée pour l’éternité que j’eusse pu croire en ses forfanteries. Mon Dieu, j’ai cru en vous ma vie durant parce que vous êtes la seule invention des hommes porteuses d’espoir. Et mon espoir est que vous m’accorderez de retrouver, aussitôt mon dernier soupir, Émile, Émile Zola, mon ami.

    Le… 1906

    Paul Cézanne.

     

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    Jean-Joseph Julaud, 24 juillet 1992 – Récit uchronique extrait du recueil « Mort d’un kiosquier » paru en 1994 aux éditions Critérion

     

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    Dans L’Œuvre dont une grande part est autobiographique, Zola raconte comment, enfants, Sandoz (lui-même) et Claude Lantier (Paul Cézanne) sont restés un jour dangereusement bloqués à flanc de paroi alors qu’ils grimpaient du fond de Jaumegarde, près d’Aix-en-Provence.

     

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